Back to black
En Lauragais 4…
La Rocade…Bram…
Photographie : Hervé Baïs
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Voyez-vous, parfois l’on croise une image, on la trouve belle, on commence à nouer, avec elle, quelques liens d’affinité, puis on l’abandonne, on ne sait pourquoi, dans l’un des multiples et mystérieux tiroirs de la mémoire. A-t-elle disparu pour autant ? Nullement, elle fait ses allées et venues en sourdine, elle est identique à l’eau d’une source qui poursuit son souterrain trajet à l’ombre des vicissitudes et des inquiétudes humaines. Elle a replié ses rayons, elle a rentré ses dards esthétiques dans sa bogue et n’attend, impatiemment, que d’être redécouverte. C’est ceci qu’il est advenu de cette belle photographie d’Hervé Baïs, ce Magicien du Noir & Blanc, elle était sortie du champ de ma conscience, préparant, en secret, les conditions de sa résurgence. Toujours l’image trace en nous les conditions mêmes de sa venue à l’être. Certes, dans le carrousel visuel, toutes les images n’ont pas un identique statut, certaines s’abîment dans une manière de clair-obscur, alors que les plus remarquables marquent leur effectivité d’une aura particulière. Celle qui figure à l’initiale de ce texte ne pouvait s’absenter définitivement de mon regard, elle demandait le commentaire. Elle méritait de venir au plein de la lumière.
Un texte se préparait, manière de doublure de l’image, mais qui voulait s’attacher à porter au dicible ce qui est indicible, à porter à la parole ce qui se tient toujours en retrait, dans un cotonneux silence. Alors, maintenant, il faut progresser pas à pas, interroger les sèmes latents qui l’habitent, émettre quelque hypothèse, en appeler à son propre vécu, à ses émotions, à ses souvenirs, peut-être à ses rêves les plus cryptés. Le ciel est pur moutonnement de gris qu’une bande noire traverse au plus haut. Il n’y aura nul soleil aujourd’hui, nulle carté et tout se montrera à nous sous les traits d’une lente et longue mélancolie. Rien ne bourgeonnera qui ferait signe vers le printemps. Les nuages demeureront nuages, nous n’y pourrons lire quelque présage que ce soit, ils sont soudés, repliés sur leur propre énigme.
Nulle tristesse en ceci, ce qui se dissimule est infinie provende pour l’imaginaire, pure recherche d’un sens à édifier. Le ciel serait-il clair, lumineux, transparent, que nous apporterait-il qui ne s’y trouve déjà ? Nous le traverserions dans l’indifférence au motif que rien, en lui, ne faisant saillie, son discours serait absent, son paraître lisse, son intérêt effacé par l’indifférencié, le monotone, cette ligne infinie qui semble ne conduire nulle part. Cependant les teintes s’éclaircissent à mesure que l’on se rapproche de la ligne d’horizon, une bande blanche s’anime qui dit, peut-être, l’humaine présence mais le paysage est libre de ses habitants comme si, une étrange tornade ayant touché la Terre, plus personne n’y figurait qu’à titre d’axiome, de pure conjecture. Et pourtant, l’humain ne se rappelle-t-il à nous avec d’autant plus de vigueur qu’il est absent de la scène ? Le centre de la photographie est occupé par cette haute maison à deux étages. Elle est, avec ses volets clos, l’interrogation qui vient à nous et nous tient en suspens. En suspens de qui elle est. En suspens de qui nous sommes. Quelques arbres clairsemés, on doit être à la fin de l’automne, ponctuent le tableau, ils sont comme le rideau de fond au théâtre, ils ôtent à notre vue la grande machinerie, les cintres, les coulisses, les trappes, les herses, tout ce qui constitue l’envers du réel, lui donne son élan, structure son étrange matière. Toujours faut-il aller voir derrière les choses pour en comprendre la face de lumière, celle qui contient les illusions, alimente les faux-semblants.
La large partie basse de l’image porte en elle, identique à un haut emblème, cette zone de bitume noir, étrangement phosphorescent par endroits. Å y regarder de plus près, ce site goudronné, bien plus qu’un simple détail est le fondement qui anime le reste de la scène. Genre de proscenium sur lequel se fixe la vue des Spectateurs que nous sommes, c’est même une sorte de fascination qui nous rencontre, focalise notre intérêt, nous cloue littéralement au thème de l’image, germe d’une possible et haute sémantique. Si notre œil pouvait être pris d’égarement dans son errance parmi les frondaisons des nuages, parmi la haie échevelée des arbres, parmi la confusion dans laquelle semble se complaire la maison presque absorbée par le tutoiement des ramures, ici, bien au contraire, nous sommes dirigés, nous sommes balisés par ces lignes blanches, continues et discontinues, par ce refuge strié, conduits par cette ligne de fuite qui n’est fuite qu’en apparence puisque nous sommes littéralement encagés, cernés de toutes parts comme si notre immédiat destin ne pouvait se lire qu’à l’aune de cette géométrie infiniment visible. Captatrice, comme si notre liberté en dépendait. Il en est ainsi des points géodésiques du réel, des amers, des sémaphores, des signaux, ils s’emparent de nous à nos corps défendants et nous assignent à résidence sans que nous ne puissions en défaire les liens, en desserrer les garrots. Ils nous piègent d’une manière si perverse qu’ils ne sont que principes d’aliénation, alors que nous les pensions gestes d’oblativité.
Et puisque ces lignes nous captivent, nous subjuguent, nous hypnotisent, c’est, qu’en elles, des nervures signifiantes se lèvent qui correspondent aux nôtres, dont nous devons nous mettre en quête, faute de quoi la giration de la question intérieure finirait par avoir raison de nous. Mais que peuvent donc signifier ces simples traits, leur courbe soudaine, leur effacement, au loin, dans la brume mystérieuse des non-dits ? Cependant que nous fixons cette figure, si simple d’apparence, naissent en nous les conditions d’une rêverie. Cette figure, l’on ne sait pourquoi, nous la voulons féminine, plongée dans un passé aux réminiscences usées, poncées, il n’en demeure, ici et là, que quelques écailles de clarté bien difficiles à interpréter.
ELLE dont nous suivons à distance la trace, nous la nommons LA BLANCHE.
Blanche telle cette bande de ciel que, peut-être, nous aurions vue en sa compagnie au bord de la Mer du Nord, une échancrure dans le sable des dunes, des touffes d’oyat se balançant dans le vent, le rivage plongé dans le gris, le peuple de la houle bleue, le ciel de pure inconsistance, si loin, tellement égaré en lui-même.
Blanche, semblable à ces volets clos, ils nous disent, sans doute, quelque chambre d’amour ancienne dont l’accès, aujourd’hui, nous est barré, seuls quelques faisceaux de lueur porteurs d’événements qui furent viennent s’échouer sur le banc du souvenir, juste un pollen qui se lève des choses et se fond dans son singulier poudroiement.
Blanche telle cette ligne continue, cette longue inflexion du destin, une courbe s’annonce sous la poussée de quelque changement, une différence s’installe dans l’exister, peut-être même le motif d’un chiasme s’installe-t-il au seuil d’un radical revirement, parfois les choses surgissent-elles dans l’horizon du regard avec une sorte d’entêtement qui nous surprend, nous arrache à notre continent de certitude, des fissures s’ouvrent que nous ne pourrons colmater.
Blanche, comme cette ligne brisée, métaphore des joies et des tristesses successives de l’être à la recherche de sa possible complétude. Un trait s’affirme-t-il : tout devient évident, tout ruisselle de soi et des milliers de gouttes de rosée scintillent à la pointe de l’exister. Un trait s’efface-t-il et le chemin de la vie devient escarpé, plongé en une bien étrange nébulosité. Des hachures se lèvent-elles du sol, semblables à ce refuge, et, soudain, la trame de ce qui est s’auréole de milliers de significations dont, jamais, nous n’aurions pu imaginer qu’elles feraient leur chant polychrome dans le corridor étonné de notre tête.
Cette image, belle et captivante, dit-elle au moins ceci, ELLE, BLANCHE en sa venue à nous ? Le dire n’est-il dépassé par ses propres mots ? L’imaginaire ne s’empare-t-il de tous ces ingrédients qu’à se satisfaire lui-même, qu’à dresser une scène uniquement destinée à son propre contentement ? Å la vérité, rien n’est dans l’image, tout est dans l’image et cette contradiction, loin de nous désespérer, traduit la dimension de notre propre liberté. Les choses seraient-elles définitivement fixées, le ciel en son gris, la maison en ses murs, les arbres en leur levée, le bitume en son noir et alors ne se donnerait que la possibilité d’une immédiate aliénation de notre esprit. En l’image, c’est du souffle qu’il faut introduire, en l’image creuser des intervalles, en l’image ouvrir des brèches. Et toutes ces décisions sont infiniment singulières pour la simple raison que ce que je vois et pense, jamais ne peut coïncider avec ce que vous voyez et pensez. Seulement ceci garantit que vous soyez vous jusqu’à l’excès de vous-même, que je sois moi jusque dans l’attestation plénière de qui je suis.
Au crépuscule de cette image, avant que la nuit indifférenciée ne la reprenne en soi,
nommons encore une fois LA BLANCHE,
nommez qui vous voulez,
le nuage et ses cohortes de pensées
qui ne sont que les vôtres,
nommons la bande blanche en tant
que lisière visible des jours,
nommons la haie d’arbres tels les mille
événements qui vous rencontrent,
nommons le plateau de bitume hachuré de blanc,
tous ces signes qui ne nous affectent
qu’à prendre la parole de telle ou de telle manière.
De vous à moi,
à chacun selon sa manière.