Dessin : Barbara Kroll
***
Partout, sur l’ensemble de la Terre, prolifèrent les lignes. Lignes réelles des fleuves et des routes, lignes des rivages, lignes des crêtes des montagnes, lignes souples des dunes, lignes parallèles des rizières en terrasses, lignes des nuages qui traversent le ciel. Lignes virtuelles, aussi, lignes de l’Équateur et des Tropiques, lignes des Méridiens. Qu’elles soient réelles ou virtuelles, ces lignes existent au simple motif qu’elles coïncident avec elles-mêmes, qu’elles révèlent au plein jour la figure nonpareille de leur essence. Ces lignes, nous les percevons, nous les comprenons, elles parlent à notre Raison le langage de ce qui est, de ce qui s’affirme telle une évidence. Ces lignes structurent notre horizon, elles déterminent leur aire géographique en même temps qu’elles tracent les contours de la nôtre. Il y a, d’elles, à nous, comme un phénomène d’écho, un jeu subtil de correspondances. Nous ne pouvons les oublier qu’à nous condamner à exister dans le flou, le vague, ce qui se trouble et devient vite opaque. Entre elles et nous, il y a une secrète convergence, un colloque singulier. Elles profèrent dans le silence une parole que nous espérons.
Chaque ligne de notre corps attend confirmation ontologique d’un Méridien, d’un Tropique, de l’Équateur, d’une Dune, d’une Rivière, ce sont, en quelque manière, les lettres primaires d’un alphabet, les notes essentielles que nous assemblons afin de lire l’histoire, d’entendre le chant inouï du vaste Monde. Nous sommes, nous-mêmes, ce réseau de lignes, lequel attend confirmation de toute altérité à commencer par celle, unique, des Autres qui nous sont précieux au titre d’un façonnage existentiel sans lequel nous ne serions qu’une simple girouette chahutée par Mistral, Tramontane, Noroit, Harmattan. Car le vent, lui, n’a nulle ligne, il n’en fait qu’à sa tête. Le chemin d’air qu’il vient de tracer, il l’efface aussitôt et ce ne sont que remous, tourbillons, vertiges qui s’opposent au nécessaire repos des choses. Or, sans repos, nous sommes identiques à cet esquif pris au sein de la tempête, il n’a guère de chance d’échapper au sombre destin que lui dicte la furie des vagues.
Et, pour filer la métaphore marine, portons-nous sans délai auprès du Sujet abandonné sur le Vélin, il n’est qu’un reflux, qu’un ressac de flots inaperçus mais ô combien doués d’une redoutable efficacité. La ligne, que nous n’avons nullement abandonnée, surgit ici à la façon d’une illisible résille, d’un empilement de chiffres confus, nébuleux, qui semblent n’avoir pour seul destin que de se télescoper, de s’emmêler, de nous perdre au centre d’un bien curieux maelstrom. Certes, nous aussi participons de cette tempête originelle (l’acte d’amour qui nous donna lieu, le battement des eaux primitives, le basculement soudain dans le Monde avec la déchirure de son cri primal), aussi bien que nous participons à toutes ces tempêtes secondaires qui n’en sont que les lointaines déclinaisons. Toujours, la ligne qui eût pu se donner telle une ligne droite sans contrariété, s’affirme en tant que flexueuse comme dans les dessins des tourbillons, turbulences et remous d’eau tels que représentés par Léonard de Vinci, génie tourmenté, lui aussi.
Le tourment est constitutif de la complexité humaine, seulement nous avons à le canaliser, à lui donner forme exacte, à le dresser sous la figure rassurante du trait simple, du fil tendu sur le métier du Tisserand, du fin liseré en lequel toute chose trouve sa voie et son achèvement. Jamais nous ne pouvons supporter l’idée de ce désordre primordial qui nous affecte en propre jusqu’à nous faire perdre nos repères intimes. Il y a toujours urgence à organiser le chaos, à le doter d’une architecture stable, à en faire un temple avec colonne et chapiteau, seule manière, pour nous, de ne nullement succomber à notre égarement, à notre tohu-bohu archaïque, à notre effervescence manifeste.
Affligée est clouée sur sa couche sans
qu’il lui soit réellement possible
de s’en détacher, de s’en différencier.
Elle est ligne parmi la convulsion des autres lignes.
Elle est ligne du Songe, ce bouleversement
de l’espace et du temps qui ne connaît
que ses propres excès, ses propres débordements.
Elle est ligne d’une narration personnelle écrite
sous l’espèce indéchiffrable d’un obscur palimpseste.
Elle est ligne d’une conversation mémorielle
où rien ne se distingue de rien,
où les « petites madeleines » ne sont que
de vagues brisures, le thé un breuvage indéfinissable.
Elle est ligne d’une genèse individuelle
qui se confond avec les destins
des autres lignes en une brume
ténébreuse, trouble, insaisissable.
Elle est Soi hors de Soi comme l’indique l’intitulé de ce texte. Elle est pure décoïncidence de qui elle est, ou bien située en-deçà de sa propre forme (apparition différée, peut-être pour l’éternité) ou bien placée au-delà de son propre signe (futur inapprochable puisque dépourvu de contours). En réalité, une ligne sans essence stable, une substance ne possédant encore nullement la totalité de ses prédicats, métaphoriquement, une voile faseyant sous le vent du grand large, sans espoir aucun, de ne jamais pouvoir rejoindre le rivage.
Bien évidemment, une activité descriptive (celle qui va suivre), va donner figure vraisemblable à ce qui n’en a pas, poser les jalons d’une narration, inclure Affligée dans un cycle d’événements, lui conférer existence, nous la rendre vraisemblable, donc présente. Mais ceci n’a lieu que pour la cause de donner chair et consistance à un dessin qui profère tout le contraire, un vertical dépouillement de la personne humaine, figure aporétique qui ne saurait guère se lever quelques coudées au-dessus de sa cruelle détresse, de son tourment rivé à sa propre chair.
Éclat rouge de la chevelure, il sonne l’affliction, il incendie l’être en proie à son emmêlement intérieur, il signe en lettres de sang le débit d’une existence qui ne pourra opérer nulle sommation, seulement biffer, retrancher, soustraire. Ce rouge est pareil à une tignasse de Clown, il n’attire le regard du Spectateur qu’à le diriger vers ce qui, ayant forme humaine, s’en absente aussitôt. Une ligne est née, antan, qui ne possédait nul trajet déterminé, uniquement cette broussaille, cette confusion originaire, ce presque retour à la niche archaïque avec ses bruits étranges de flottement,
une image du Monde perdue pour un Soi-Rébus, un Soi-Charade,
lettres, chiffres, dessins ne produisant nulle phrase ;
nul mot ne se donnant en tant que le Tout, l’Entier ;
une infinie parcellisation du corps,
une fragmentation de l’esprit,
une dilution de l’âme aux
« vents mauvais » des funestes présages.
Et ce visage, mais est-il seulement visage ? Il ressemble à un masque africain servant aux rituels, il est anguleux, il est ligne brisée irréconciliable avec un Soi torturé.
Et la vêture, cette transparence qui ferait signe en direction d’une fête de la chair, d’une supplique érotique, il ne révèle rien, il voile tout, arrimant le désir à son envers, à une définitive apathie, à une essentielle inappétence.
Et le fuseau des jambes, cette rutilance du geste d’amour, les voici repliées sur elles-mêmes à la façon d’une définitive diète. Un combat a-t-il eu lieu laissant Affligée vaincue ? Ou bien une lutte avec l’Ange, avec l’Ange exterminateur ? Ou bien encore, le pugilat était-il terminé avant même d’avoir eu lieu ?
Notre égarement questionnant est à la hauteur du désarroi graphique. Rien ne signifie dans la clarté. Tout conflue en un centre sans assise stable. Alors, qu’en serait-il d’une possible narration ?
Dire les escarpins noirs abandonnés après quelque agape.
Dire le verre vide sur le guéridon et l’excès de boisson qui terrasse la corps, plonge l’âme dans une léthargie sans fin.
Ici, nous voyons bien que nos projections, en dehors du fait qu’elles sont les nôtres, sont aussi gratuites qu’inopérantes. Nous ne faisons qu’emplir le vide de la scène de nos fantasmes, que girer autour de nous à défaut de conférer à ce réseau inextricable de lignes une signification dont nous eussions espéré que, nous apaisant, elle nous confirmât en notre être et traçât ainsi cette ligne claire dont nous rêvons, celle qui s’exonère de connaître les ombres, les failles, les ravines.
Sommes-nous, au moins, un liseré
en lequel l’Ami, mais aussi bien l’Étranger,
nous apercevant, pourraient dire de nous
que nous sommes une figure achevée ?
Ceci serait-il au moins possible ?
Oui, possible !
Soi en Soi ?