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30 janvier 2024 2 30 /01 /janvier /2024 09:12
Où passe la Ligne ?

Esquisse : Barbara Kroll

 

*

 

   [Quelques indications sur ce Poème Abstrait

 

   Il est de notoriété publique, il est de l’ordre du sens commun de croire que nous ne pouvons saisir le contenu d’une écriture que de manière exotérique, c’est-à-dire en nous focalisant sur les évidences sémantiques qu’elle offre à notre vue : un paysage, une habile métaphore et jusqu’au sentiment porté à son rougeoiement. Soit le rayon d’une vue extérieure s’appliquant à de simples phénomènes eux aussi extérieurs. Mais ceci ne va nullement de soi. Å l’exotérique, définitivement, il faut choisir l’ésotérique, « la chair du milieu » qui ne révèle jamais son sens

que de l’intérieur du Poème, c’est-à-dire de l’intérieur du Langage.  Il faut donc s’inscrire parmi le Peuple des Mots, sa belle et généreuse densité, bien plus qu’écouter son propre lexique, lequel n’est que manœuvre de diversion. La totalité du sens est tissée de la pulpe des mots, éclairée de leur radiance, dilatée de leur essence plénière. Se chercher dans le Langage, c’est déjà faire fausse route, c’est déjà donner son âme au Diable.

   Un seul mot, « Ligne » par exemple, est gros de significations le plus souvent inaperçues : ligne de partage entre deux Êtres, Celui-que-je-suis et Celui-que-je-ne-suis pas, ligne de l’horizon qui est ligne du destin, lignes de la main qui sont les marques les plus apparentes de notre façon de nous emparer des choses, de les éprouver, tantôt rugueuses, tantôt lisses et onctueuses. Un art du toucher qui est aussi art de l’approche et de la compréhension. Tout le texte ci-après est fondé, essentiellement, sur cette Ligne-Frontière, sur cette invisible trace qui pose d’un côté notre Conscience et l’accès direct à la réalité immédiate qui lui est coalescent et, d’un autre côté, notre Inconscience, ce à quoi nous n’avons qu’un accès indirect (l’Autre, les Choses, le Monde, tout ce qui, par définition, s’éloigne de nous).

   Et que dire de « Trait », sinon ce trait-d’union qui nous assemble autour d’un centre, mais aussi ce trait-de-désunion qui nous fragmente jusqu’à l’Absurde dès que la sémantique mondaine nous échappe, qu’elle fait de nous un simple Égaré parmi la confusion, la complexité, la pullulation de ce qui vient à nous dans l’ordre du Chaos.

   « Lignes », « Traits », « Taches », sont les seuls orients, certes symbolisés, certes repérables si l’on prend soin de les relier au réel qui nous entoure, mais d’abord, au premier degré, sont de simples mots, abeilles qui sèment leur pollen à tous les vents : de la compréhension, de l’incompréhension, de l’aventure humaine, de sa gloire, de sa défaite, de son erratique parcours. L’on n’entrera jamais mieux dans ce Poème qu’à être ce mot « Personne » (pensons à la ruse d’Ulysse pour échapper à la vindicte du Cyclope), ce mot qui peut prendre mille valeurs : celle de la ruse, de la fuite, du retour vers soi, du vide constitutif de l’Humaine Condition. Oui, vaste est le lexique, tel l’Océan porteur de belles vagues, cachant en ses profondeurs de cruels abysses. Nous sommes « Personne », Êtres du suspens qui voguons de Charybde en Scylla au risque de nous-mêmes. Mais qui parmi nous aurait donc l’audace d’expliquer un Poème à commencer pas celui qui l’a amené à l’invisible visibilité ?]

 

***

La Ligne, le Trait,

où passent-ils que,

jamais, nous ne voyons ?

Nos yeux s’ouvrent

sur le vide et fouillent l’espace,

identiques à des mains

tendues urgemment

en direction de leurs prises.

Mains cotonneuses.

Mains fibreuses.

Qui se referment sur leur être,

incapables d’en jamais sortir.

Mains dimensionnelles des mains.

Mais les yeux ? Ces boules

de porcelaine avec leur

bille de jais au milieu.

Que forent-elles sinon leur

invisible sclérotique

blanche ?

Infiniment blanche,

les signes s’y fondent

telle la rumeur dans

 la parole multiple.

  

Les yeux veulent voir.

Les mains veulent palper.

Mais les yeux sont

cerclés d’ombres noires.

Mais les mains sont gourdes.

Et la Solitude siffle comme

un nœud de vipères.

Et le Soi, le Soi lumineux,

 le Soi prodigieux, où est-il

qui se fond dans

la nasse du Tout,

se donne comme

l’invisibilité absolue ?

 

Qui donc a capturé un Soi ?

Qui donc l’a enfermé derrière

 les barreaux d’une cage ?

Qui donc l’a examiné

à la loupe afin d’en

décrire le microcosme ?

 

Les traits sont confus.

De simples gris

de Payne, gris Ardoise

s’emmêlant les uns aux autres.

Dans le genre d’une broussaille,

dans le genre des boules de varechs

poudrées de sable que le vent

pousse devant lui.

 

Ces griffures noires,

ces signes confusionnels,

s’agit-il d’une chevelure

en désordre,

en voie de devenir,

contrariée

par quelque sombre

dessein du fatum ?

 

Le Soi-qui-regarde l’Esquisse,

le Soi qui essaie de percevoir

dans la brume la faible agitation

des tiges du sémaphore,

le Soi-conscient est décontenancé,

cloué à sa propre déshérence.

 

Partout la lumière est grise.

Gris s’appartenant ?

Gris émanant de ces

formes fuyantes ?

Gris comme

essence du doute ?

Gris comme

substance

 de la déliaison ?

 

Le Soi-qui-écrit est mis en demeure

de dire la vérité de ce qu’il rencontre.

Le Soi-qui-est-vu est

sommé de rendre des comptes.

Des comptes de son Soi à

l’exclusion de toute autre chose.

Destinalement,

la rencontre des deux Soi,

l’Écrivant, le Décrit,

ceci veut dire l’existence d’un toucher,

l’émergence d’un point de fusion.

Un peu comme la braise et la cendre,

l’une naissant de l’autre.

  

Mais le grisé est partout

qui dissout

ceci même qu’il essaie

de porter à la signification.

 

Épiphanie du visage ?

 

Å peine une touche,

un début de regard,

l’essor d’une faible entente.

 Entente au sens

D’une audition

de l’Autre.

D’une écoute.

D’une attention.

Attention de l’Autre qui peut

témoigner en retour.

 

Le Soi-qui-interroge

 est décontenancé,

 à l’extrême limite

de qui-il-est,

 il pourrait se perdre,

hors-de-Soi

en cet Autre qui,

n’étant Autre

que par défaut,

pourrait bien se

donner à la manière

d’un miroir elliptique

où le Soi,

privé de centre et

de périphérie,

disparaîtrait à même

sa propre vision.

 

Soi n’existant

qu’à être biffé,

qu’à être caviardé,

plus aucune graphie

 ne serait visible

que la confusionnelle,

celle qui terrasse,

 celle qui ne trace plus

aucun avenir,

le manuscrit raturé à l’aune

de ses propres lettres.

 

Partout des taches,

 des maculations,

des variations de Blanc,

d’Albâtre, d’Espagne,

de Lait, de Lin,

Lunaire, de Saturne,

partout des indices

d’égarement,

des symptômes

d’illusions,

des manifestations

de désorientations.

Les Lignes, les Traits

faseyent,

ne trouvent nullement

leur assiette,

naissent et meurent

en un seul

et même mouvement.

 

Si l’image dit peu du Soi-décrit,

cependant elle ne dit

rien de Celui-qui-décrit,

 sauf au titre d’un écho,

d’une réverbération,

d’une invisible opération alchimique.

Des matières se rencontrent,

échangent leurs déterminations,

font commerce de leurs différences.

Mais ceci n’est que théorique,

simple projection de

 Celui-qui-témoigne.

 Et de quoi témoigne-t-il sinon

du Rien qui creuse son fossé,

ouvre son Abîme entre

Celle-qui-est-devinée et

Celui-qui-cherche à en

décrypter l’Énigme ?

  

Lignes, Traits, Taches,

vocabulaire

de l’inapparence,

 de la transparence,

 de la fragilité de ce

qui-se-donne-à-voir,

 de ce qui, de l’aperçu,

tâche de tirer un possible profil,

de dresser un horizon

qui se dévoile,

de combler la distance

du Voyant et du Vu,

 cette zone interlope,

ce territoire flou à la Turner

où rien encore ne s’actualise

que de pures et parfois

creuses virtualités.

 

Où passe la Ligne entre

ce qui-est-moi,

ce-qui-ne l’est-nullement ?

Est-ce ma Ligne,

la conscience que j’en ai

qui détermine la Ligne contiguë,

lui donne forme

et orientation ?

 Ces Lignes, au reste,

 ne sont-elles seulement supposées,

vagues hypothèses que poserait

 une Surréalité à laquelle nous

 n’aurions nullement accès ?

 

Sommes-nous le Jeu,

une manière

d’immense Jeu de l’Oie

 avec sa case Prison,

sa case Puits,

sa case Terminale en

forme de nul retour ?

 

Sommes-nous

les simples pages

 d’une éphéméride dont,

chaque jour qui passe,

une Puissance

tournerait les pages,

mêlant ironiquement

les Lignes et les Traits,

les Taches et les Maculations,

les Pointillés et les

Points de Suspension ?

 

Et la simple question

« Sommes-nous ? »

est ce bien nous

qui la posons

ou bien une Altérité

à égalité de droits,

ou bien une étrange

Hors-Présence

dont nous ne serions,

simples marionnettes à fil,

que les pitoyables et

indigentes Figures ?

Même pas Majuscules,

minuscules au titre

de notre désolation,

de notre consternante perdition ?

  

Sommes-nous dans le Retrait

qui nous fait nous absenter

de ceci même que l’on prend

pour la communauté des Hommes,

laquelle en réalité, n’est que

ridicule sautillement sur place ?

 

Ou bien sommes-nous

des Individus Hors-Retrait

sortis de la Léthé qui nous

maintenait prisonniers dans

le sombre cachot du Néant,

nous exposant maintenant

à l’ouverture de l’Être

qui n’est jamais

qu’ouverture au Néant,

vague éclaircie

« sous les orages de Dieu »,

ne sommes-nous,

en toute analyse, que

genres de Titans

aux pieds d’argile ?

 

Mais qui donc, parmi

le Peuple des Invisibles,

Vous, moi, Tous tant

que nous sommes,

prononcera la

parole prophétique

qui tracera la voie

lumineuse de notre Destin ?

Est-il au moins né celui

dont la Parole résonnera d’un

bout à l’autre de l’Univers,

afin que fécondés par ce

 Verbe essentiel

nous puissions enfin

 devenir des Hommes Debout,

 des Hommes libres d’eux-mêmes,

 des Autres et des Choses ?

 

Où est-il ? Que Celui, Celle qui

connaissent la réponse

à cette question demeurent cois.

 Le Silence est notre seul recours

contre l’Ennui et la Dévastation !

Espérer est déjà exister par procuration.

Soyons les Procureurs de notre Vie.

Elle n’attend que d’être jugée

et promulguée à sa juste valeur.

 

Lignes, Traits, Taches,

les seuls amers qui balisent

notre parcours.

Oui, les Seuls !

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