Le doute
Huile/ papier
Peinture Léa Ciari
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L’Artiste n’aurait-elle nommé son œuvre que nous l’aurions fait à sa place, dans la pure évidence, inscrivant le Doute à la cimaise de son œuvre. Si le doute est hésitation manifeste, le nôtre n’aurait duré que l’instant d’en reconnaître le signal parmi le destin pictural des formes plastiques. Cette belle image dit son contenu, nous le livre sur le mode d’un immédiat retrait. Cette venue de la léthé recouvrant l’alèthéia est un motif récurrent dans mon écriture, comme si l’exister n’était qu’un étrange clignotement entre deux blancs. Et gageons qu’il en est ainsi, ce que voudrait montrer la suite de l’article.
La tête. Mais quelle tête ?
Le visage. Mais quel visage ?
Épiphanie humaine gommée, biffée à même son apparaître. Un grand, un immense silence s’élève de la toile, nous soustrayant à nous-mêmes, nous aliénant à cette mystérieuse apparition qui n’est jamais que le chiffre d’un questionnement infini. Le mien. Celui des mots traçant leur énigme sur le blanc du papier. Le vôtre, vous qui lisez et demeurez dans l’ombre même du geste interrogatif. Car vivre est sortir de l’ornière de glaise primitive. Car exister est tâcher de répondre à la question fondamentale de notre présence au Monde. Car faire son chemin est chanter sur le mode de la fugue, sans doute du mélancolique adagio, dans tous les cas de figure inscrire des mots sur l’écorce rugueuse de la Terre. Signifier !
Le monticule des cheveux est semblable à un bronze antique, lequel ne profèrerait même plus son nom. Une étrange fixité clouée à même l’immémorial d’un temps sans avenir. Une mèche, le long du plâtre du visage, fait son motif doré de laine cardée, encore emplie d’un lourd suint. A moins qu’il ne s’agisse que du lambeau d’un suaire dont nous peinerions à définir les vagues contours. Formes informelles qui s’informent dans la lourde, dans la pénible pâte existentielle. Dans cette manifestation il y a du Roquentin, de la noire et rugueuse racine se perdant dans l’immobile tellurisme du Jardin Public de Bouville.
Il y a la poix de la contingence.
Il y a le lest de la déréliction.
Il y a le tissu emmêlé de l’angoisse primaire, lequel ne semble pouvoir s’effacer. Il y a le Rien qui partout bourdonne, qui partout suinte, l’invisible matière du corps du Monde qui s’invagine en notre intime matière, laquelle est sourde, aveugle, muette. En nous, au plus profond de notre conque anatomique, cela se dit en langage d’abysses, cela murmure en fosses ténébreuses, cela chante nuitamment une complainte à laquelle nous ne saurions avoir accès qu’au titre de notre inconscient, d’un éternel lapsus infiniment répété, manière de sourde écholalie à elle-même son alfa et son oméga. On est alors livré aux quatre vents, exposé à la tourmente de la confusion, remis aux hésitations d’un flottement, balloté d’incertitudes, pris dans les mailles de l’irrésolution, livré aux multiples tâtonnements, égarés parmi les tourbillons de la vacillation.
Évoquant ici « flottement », « irrésolution », « vacillation », je n’invente rien, je ne fais qu’égrener, tel un antique chapelet, les grains de buis de la proxémie lexicale qui gravite tout autour du mot « doute » et qui ne sont que ses variations, ses successives inclinations ou bien ses inclinaisons. Car rien de stable ne se produit jamais dans l’orbe du doute, tout y est parsemé de soucis, de soupçons, de vagues suppositions. Terrain marécageux dans lequel nous avançons à grand peine, sables mouvants qui font à nos chevilles des gaines résistantes, les entourent de guêtres identiques à des gueuses de fonte Ainsi faisons-nous du surplace. Ainsi, croyant avancer, nous piétinons le sentier équivoque de notre destin.
L’énigme la plus effective à laquelle nous nous heurtons, ce visage sans visage, cette sorte de masque de plomb, cette manière de tubercule nous faisant penser à quelque pierreuse condition, à une lourde minéralité, à un bloc non encore dégrossi par le maillet du sculpteur, à l’incarnation d’un clair-obscur, à la concrétion d’une ombre, à la perplexité elle-même faite matière à incompréhension. Et que dire d’une possible sensorialité, sinon qu’elle, tel le reptile au printemps, a retourné sa peau, ne laissant de sa récente exuvie qu’un tableau de chairs meurtries, qu’un portrait semé d’ombres, labouré d’insignes contradictions. Autrement dit, le surgissement du non-sens là où bien plutôt, devrait scintiller, rayonner la gemme éclatante d’un sens accompli. Fermeture. Repli. Invagination de ce qui, promis à l’être se dissout dans la figure inarmoriée du non-être. Et cette main ou ce qui en tient lieu, cette griffe, cette herse qui se dressent devant le fabuleux, le quintessencié langage, que viennent-elles ôter à notre vue si ce n’est l’essence de l’Homme en sa plus grande profondeur ? Ou pourrait résumer ce Tout du Rien par une formule lapidaire du genre :
la plus haute possibilité de l’Homme réduite
à son plus petit dénominateur commun.
Écrivant ceci, nommant tour à tour ce flottement à l’infini, cette irrésolution surgissante, cet irrémissible plomb, cet illisible tubercule, je n’ai fait que décrire des orbes tout autour du Néant. La force de cette peinture est d’en dresser le terrible inventaire à partir d’un Positif qui, toujours, fait signe vers un Négatif, un Négatif fondateur de l’être des choses. Tout n’apparait, tout ne fait Phusis, tout ne se manifeste que sur fond de Néant. Voyant ce qui vient à nous sous la forme d’un hiéroglyphe décrypté, force nous est requise de l’envisager (de lui donner visage) sous le processus configutateur de la néantisation.
Avant même d’apparaître,
le Soleil appartenait au Néant.
Avant même notre naissance,
nous ne pouvions connaître
que les limbes du Néant.
L’amant hallucinant,
dans ses rêveries éveillées,
l’Amante, l’arrache au Néant
qui la retient captive.
Tout, dans l’exister, toutes les ressources, les configurations, les formes, les lignes proviennent de ce fond sans fond, de cette inépuisable Corne d’Abondance qui est le lieu même, innommable, de la venue en présence de ce qui est, à partir, sans doute de cet espace que Platon nommait la « Chôra », cette zone d’indétermination où les choses sont œuvrées afin de sortir de l’anonymat intelligible pour figurer dans l’épaisseur incarnée du sensible.
Dès lors comment comprendre cette toile, y faire effraction avec le plus d’exactitude possible, la percevoir en son fond telle une habile métaphore qui ouvre le Rien, le décèle, le rend vacant pour une lecture possible de la Présence qui, en toute rigueur, n’est qu’effectuation d’une originelle absence ? Ce qui, je crois, est à repérer dans la venue de l’œuvre à elle-même, nullement une esthétique qui solliciterait l’émotion du Voyeur. Nullement une éthique qui nous enjoindrait de pratiquer une morale du retrait. Nullement une forme qui appellerait d’autres formes en abyme et, ceci, à l’infini. Cette œuvre est entièrement livrée à un processus de néantisation autonome, manière de boucle refermée sur elle-même, autisme métaphysique de la plus haute teneur. Et c’est bien en ceci, sa situation sur le bord du méta (méta-réel, méta-langage, méta-sensorialité), sa fuite de lisière, sa frange aurorale, sa vibration faiblement crépusculaire, sa proximité de l’aura corporelle (ce mystère), son effritement visuel nous conduisant à une sorte de myopie, sa perte dans les cendres du silence, c’est bien ceci qui nous tient captifs, sur la margelle d’une hallucination, à l’extrême limite d’un cri intérieur. De stupeur. D’étonnement. De supplique. Car, à bien parler, nous devenons des êtres dépourvus de demeure, privés de sol, mutiques, laissés à même le fardeau d’une lourde et équivoque pesanteur. Nous qui faisions l’hypothèse de l’envol au contact de la toile, de notre sûre allégie, de notre flottement en de hauturières altitudes, nous voici reconduits, tels de prosaïques et antiques Figures, à n’occuper que des positions de Cariatides supportant la charge de chapiteaux invisibles.
Ici, l’art de Léa Ciari a consisté à ouvrir une meurtrière scindant les mots, pratiquant leur nécessaire intervalle signifiant. A consisté à glisser la lame de l’outil dans l’intervalle silencieux de toute parole. A consisté à faire surgir les blancs de l’œuvre afin qu’un rythme s’installant, s’instaure quelque chose de lisible issu du pur mystère. Et, afin de filer la métaphore plus avant, il me semble que nous pourrions éclairer notre réflexion à l’aide du fameux Ruban de Möbius.
Ruban de Möbius
Source : Wikipédia
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Sa face avant, face de la Présence, de la manifestation, de la visibilité serait le simple reflet de sa face arrière néantisante, celle de l’Absence, du Rien, du Vide à partir de quoi tout s’essentialise, prend chair, devient chiffre, devient signe, devient sens. Et l’opérateur de cette métamorphose se situerait au point exact d’inversion du Réel et de son contraire, l’Irréel (voyez le retournement de la peau du reptile, la renaissance à Soi, le prolongement d’un destin), au point qui se nomme « chiasme », là où doivent nécessairement se porter notre esprit, notre jugement, notre lucidité, point d’équilibre situé à mi-chemin de notre Conscience (la Présence) et de notre Inconscient (l’Absence), Néant en tant que toile de fond sur laquelle se détache l’exister.
Nous sommes nous-mêmes cette Charnière Dialectique, ce point de fusion alchimique, cette ouverture de pleine focale de la mydriase (cette exception du voir proprement sidérante), ce projet jeté en avant de Soi qui, s’extirpant des ombres fuligineuses de la myose (cette réduction de la vision au lieu commun, à l’image d’Épinal), cette charnière donc qui ouvre l’horizon étréci du Doute, le désopercule, distend ses membres le temps d’une vision avant, que de nouveau, les membranes du Néant ne se referment sur notre étique chrysalide, rejoignant le site même de notre venue, épousailles lumineuses et définitives avec ce Néant qui signe la singularité de notre humaine condition.
Merci à vous Léa Ciari
qui avez posé sur la toile
cette belle et persistante Physique
que la dimension du Méta
est venue bousculer pour notre
plus grand profit Méta-Physique.