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5 juillet 2024 5 05 /07 /juillet /2024 07:36
De l’ombre de l’Inconscient à la clarté de l’Inaccompli

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

 

Telle la phalène tournant autour

du verre de la lampe,

nous les Hommes de moindre destinée,

nous voudrions voir la flamme,

nullement cette poussière noire

qui rôde alentour tel un voleur

 en quête de quelque méfait.

  

Tel le Randonneur accomplissant

son périple sur les hauteurs de la montagne,

nous les Hommes de simple aventure,

nous souhaiterions voir la ligne de clarté courant à l’adret,

nullement la faille de ténèbres glaçant le versant de l’ubac.

 

Tel le Semeur de riz plongeant ses jambes

dans le miroir des rizières,

nous les Hommes de modeste mesure,

n’espérons que la venue à nous

de la face riante du Ciel,

nullement la face de limon

qui repose sous la pellicule d’eau.

  

Flamme, ligne de clarté, face riante du ciel

 sont les seules apparences dont nous souhaiterions, toujours,

qu’elles pussent nous visiter dans la plus pure des positivités.

  

Poussière noire, faille de ténèbres, face de limon

sont la face cachée des choses dont, jamais,

nous ne réclamerions qu’elle pût

nous atteindre en notre for intérieur,

seulement exister à titre de lointaine hypothèse.

  

 

   Bien évidemment, ce qui s’énonce originairement sous forme métaphorique ne saurait tarder à trouver son équivalent dans le cadre du réel. Flamme, ligne de clarté, face riante du ciel, ne sont que quelques déclinaisons de la venue à nous de cette existence qui est la nôtre, laquelle, parfois, placée sous le boisseau des diverses servitudes ne nous visite qu’à l’aune de Poussière noire, faille de ténèbres, face de limon. Mais nous ne filerons guère plus avant la métaphore, nous repliant aussitôt sur cette dette de vivre coextensive à notre humaine condition et, par voie de conséquence, à tout ce qui obscurcit notre regard, limite notre horizon, aliène nos desseins les plus chers.

  

   Comme bien souvent, c’est la peinture métaphysique de Barbara Kroll qui se donnera en tant que support du concept qui sera développé ci-après. Mais décrivons et posons, sur le vif de cette description, quelques significations qui voudraient bien se dévoiler à nous tout le long de notre cheminement sémantique. « Révélée/Irrévélée », telle sera l’étrange nomination de notre Modèle métaphysique, parcourons-en l’image ambivalente :

 

bivalence du Clair et de l’Obscur,

bivalence de la Netteté et de l’Ambiguïté,

bivalence de la Présence et de l’absence à Soi.

  

« Révélée/Irrévélée » ne se donne qu’à l’aune

de son propre retrait :

 

elle voudrait parler mais demeure muette,

elle voudrait voir mais demeure dans la cécité,

elle voudrait toucher mais demeure dans le geste biffé.

 

   Le fond de l’image est noir, sans doute comme le fond de l’exister, ce mystère qui, toujours recule, à mesure que nous cherchons à résoudre son énigme. Son visage est de cendre (un constant égarement) et d’airain (volonté inflexible d’imprimer sa marque au réel). Visage à la Janus :

 

une moitié tournée en direction

du Monde, de sa lumière,

 l’autre moitié s’enlisant dans la fange brune,

ténébreuse des choses illisibles

et des ontologies avortées avant même que d’être nées.

 

L’ensemble du corps visible est sur un modèle identique :

 

tout ne fait événement qu’à bientôt

 être ôté à notre naturelle curiosité.

  

   Nous disions plus haut « choses inaccomplies » et c’est bien dans la rigueur de ce lexique qu’il faut tâcher de prélever quelques indices signifiants. En vertu d’une simple logique, la qualité des choses s’extrayant du néant, ne serait-ce de rutiler, de rayonner, de germer, de croître, de coloniser l’espace existentiel jusqu’en ses moindres recoins ? Oui, c’est bien de ceci dont il s’agit pour les choses, de s’affirmer, d’effacer les ombres, de désoperculer tout ce qui est terne, opaque, diffus, afin que, de cet effort, ne puisse résulter que cet éternel bourgeonnement qui est le naturel opposé de l’anéantissement, de la disparition, de l’effacement. Donc ici, « inaccompli » vient interrompre le souci de la chose, son juste mérite de paraître. Insupportable douleur existentielle qui toujours visite l’homme, le reconduit aux affres d’un questionnement sans réponse. Possédant ces quelques prérequis conceptuels, il nous est maintenant demandé d’éclaircir notre vision, de lui donner des points d’appui. Ce qui devient utile au plus haut point, interrogés que nous sommes par cette étrange figure de l’image, installer une ligne de césure hautement visible

 

entre ce qui, dans la touffeur de l’ombre,

pourrait apparaître comme le reflet de l’inconscient

et ce qui ressortirait à cette notion « d’inaccompli »

à laquelle il faut donner un contenu précis.

  

   Si, en l’Homme, deux territoires distincts peuvent cohabiter, il nous est demandé d’en déterminer les qualités respectives afin que, dotés d’idées claires, notre avancée ne se fasse nullement à l’aveugle. Il nous faut donc jongler d’une réalité à l’autre, toujours mettre en regard « inconscient » et « inaccompli », une clarté se levant de leur mise en rapport, de leur jeu dialectique.

 

    L’inconscient, d’abord : ce que nous avons vécu, expérimenté, cette chair de l’événement qui envahissait la totalité de notre horizon, lui donnait sens, lui donnait mesure, cette haute dimension du préhensible/visible/audible dont, bientôt, au gré du temps qui déroule son éternel ruban, il ne demeure que quelques éclats dispersés au hasard de la mémoire, une sorte d’archéologie trouée ne nous livrant que des tessons, jamais la céramique ancienne dont nous aurions souhaité qu’elle restât notre bien le plus sûr, faible clignotement de luciole dans la nuit de notre passé.

   Tout ceci qui a été vécu, tout ce qui s’y accole, émotions, rapides ravissements, extases soudaines, tout ceci donc a pris la consistance d’un rêve d’étoupe dont, toujours, nous ressortons vaincus, orphelins lors de nos essais de reconstituer ces événements identiques à la faible lueur d’un maroquin dans le clair-obscur d’une bibliothèque. Toute tentative d’en faire venir à nous le tissu serré, la trame ancienne, se solde par une perte sans fin et la psychanalyse, fût-elle de haute volée, n’en saisit rien pour la simple et têtue raison que nul ne peut faire du moderne avec de l’ancien. Ce qui, de l’existence a disparu, c’est le néant lui-même qui l’a repris dans ses voiles d’ombre. Ce que la cure analytique porte à la conscience, un faible halo de ce qui fut, une vérité tronquée, une réelle frustration du constat que l’avoir-été jamais ne peut coïncider avec l’être-du-présent, cette entité à « l’oublieuse mémoire ».

   Notre vécu a la consistance de l’encre sympathique, à la différence que ce qui, de nos actions, est devenu invisible, nul procédé n’en peut restituer le corps, nous en offrir la matière effacée à jamais. Seuls ilots, ici et là, disséminés parmi cette touffeur archipélagique, autrement dit une si faible présence qu’elle ne pourrait être discriminée par quelque regard que ce soit, y compris le plus expert, y compris le plus affûté. Passé perdu pour toujours, mais ceci est pur truisme si bien qu’y insister davantage serait irraisonnable.

   Alors, par contraste, comment définir ce sibyllin « inaccompli » qui semble n’être que pure abstraction, tissage de fils théoriques ? La différence essentielle c’est que, si l’inconscient a possédé jadis un caractère d’évidence réelle, l’inaccompli, lui, n’a jamais connu quelque dimension ontologique que ce soit. Il est une manière de brume ou bien de songe flottant bien au-dessus de la réalité humaine, peut-être simple poudre aux yeux, peut-être simple hallucination auditive, peut-être simple aberration gestuelle. Et c’est bien en ceci, en son architecture indéfinie, impalpable, sans contours réels que consiste son intérêt le plus affirmé. Si l’inconscient se donne tel l’a posteriori, l’inaccompli se donne tel l’a priori, cette réserve immense de virtualités, cette puissance effective de tout acte possible, cette liberté d’imprimer à ce qui pourrait venir ou advenir, l’infinité de prédicats dont il est l’inépuisable ressource. Bien évidemment, parler sur ce qui est dépourvu de parole, montrer ce qui n’a nulle figure, évoquer cette forme qui n’a nul mouvement est toujours au risque de poursuivre une chimère, gageure insoluble, comme si nous voulions, au gré « d’un seul trait de pinceau », faire paraître la fluidité de l’air, la résille invisible du ciel, faire paraître l’émotion du Lettré, ce presque effacement de la présence au regard de l’immensité du paysage, de la démesure de la Nature.

   C’est alors qu’il faut se résoudre à en appeler à la forme imageante de la métaphore, elle qui est médiation entre le réel et l’irréel. Et si ce merveilleux mot « irréel » surgit sur l’écran de notre conscience, il ne s’agit nullement de hasard, il s’agit simplement d’une équivalence au terme de laquelle écrire la proposition suivante :

 

Inaccompli = Irréel

 

   Au second terme « d’Irréel », nous aurions pu substituer sans dommage le vocable « d’Idéel, » ou bien « d’Idéal », de « Conceptuel », tellement les significations sont analogues, porteuses de belles affinités. Donc la métaphore sous la forme de la Pierre, de la simple évidence minérale. Commençons par la dimension de l’Inconscient, ce à quoi il peut prétendre par rapport au statut de la roche, du bloc de granit ou bien de la nocturne obsidienne. En premier lieu, pour de simples nécessités existentielles, fussent-elles passées, archivées dans la mémoire, la pierre n’a jamais pu être que cette pierre-ci, par exemple, ce galet de Pyrite à la forme ovale, percé de minces trous, à la surface légèrement rugueuse. Enfermée étroitement en son être, jamais liberté ne lui aurait été octroyée d’être Stéatite douce et onctueuse ou bien Tourmaline œil de chat à la texture si lisse où la courbure du ciel se reflète selon une belle lumière de cendre. Dans les casiers de l’Inconscient, dans ses archives les plus précises, la Pyrite n’est que Pyrite, rien que Pyrite, seulement Pyrite. C’est dire la pauvreté de son être en monde : une seule esquisse à profil unique.  

   Maintenant, au gré d’une pirouette conceptuelle en forme de chiasme, il nous faut inverser la valeur négative de l’Inconscient afin de reconnaitre en l’Inaccompli sa valeur entièrement positive. Si, dans « Inconscient », le préfixe « in » est péjoratif, par simple opposition, dans « Inaccompli », il est mélioratif, doué des plus belles vertus qui soient. Å la fatalité de l’Inconscient déterminé de longue date, il oppose la plus effective des libertés car, par essence, ce qui est Inaccompli demeure en soi porteur de probabilités, de potentialités s’abreuvant à la source même de sa nature quai inépuisable. Ainsi la pierre ne saurait-elle se limiter à être cette pierre-ci ou cette pierre-là, mais la totalité des pierres que le réel recèle comme ses richesses les plus fermes, ses trésors à toujours découvrir et recouvrir. Une Pierre-Idéelle ou bien une Pierre-Idéale, en tous cas

 

la libre oscillation,

 la libre mouvementation,

la libre effectuation

 

   de qui elle est en son fond, cette inépuisable Corne d’Abondance ne parvenant jamais au terme de son existence puisque, simple fluidité, jamais elle ne saurait connaître quelque limitation que ce soit.

   Sur le plan métaphorique ici repris et par simple opposition à la pierre monosémique de l’Inconscient, nous voulons porter à la désocclusion, porter au rayonnement infini, ce Royaume des Pierres inépuisables dormant en l’Inaccompli dont l’équivalent sémantique affleurant dans « l’inassouvi », « l’insatiable », « l’insatisfait » ne fait en réalité signe qu’en direction de purs contraires, à savoir d’un assouvissement, d’une satiété, d’une satisfaction, fécondité à nulle autre pareille  de ceci même qui est réservé, se dissimule dans les plis, vit dans la faille d’irrévélation laquelle est son tremplin ontologique le plus immédiat.

   

   Donc la pierre isolée, fermée sur sa propre nature, ce galet de Pyrite de l’Inconscient contre lequel s’élève la multitude déployante de l’Inaccompli sous les formes diverses et chatoyantes, par exemple, de la belle marbrure de l’Agate, la transparence du Cristal de roche, le cœur rougeoyant de la Lithophyse, le noir phosphorescent de la Magnétite, les nuances flammées de la Pierre de Soleil. Et il faudrait encore citer, dans une manière de litanie lexicale sans fin, la Turquoise du Pérou, les éclats métalliques de Météorite, la profondeur marine d’Émeraude. Ce foisonnement métaphorique, hormis qu’il est pur plaisir d’écriture, souhaite appuyer l’index sur

 

cette fertilité,

cette prolificité,

cette inventivité

 qui surgissent à même la fortune,

 l’abondance de l’Inaccompli.

  

   Oui, car l’Inaccompli a cette qualité rare de posséder en soi cette complexité labyrinthique au gré de laquelle il apparaît tel l’infini se projetant dans le fini, lui donnant corps et matière à prospérer sans que nulle chose n’en vienne contredire la fantastique, la fabuleuse manifestation. C’est bien dans l’intervalle se situant entre ce Moi d’un Inconscient fixé à demeure et ce Soi Inaccompli infiniment que se trouve la texture même de leur profonde différence, de leur opposition essentielle. Ce qui saute au visage dès que l’on se penche sur leurs facultés respectives, c’est l’incroyable performativité conceptuelle de l’Inaccompli par rapport à l’étroitesse racinaire de l’Inconscient. Ce que l’un, l’Inaccompli, porte au mérite d’une donation largement éployée, d’une oblativité sans fin, l’Autre, l’Inconscient, le retient avaricieusement en soi, au sein même d’un étrange autisme. Et maintenant se pose la question essentielle de savoir en quoi cet Inaccompli se doit de demeurer Inaccompli autant que faire se peut, en serait-il autrement qu’il ne progresserait en direction du futur qu’au risque de se perdre, de nous perdre puisque c’est bien de nous dont il est question.

   Si l’Inaccompli se donne en tant que libre, il ne le peut qu’à persévérer en son être, à savoir à ne jamais parvenir au bout de soi, pas plus que nous, les Existants, ne pourrions parvenir au bout de qui nous sommes qu’à négativer, néantiser la totalité de notre présence. Puisque, étrangement, douloureusement, « parvenir au bout de soi » ne se peut qu’à se porter sur le rivage de sa propre mort. Si, pour effigie, nous n’avions que le territoire d’un Inconscient nécessairement fini, il en serait de même pour nous, le glas de la finitude ayant sonné au seuil même de notre venue au Monde.

   Se dialectisant avec force contre cette clôture irrémissible, l’Inaccompli nous offre la figure hautement cathartique du possible, du toujours devant nous dans sa perspective de clarté, de l’horizon dégagé de nos attentes.

  

Avançant au gré de nos diverses stances d’Inaccomplissement,

 

cet Ami que nous n’avons pas eu ;

cette Amante qui s’est détournée de nous ;

 cette connaissance qui nous a échappé  ;

cette forme d’Art qui nous a été dérobée ;

ce Philosophème dont nous n’avons pu percer l’opercule têtu ;

ce paysage dont nous n’avons vu qu’une seule esquisse ;

cette Nature dont, nécessairement,

nous n’avons saisi qu’un fragment ;

 cette Méditation qui s’est dissoute avant son terme ;

 cette peau que nous aurions souhaitée hâlée,

elle n’était image que de la blancheur ;

 ce Poème qui nous mettait au défi

d’en saisir l’inaccessible hiéroglyphe ;

cet Amour qui, rougeoyant tout au bout de nos doigts,

y imprimait la brûlure du vide ;

cette Montagne Sainte-Victoire existentielle

dont, jour après jour, avec une manière de rage,

nous voulions élever les parois

jusqu’au ciel d’une compréhension,

 

il n’en demeurait jamais que ces taches,

ces lunules de blanc,

ces intervalles qui définissaient notre être

 selon le morse des pointillés,

 

oui, cet Inaccompli qui toujours nous tend

sa superbe résille étoilée,

 lui seul, l’Inaccompli est mesure de qui nous sommes,

ces éternels Candidats au comblement du désir,

le Manque est notre substance la plus ordinaire,

celle qui, nous hélant depuis le Futur,

ensemence notre Présent des germes

d’une toujours possible Joie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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