Photographie : Hervé Baïs
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Vers quelle Terre improbable
Vers quel ciel en fuite de soi
Vers quel destin encore inaccompli
Vers ce Rien qui chante à l’horizon
L’étrange complainte
Des Hommes aux mains vides
Vers où ces sillons ?
Å peine sorti des rives d’étoupe de la nuit,
j’errais sur le fil invisible du jour.
Le jour, oui, le jour, cette promesse,
qu’avait-il à me dire qui, déjà, n’aurait
été atteint en un lieu, en un temps ?
Mes jambes étaient encore
entourées de limbes d’ombre,
mes mains de lierre peinaient
à saisir quoi que ce soit.
Mes yeux sondaient
les coursives de clarté,
mes pupilles aiguisaient
tout ce qu’elles touchaient,
mais seulement du grésil,
seulement des copeaux dont
je ne pouvais rien faire,
sinon assister à leur éternelle chute.
Étais-je au moins venu à moi sur
la lisière béante du Monde ?
Avais-je au moins la pureté d’un cristal,
un son ricoche sur ses bords et
il ne demeure que du Néant ?
Tout autour de mon corps
de laine et d’inconsistance,
je tressais quelque parole de bienvenue.
Le Soi voulait connaître le Soi,
sans délai, sans distance,
Soi immergé en Soi comme l’explication
la plus satisfaisante de sa propre présence
parmi le peuple des Arbres, des Nuages
mais aussi des Autres,
ces Insaisissables,
ces Éphémères,
ces Fugitifs,
ils n’existent qu’à me confondre,
qu’à me reconduire à cette solide Solitude
qui est mon bien le plus palpable,
la conscience la plus ténue de Moi
que je puisse convoquer à mon chevet
d’infinie Finitude.
Vers où ces sillons
Vers quelle Terre improbable
Vers quel ciel en fuite de soi
Vers quel destin encore inaccompli
Vers ce Rien qui chante à l’horizon
L’étrange complainte
Des Hommes aux mains vides
Vers où ces sillons ?
Non, Lecteur, non, Lectrice, n’allez nullement imaginer une peine immense qui se lèverait à la rencontre de cette nocturne évidence. Nulle affliction au motif que Vous, pas plus que Moi n’existons réellement, je veux dire dans notre chair que consacrerait quelque motif inaperçu. Pures illusions, poudres de temps s’écoulant silencieusement dans la gorge étroite du sablier, grain à grain, sang à sang, souffle à souffle. Rien ne nous attache à un socle, rien ne se manifeste tel un amer auquel s’amarrer, nul sémaphore n’agite ses bras en lesquels nous pourrions trouver refuge, apaisement, faire halte et nous retourner sur notre propre présence, en palper l’épaisseur d’argile, en estimer la douce chair disponible.
Et, surtout, n’allez invoquer nulle mélancolie, bien plutôt une joie intiment éprouvée à se sentir si fragile, tellement promis à l’extinction d’une étincelle, au vacillement de la flamme, la vitre de la lampe-tempête est absente qui m’aurait protégé de Moi, mais de qui, puisque ce Moi est toujours en fuite de lui-même, à peine le murmure d’une brise et, soudain, la brise s’écroule sous sa propre vacuité. Toute une existence à ramer à contre-courant pour cet épilogue en forme de coulisse, le rideau est vide, les personnages absents, les fauteuils de moleskine ne serrent, entre leurs bras incarnat, qu’une creuse interrogation, elle s’effrite à même sa cruelle aporie. Les trois coups du brigadier n’ont mis en scène que cet absurde qui, loin d’être douloureux, est notre nervure même, chaque pas est retour à la case départ, cette case en forme de Puits, de Labyrinthe, de Prison, de Tête de Mort. Et l’Oie salvatrice où est-elle, elle dont nous pensions qu’elle serait notre plus puissant viatique pour échapper aux griffes de l’inanité, de l’insignifiance, de l’abîme vertigineux qui se dit aussi sous l’aimable lexique de la VIE, ces trois lettres qui, en leur exiguïté, renferment toute la stupeur du Monde ?
Vers où ces sillons
Vers quelle Terre improbable
Vers quel ciel en fuite de soi
Vers quel destin encore inaccompli
Vers ce Rien qui chante à l’horizon
L’étrange complainte
Des Hommes aux mains vides
Vers où ces sillons ?
Donc, à mon corps j’aurais voulu faire le don d’un contour, lui offrir la grâce infinie d’une figure, le pourvoir d’un mince liseré en lequel l’enclore. Peut-on vivre sans corps dans la pure radiance de l’esprit ? Peut-on tisser, tout autour de Soi, des théories de signes, les assembler en un paysage serein au sein duquel être autre chose que cette fuite à jamais dans l’illusoire fente de l’horizon ? Å peine levé de ma couche nocturne - ce matelas du rien, ce sombre tissu d’angoisse -, je me suis senti hésitant, pareil à ces étoiles d’eau mourant dans l’étain des lagunes anonymes, on les croit effectives, elles ne sont sans doute que des spectres ! On croit les voir mais ce sont elles qui nous voient en notre étrange transparence, vivant à demi sur la marge des choses, prêts à en rejoindre la rugueuse texture. En réalité - étrange mot, étonnante sensation que cette cotonneuse réalité -,
je me suis levé tout au
bord de moi-même sans en pouvoir
jamais dessiner l’architecture.
Ceci s’énonce sous le gentil oxymore :
« être Soi-hors-de-Soi », ce qui veut dire
une Absence biffant une Présence.
Sur la douce virginité d’une feuille de Vélin,
on trace avec précaution quelque chose
comme sa propre esquisse.
Å peine s’est-on retourné pour aiguiser son crayon
(métaphore de la lucidité ?)
que le trait s’est effacé, identique à ces encres sympathiques
qui n’ont de cesse d’annuler leur propre mouvement
dès que posé sur ce réel qui s’estompe, se dissimule,
on croirait à un antique et facétieux jeu
de cache-cache dans une cour d’école.
Oui mais la cour est vide,
le préau désert,
les bancs esseulés,
dans le bac en zinc,
une goute monotone
en suit une autre,
manière de clepsydre
faisant le compte
d’un temps ineffable, creux,
il n’en demeure que l’écorce, la pulpe
s’est dissoute en quelque endroit mystérieux.
Vers où ces sillons
Vers quelle Terre improbable
Vers quel ciel en fuite de soi
Vers quel destin encore inaccompli
Vers ce Rien qui chante à l’horizon
L’étrange complainte
Des Hommes aux mains vides
Vers où ces sillons ?
Alors, afin de calmer son propre questionnement, afin d’introduire une halte dans son erratique parcours, dans la fugue ininterrompue de son existence, on choisit de confier son destin à l’événement d’une image dont on pense qu’elle nous sauvera du désastre. Sans doute le pourra-t-elle, l’espace d’un regard. Le ciel est haut, douce courbure bien au-dessus du souci des Hommes. En son invisible contrée, des légions d’anges aux ailes translucides, des kyrielles de séraphins aux corps d’écume, des sylphes à l’anatomie de satin, des elfes semblables à des songes, des génies à la course rapide, des follets zébrant le ciel de leur aimable sillage. Blancheur immémoriale du ciel en laquelle se fond notre propre blancheur, notre virginité originelle, elle nous hèle à la fête du Grand Retour. Blancheur du silence, notre silencieuse parole y dépose un fin nuage de cendre.
Arbres. Peuple immortel des Arbres, ils ont l’éternité en eux, pour eux, les millénaires les traversent et ils sont toujours Arbres parmi les Arbres. Les Arbres se rassemblent en une meute indistincte au sommet d’une éminence qui monte vers la vastitude du ciel. Arbres, ils sont les médiateurs, les passeurs qui mettent en correspondance la lourdeur de la glaise, la légèreté de l’air. A leurs pieds une large zone d’ombre, parfois les Existants s’y abritent dans le dessein de se protéger des foudres célestes.
Et la terre, l’infinité de la terre
qui court d’un continent à l’autre
portant le grain qui porte la moisson
qui donne la farine et
le pain aux Hommes.
Immense beauté de la terre,
immense et généreuse puissance germinative,
matrice fertile aux pouvoirs illimités,
donatrice de joie, prodigalité sans limite.
Tes Hôtes sont-ils assez reconnaissants
de ce don de Soi sans pareil,
de cette libéralité qui dote les destins fragiles
de cette persistance de Soi au-delà du
simple horizon où meurt le chemin,
où s’effacent les peines des Vivants,
où se tresse la bannière de ce qui veut
paraître, briller, allumer le feu de l’espoir ?
Sont-ils au moins, les Hommes, dans l’exacte vision de qui tu es, terre aux mille prodiges, terre couleur de feuille morte, le versoir de la charrue imprime en toi les mérites dont tu es parée depuis l’aube des temps, Hommes que tu nourris sans compter, sans espoir de quelque contre-don que ce soit. Ne pas te voir, ne pas te considérer en ton essentielle présence, serait la pire offense que pourraient te faire tous ceux, toutes celles qui puisent en toi leurs propres ressources sans le souci de remercier, de reconnaître ton inestimable grandeur. Terre notre Mère dont les sillons nous abreuvent d’une ambroisie dont même les dieux de l’Olympe pourraient être jaloux, eux qui ne fréquentent les Hommes qu’à en tirer quelque avantage, à projeter sur eux une lumière, éternelle pour eux, fugace, précaire pour nous, roseaux qu’un simple vent courbe et condamne à ne jamais se redresser. Terre, terre aux mille sillons emplis de mille vertus !
Vers où ces sillons
Vers quelle Terre improbable
Vers quel ciel en fuite de soi
Vers quel destin encore inaccompli
Vers ce Rien qui chante à l’horizon
L’étrange complainte
Des Hommes aux mains vides
Vers où ces sillons ?