Peinture : Barbara Kroll
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Le motif est récurrent, dans mes écrits, de la valeur respective à accorder à l’esquisse et à l’œuvre terminée. Une fois encore c’est l’esquisse qui va retenir mon attention car elle contient, peut-être, plus de vérité que n’en révélerait le travail mené à son terme. Ce qu’il faut avoir constamment à l’esprit, c’est que chaque phase de la peinture est unité en soi, sens accompli et déterminé que vient simplement parachever le dernier coup de pinceau posé sur la toile. S’il n’en était pas ainsi, cela voudrait dire que chaque figure partielle n’aurait aucune signification et, corrélativement, que l’assemblage de ses parties serait nul et non avenu, ce qui, bien évidemment, serait une absurdité. Donc, ici, nous avons affaire à un fragment du travail et c’est lui qui va nous fournir le plus clair de nos intuitions sur le sens que nous voulons imprimer à son contenu. Le parti pris descriptif, se trouvera à l’initiale de notre propos. Les principales idées viendront à sa suite.
Le fond est d’ivoire travaillé avec quelques nuances vert Amande. Le fond est lumineux, il éclaire et semble n’indiquer nulle tristesse des Voyeurs que nous sommes, qui appliquons notre regard à en dévoiler l’énigme. Le Modèle ne se détache guère du fond qu’à la flexion d’une ligne qui court sur l’ivoire et l’enclot en une figure connaissable. Cet aspect de non-détachement du fond, bien plus qu’un signe simplement pictural, évoque la proximité d’une origine (beaucoup, ici, retrouveront l’évocation de ce thème traversant les lignes de mon écriture), un genre de naïveté, si l’on veut, de la venue au Monde. Du moins est-ce là la première impression qui frappe notre rétine et fait concept dans cette matière grise qui métamorphose l’indicible et le porte au dicible. Le tracé est rapide, incisif, comme s’il y avait urgence à poser le Modèle sur le subjectile, à ne le laisser nullement envahir par d’autres sèmes qui en altéreraient l’authenticité. Un genre de choix de la spontanéité, une vision un peu « archaïque » des choses où un rapide lacet noir semble être la seule proposition graphique adéquate. Une tresse brune prolonge une chevelure presqu’absente, elle est le motif qui vient en premier, qui accroche le regard, bien plus qu’elle ne convoque l’esprit à une tâche pensante. Alors, n’est-elle qu’une fioriture ou bien structure-t-elle la scène en une certaine manière ? Dans tous les cas elle n’apparaît qu’à la mesure d’une touche réaliste, tout le reste semblant en fuite de soi. Et c’est cette fuite de soi qui doit devenir, à l’évidence, le point focal de notre analyse. Ce qui précède, n’était qu’une « mise en bouche ».
Quiconque regardera cette Forme Féminine, avec suffisamment d’attention, s’apercevra aussitôt que l’épiphanie que dessine le motif des lèvres, que confirme l’œil gauche, se trouve immédiatement biffé par l’absence de l’œil droit, dont seule une ébauche sous forme de trait et l’amorce d’un sourcil constituent l’architecture, que l’on pourrait qualifier de partielle, d’inaboutie Alors, est-il utile de s’arrêter à ce détail d’une œuvre en construction et de lui donner, déjà, signification de l’œuvre achevée ? N’est-ce là, seulement, une pétition de principe, une allégeance à une herméneutique facile ? Mais, si en lieu et place « d’herméneutique facile », par une simple valeur paronymique, nous parlons « d’herméneutique de la facticité », quelque chose s’éclaire dont nous sentons bien qu’il nous faut démêler les mailles serrées, les interpréter de manière toujours neuve parce que toujours singulière. Face à cette image, c’est son propre Soi qui est en jeu, lequel, façonné par une histoire, travaillé par des pensées, secoué par des émotions, ne peut que pencher du côté de son inclination naturelle. Pour nous, cet œil manquant est, à ce stade de la réalisation, la prémisse essentielle qui nous donne accès au monde souterrain de cette toile. Pourquoi l’Artiste a-t-elle jugé bon de publier ce palier de son travail plutôt qu’un autre ? Simple hasard ? Reflet de quelque caprice ? Jeu de dés et l’on ne retient que le chiffre porté sur sa face visible ? Non, rien n’est laissé au hasard dans la complexité de la tâche humaine, tout signifie et ceci, dans la profondeur. Laquelle ? Celle du subconscient, vous l’aurez deviné. Pour autant, nous ne placerons nullement le Sujet sur le divan, interprétant de-ci, de-là, quelques rapides et éphémères intuitions. La parole sera à la Patiente et nous essaierons d’en saisir le contenu.
Il nous faut partir de l’œil gauche. Certes il est refermé. Mais « refermé » veut dire que, déjà il a été ouvert, qu’il existe, qu’il prend acte du Monde environnant. Maintenant les images sont intérieures, elles font leur mystérieux halo sur l’étrave du chiasma optique, elles vont gagner la toile occipitale, y allumer des milliers de phosphènes et ces derniers seront les précurseurs des méditations qui vont se lever à la rencontre des collectes visuelles successives. Là va s’édifier la riche et inimitable fenaison du sens, là vont s’armorier, en une heureuse synthèse, les impressions et sensations singulières qui font le lit d’une pensée. Là quelque chose va naître qui sera gravé dans le derme sensitif, qui va y croître, y creuser sa niche pour « l’éternité », factuelle, bien entendu, mais à l’échelle de la personne humaine, c’est bien de ceci dont il s’agit.
Dès ici, notre interprétation ne se produira qu’à la mesure de la tension existant entre l’œil gauche représenté et le droit encore orphelin de représentation. Ceci n’est nullement un détail, bien au contraire, cette absence est lourde de sens. Nous disions, il y a peu, « la Parole sera à la Patiente », certes, mais si nous demeurons sur ce plan de pure objectivité, l’image se suffira à elle-même. Nous allons, comme il se doit, introduire de la subjectivité et bâtir une hypothèse qui soit vraisemblable. Nous dirons que l’œil privé de vision est le négatif de l’œil voyant et nous dirons plus, nous dirons que l’œil biffé négative les représentations engrangées par celui qui lui fait face, genre de Procureur d’une vision qui serait celle attachée à un unique consensus : voir le réel est l’adopter selon l’assurance d’une vérité. Nous donnerons au réel un statut à profondément réformer, en raison d’une éthique dont il doit nécessairement relever, faute de devenir aporétique et incompréhensible.
L’œil gauche, si on le considère selon une homo-latéralité, son correspondant le plus exact, le plus significatif est le cœur. Qui dit cœur, dit passion. Donc cet œil ouvert ou, du moins qui l’a été, car c’est bien la fonction de tout œil de voir, de rendre compte, de rendre les choses apparentes, cet œil donc s’est approprié le Monde avec fougue, avec une incroyable énergie, découvrant, au-delà de lui, de sublimes paysages, de « belles personnes », des couleurs, des formes, des espaces. Cet œil, dont le revers n’est que faisceaux de nerfs, résille de vaisseaux, cellules et bâtonnets, comment pourrait-il rester insensible à ce dehors qu’il rencontre et qui l’enchante ? Une profusion de sens opposée à l’automatisme d’une neuro-physiologie. Combien de fois avons-nous affirmé l’exception de la vision, cette mesure hors-mesure, ce dépliement chatoyant du réel. Et ceci n’a rien d’étonnant. Imaginons le petit enfant penché depuis la nacelle de son berceau sur la scène riante de ce qui le rencontre, comment pourrait-il faire l’économie de cette invite à la fête joyeuse ? Comment pourrait-il demeurer en retrait ? Pourrait-il détourner son regard et viser, de façon autarcique, le bouton de son ombilic ? Enfin, soyons sérieux. Le monde est fascinant, il est captivant et il l’est tellement que, nos Commensaux et nous-mêmes nous jetons, tête la première, dans le piège qu’il nous tend, aliénés que nous sommes aux motifs, broderies et autres passementeries dont il jongle avec habileté, dont peu arrivent à s’extraire, en raison des efforts que nécessitent ce retranchement, cet éloignement de la vie mondaine.
L’œil droit, en sa rature même, est l’exact opposé. Ce qui ne veut nullement dire que s’extrayant du Beau, il ne rejoindrait que le laid, le fâcheux, le dérangeant. L’œil droit, en sa fermeture, en son retour à soi, ne se détourne nullement du Beau, il ôte de son regard, tout enthousiasme excessif, soustrait tout emballement. Le Beau qu’il se destine est celui que l’on a reconduit dans les parages du Principe de Raison, s’excipant du Principe de Plaisir dont il retranche l’écume, gomme le brillant, abaisse la prétention à paraître. Depuis l’anonymat de son refuge où il pratique la discipline de l’ataraxie, où il s’entraîne à l’art de la sérénité et du détachement de toute chose, il flotte en suspens au-dessus du Monde dont il a supprimé tout travestissement. Ce dernier se donne à lui avec un visage sans fard, il résonne d’une voix neutre, ne pratique nul artifice et, en ceci, rejoint la posture générale du Modèle tout fait de retenue, pratiquant le manque comme d’autres pratiquent les excès du Verbe, les jouissances de la chair, l’exacerbation des sens.
Cependant, il ne se veut nullement Ascète en prière au milieu du Désert, il se veut Homme parmi les Hommes, dans la simplicité de la relation, dans le souci de la communauté fraternelle, dans la confiance réciproque de Ceux et Celles qui sont en présence. Depuis la meurtrière de son regard avant-coureur de ce qui va faire face, encore tout imprégné de l’innocence des limbes, pupille logée en un regard de saurien, il observe, soupèse, évalue, estime. Il possède le recul nécessaire à une juste préhension des choses. Retournant mille fois son œil dans son orbite avant même que de le lancer en direction de ce qu’il vise, il décrypte l’environnement avec la plus grande sagesse, il anticipe ses actions, peaufine ses projets. Pour cette raison, il fait l’économie de tous les hiatus contemporains, soupèse les conflits humains à leur juste valeur, évalue les rixes comme des défauts d’entendement, mesure au trébuchet la verdeur des opinions toutes faites, détricote toute forme de complotisme, arase la mode des fausses informations, abaisse d’un ton le conformisme des images d’Épinal, cloue au pilori toute suffisance à qui veut se dire plus qu’il n’est. L’on comprend dès lors l’emplissement éthique d’un tel regard. Situé, en tant que porte d’entrée des informations visuelles, il ne peut qu’être ce filtre, ce tamis qui passe au crible la profusion incessante du réel.
Poser comme principe l’opposition des deux yeux, instituer une dialectique verticale de la vision, attacher à ces deux formes d’être des prédicats hautement différenciés, ceci ne va nullement de soi, ceci peut prendre l’allure d’une simple comptine intellectuelle. Certes, nous comprenons les réticences, les hésitations, les doutes, peut-être les oppositions franches. Nous croyons cependant que tout essai de compréhension du Monde, ne soit possible qu’à poser des postulats à son encontre, qu’à envisager les modalités de sa structure interne. La complexité de ce que nous visons est telle qu’il nous faut poser des orients, semer des balises, éclairer le chemin. Tout au long du développement ci-avant, court comme en sourdine, le motif inaperçu d’une mytho-dramaturgie intime avec sa haie de symboles, (l’œil comme ouverture de la conscience, efflorescence de la lucidité), sa forêt de métaphores (l’œil qui appelle l’écume, la fenaison, la niche, le refuge, la porte d’entrée [les images espacient le texte, lui donnent chair et amplitude]), symboles, métaphores dont ici, sans plus tarder, nous allons rendre compte. Face au réel qui nous met au défi de le connaître, nous posons tel le fondement adéquat à sa saisie, le partage de la vision selon deux plans distincts, selon deux fonctions opposées que nous confions, successivement, aux deux yeux en leur essence discriminée de façon essentielle.
Ici, dans la figure du Modèle qui nous occupe, deux versants, celui de l’œil gauche alloué au regard en direction du Monde selon son apparence la plus vive, ses manifestations immédiates, le vernis de sa surface. En quelque manière, seule prise en compte de sa valeur esthétique, sa forme extérieure suffit à combler les exigences de cet œil. Bien évidemment, il va de soi que l’œil opposé ne puisse que s’inscrire en faux contre cette vision superficielle. L’œil droit, dans sa quête permanente de Vérité, dévêt le réel, explore ses coutures, s’intéresse à son envers, se donne tel ce regard intérieur seulement occupé d’éthique (nous l’avons déjà mentionné), pôle de pure intériorité destiné à informer la conscience, à alimenter l’âme de la seule provende qu’elle puisse accepter, une manière de nudité, de venue sans fard, de dépouillement au gré desquels la racine des choses, et elle seule, sera atteinte.
On mesure l’écart, on évalue l’amplitude, on prend conscience du profond hiatus qui sépare deux modes de fonctionnement quant à l’appropriation du réel. Chacun, Chacune l’aura compris, cette bivalence des deux yeux est de pure forme, elle est un simple dispositif conceptuel destiné à faire la part des choses, une commodité, nullement une gratuité puisque, posée en tant que Principe d’Effectuation de ce qui vient à nous, elle éclaire la nuit de l’incompréhension, elle désopercule le voilé, elle révèle, au moins en partie, l’irrévélé. Ce qui, ici, se donne en tant qu’amplification du mode selon lequel nous percevons, pourrait être qualifié du prédicat « d’infra-Monde », celui sur lequel prennent appui les représentations que nous rencontrons dans la quotidienneté, que nous prenons pour « argent comptant », les yeux le plus souvent rivés sur ce spectacle du Monde qui n’est jamais que sa brume, son poudroiement, son éternelle et éblouissante scintillation.
Alors la question qu’il convient de se poser après toutes ces postures interprétatives, que demeure-t-il de ceci qui ne soit pure fantaisie ? Eh bien, ce qui demeure s’énonce simplement, il s’agit, bien entendu de cette vision double, l’une visant la surface, la superficie, la floculation des choses, vision que nous avons attribuée à l’œil gauche dont la venue en présence se laisse lire sous la forme d’une picturalité presqu’achevée ; puis l’autre vision, bien plus abyssale, occupée des profondeurs, des plis, du revers des choses qu’il nous a semblé utile d’attribuer à cet œil droit dont la presque totale fermeture fait signe en direction de la richesse supposée d’une vie intérieure, sans doute celle qui donne l’accès le plus authentique à ce qui, toujours nous interrogeant, suppose qu’une réponse lui soit apportée. Afin que l’obscur puisse s’éclairer, que le caché puisse se montrer, nous croyons fermement à la vertu différenciatrice des pôles opposés, des contrastes, des jouxtes de l’ombre et de la lumière, tout ceci dessinant ce clair-obscur existentiel dont nous ne pouvons percer l’écorce qu’à nous munir de la lame qui en forera la dureté, en éclaircira l’opacité. Car, dans ce Monde de suie, nous avons besoin de transparence, de miroir qui, faute de réfléchir notre insatiable ego, nous livre un peu du secret de l’inconnaissable. Que Ceux, Celles, qui verraient, dans cette bipartition du réel selon deux visions distinctes, une simple réverbération d’un manichéisme facile, plaçant dans l’œil gauche le Mal, dans l’œil droit le Bien se rassurent, défauts et vertus se situent aussi bien dans l’apparence que dans l’inapparent ! Tous les jours qui passent, nous en faisons l’expérience. Parfois nos actes, eux que l’on voit, sont-ils généreux ; nos pensées, elles qu’on ne voit pas, sont-elles inadéquates et inversement. Ceci seulement prend l’allure d’une Vérité ou, tout au moins, d’une approche de qui elle est.