[Entrée en matière – Le Lecteur, la Lectrice ne s’y tromperont pas, le fil rouge qui court tout au long de ce poème, comme dans la plupart d’entre eux, sinon tous, y compris mes Nouvelles en prose, ce fil rouge donc n’est autre que celui de la FUSION. Fusion de Soi en l’Autre, dans les Choses, dans le Monde. Cette tripartition du réel est ce qui vient au-devant de nous dans la plus pure évidence. Seulement, cet aspect trinitaire du réel, à commencer par ce Nous, qui est pure énigme, n'est rien moins qu’une illusion à laquelle, au mieux, nous donnons quelque nom, que nous dotons de quelque forme possible afin que notre silencieuse solitude puisse s’animer de quelque écho, nous incarner en quelque sorte, nous rendre visible à nous-même.
Il s’agit toujours d’une question de regard. Notre vision est floue par nature car, du divers, du multiple, nous ne saisissons jamais qu’un fragment, une bribe, une nuée vite dispersés dans l’anonymat du ciel et d’un espace qui sont, par essence, infinis. La question, question vitale s’il en est : comment faire face à notre solitude constitutive, lui donner des aliments, la tromper en réalité, lui faire accroire que ces illusions qui poudroient devant nos yeux, ces évanescences qui se dissolvent dans les mailles de l’air, ont de solides bases, des fondements immarcescibles qui nous assurent de notre être comme du leur. C’est bien de ceci dont il s’agit dans la vie banale, ordinaire, inconsistante, déterminer des nervures, lesquelles irriguant le limbe, nous donnent le sentiment d’exister avec une puissance dont seule la Mort pourrait nous ôter le bénéfice. Notre contingence ainsi que celle des événements qui nous rencontrent sont de telle amplitude que nous nous escrimons, jour après jour, à en atténuer les effets, à en biffer la sourde présence. Et il est heureux qu’il en soit ainsi, notre cheminement sur Terre est à ce prix.
Ce à quoi j’attribue le prédicat de « fusion » peut trouver à s’exprimer de manière analogue dans ce que Romain Rolland a nommé « sentiment océanique », cette ouverture de Soi au Monde, cette immersion dans le Grand Tout, cette osmose avec la Nature, cette intime sensation d’être vague qui bat au rythme du vaste Océan. Or cet état de « grâce » est exceptionnel et ne résulte que d’une attitude méditative-contemplative qui est le fonds commun des Poètes et des Artistes versés, par nature, à appréhender les choses dans leur totalité, leur globalité, faisant des contraires, à commencer par l’opposition Sujet/Objet, une Unité bien plutôt qu’une division. Ici les catégories perdent leurs droits afin qu’une synthèse du réel se manifestant, l’Homme soit auprès de ce qui l’environne comme une pièce interne du puzzle, non comme une partie qui lui serait externe, un genre de satellite girant autour de sa planète. Évoquer ceci incline également à penser le Monde et à l’éprouver selon un mode panthéistique, où tout est lié à tout, sans rupture, sans césure, une alliance où le lien même devient invisible à qui il est. La fusion est encore convoquée d’une manière essentielle dans les rapports de réciprocité des Amants, dans l’attachement du futur Homme au roc biologique de sa Mère, dont la vie intra-utérine est la manifestation avant-courrière des futurs bonheurs, des intimes joies.
Dans le poème qui suit, Celui-qui-dit-Je devient, au terme d’un processus quasi alchimique, Celle-qui-disait-Tu, le Couple se donnant selon un Nous-fusionnel qui est, tout à la fois, l’accomplissement du poème en son sens le plus profond, l’Amour entre deux Êtres lui étant corrélatif. Écrivant ceci, je ne peux qu’espérer qu’une telle convergence allie, en une même unité, Vous-Lecteurs, Vous-Lectrices. Et l’Écriveur que je suis. Le langage, le sublime Langage est l’opérateur, le convertisseur universel, le médiateur sans égal où ce « Je est un autre » rimbaldien trouve sa plus belle expression, paradigme précieux s’il en est d’une connaissance de Soi-en-l’Autre, de l’Autre-en-Soi. Vous n’aurez nullement été dupes de la charge sémantique dont les-tirets-entre-les-mots sont l’illustration graphique. Ils sont l’élément visuel de la « fusion ». Merci d’avoir lu si vous m’avez accompagné jusqu’ici.]
*
Qui n’était nullement le mien ?
Je vous apercevais,
mais comme dans un brouillard,
vous savez ces brumes d’automne
dont les écharpes n’en finissent de flotter,
on n’en discerne jamais qu’une pluie fine
qui talque l’âme d’une manière d’Infini.
Il est des êtres dont l’intime
substance vous échappe
et c’est sans doute pour ce motif
qu’ils vous interrogent sans cesse,
vos jours en sont poudrés
d’un juste effroi,
vos nuits se perdent dans
leur continent d’encre,
vos songes deviennent si arachnéens,
ils semblent vous fuir pour un sibyllin
ailleurs sans contours bien précis.
En quel lieu étiez-vous
Qui n’était nullement le mien ?
Cependant, vous abandonner
à ce motif si vague revenait à
procéder à ma propre disparition.
Comme si j’étais un simple halo
émanant de votre subtile forme,
une fumée dont le feu
se serait dissimulé sous
quelque mystérieuse cendre.
Plus je m’ingéniais à vous inscrire
en quelque géométrie,
plus vous vous absentiez de moi,
il n’en demeurait que ces cercles
qui fripent l’eau et s’évanouissent
au sein de leur surprenant vortex.
Mon langage, lui aussi,
échouait à vous décrire
et les prédicats
que je convoquais,
« grande »,
« mince »,
« voluptueuse »,
clignotaient un instant
derrière mon front pour
n’y jamais reparaître.
En quel lieu étiez-vous
Qui n’était nullement le mien ?
En réalité vous aviez
la consistance
d’un feu-follet,
l’irisation verte
d’une aurore boréale,
le bleu translucide
d’un iceberg.
Il fallait que je m’arrange avec
l’imprécision de ma vision,
avec l’inconstance de mon toucher
et il m’apparaissait, le plus souvent,
que vous n’étiez que la dentelle
d’une imagination trop
fertile et capricieuse.
En quelque manière,
vous étiez le deuil
qui justifiait ma présence sur Terre
et j’aurais pu vous rendre vivante,
étrange paradoxe,
à orner de chrysanthèmes la tombe
dont vous sembliez occuper
l’émouvant et fragile tumulus.
En quel lieu étiez-vous
Qui n’était nullement le mien ?
Le précaire était votre mode d’expression,
ma mélancolie la teinte par laquelle
je lui apportais une réponse.
L’illusion eût pu se poursuivre une éternité,
il m’était toutefois alloué la possibilité
de vous approcher au gré d’une image,
fût-elle le témoin d’une cruelle absence.
Votre corps est blanc,
d’une pureté d’albâtre,
il évoque aussi bien un
champ de neige immaculé,
la douce palme d’une virginité,
la page libre sur laquelle, bientôt, l’Écrivain
posera les premiers mots de son poème.
Vous êtes la figure même d’une forme
abandonnée à son propre futur,
la cambrure de votre chair
en démentirait-elle la souple disposition.
Seules les braises de vos aréoles
attisent la blancheur d’un possible désir.
Certes il est bien délimité mais
son prix n'en a que plus de valeur.
Rouge pulvérulence dont le blanc
est atteint en sa nacre épandue.
En quel lieu étiez-vous
Qui n’était nullement le mien ?
Votre corps, ce luxueux céladon
est tendu à la manière d’un arc,
il est atteint d’une vibration de cristal.
Chose étonnante parmi toutes,
teinté d’une sourde opacité,
il est le lieu d’une étrange transparence,
une invite à être auprès-de-vous-en-vous
dans l’instant qui brasille et convoque
à la fête de la rencontre.
Et votre visage,
ce masque vénitien
si troublant,
on voudrait l’ôter,
mais au risque de Soi,
mais au risque de vous perdre.
La bouche-cerise est un fruit
à portée de mes lèvres assoiffées.
Le nez-étrave s’anime
d’imperceptibles fragrances.
Les yeux-insectes sont des soies noires
en lesquelles me noyer pour l’éternité.
Et vos cheveux, ce rutilant
ruisseau de cuivre,
cette chute de feu sur le
reposoir de votre couche.
Comment ne pas y succomber,
comment ne nullement s’y immerger
jusqu’à brûler la lame
de ma conscience ?
En quel lieu étiez-vous
Qui n’était nullement le mien ?
Et ce décor qui vient à vous,
qui focalise en ses traits
le précieux et le rare.
Une frise murale faite d’un
croisement de lignes bleues
vient dire l’exactitude
de votre présence,
l’immanence qui vous fait être là,
dans une lumière de gemme
évidence parmi
les tumultes du Monde.
Et cette natte pareille
à la fleur de lotus,
ne dit-elle votre grâce en
même temps que votre pureté ?
Ce don de vous dans ce
qui n’est que retrait
est la faveur qui me relie à vous,
me fait votre Obligé,
me noue à votre invisible destin.
Ma nuit s’annonce bientôt
et la basse lumière du crépuscule
m’incline à vous rejoindre
dans ce songe que
vous semblez mimer
avec le plus parfait naturel.
Alors, à la seule force de mon
imaginaire fouetté par
mon ardent désir,
je-serai-Celle-que-vous-êtes,
je ne me confondrai en moi
qu’à vous halluciner.
Demeurez ainsi,
dans cette pose
mi-hiératique,
mi-voluptueuse,
c’est l’étonnant paradoxe
qui convient le mieux
à votre venue à l’Être.
Soyez simple
et aliénante geôle,
je serai votre Prisonnier !