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1 juillet 2024 1 01 /07 /juillet /2024 08:35
Au seuil d’une réverbération

Roadtrip Iberico…

Avril-mai 2024…

Parque de Merendas de Campinho…

Alentejo …

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Certes, d’emblée nous sommes au paysage, comme la feuille est à l’arbre, dans une manière de disponibilité, d’immédiateté à ce qui fait face. Mais le sommes-nous suffisamment ? Ne nous laissons-nous éblouir par la vitre brillante des illusions comme si ce fragment de Nature dormait en paix sous le globe de verre de son chromo ? Les choses sont au loin qui vacillent au sein même de leur essence sans jamais pouvoir nous atteindre au lieu même de nos attentes, au foyer de notre désir, au centre de l’athanor brûlant de notre passion. Si un premier regard paraît nous livrer l’entièreté de ce qui fait phénomène, ce ciel, cette eau, cette terre, cette mince colline, ces arbres, tous ces prédicats du réel ne diffèrent-ils de nous en leur énigme essentielle ? Placés, là, sur la lisière des parutions ; placés là, sur la rive d’un rêve ; placés là, sur ce fil d’irréalité qui se tend à l’infini, ne doutons-nous  de nos successives visions et, plus foncièrement, ne doutons-nous de nous, placés que nous sommes dans ce colloque singulier qui va de Soi à Soi, tutoie le tangible, le manifesté, l’établi, sans bien y faire halte, sans accorder à ces étranges présences un suffisant coefficient de vérité qui nous en ferait le don certain, indubitable, l’offrande ne pouvant jamais être remise en question ?

   Nous ne sommes ceux qui parvenons au plein de notre être qu’avec peine et parcimonie, alors, comment pouvons-nous prétendre connaître ce qui nous est extérieur, ce qui nous est inconnu, ce avec quoi, jamais, nous ne serons ajustés, harmonisés, échangeant avec cette bizarre altérité, seulement quelques mots, jamais un discours qui nous mettrait en rapport avec, elle, cette altérité ? Le tragique de l’exister est toujours cette distance, cette déchirure dont l’Autre est le lieu, ce hiatus que l’Autre profère, cet interstice dont l’Autre est le vecteur le plus sûr, parfois même, le plus cinglant qui se puisse imaginer. Ceci que nous voudrions saisir se retire avant même que nous ne l’ayons exactement déterminé : nous pensions être les Maîtres de ce fleuve, de cette rivière, de ce lac, il ne demeure jamais, dans la résille triste de nos doigts, que cette poudre d’eau, ce clair ruissellement de gouttes, cette inaccessible brume, ces nervures étiques qui nous disent la pauvreté du Monde et, conséquemment, la nôtre.

   Avons-nous d’autre moyen de nous porter auprès des choses qu’à les décrire, à en délimiter les contours, à faire usage de notre langage, c’est-à-dire, substituer au réel, ses équivalents symboliques ? Sans doute, saisir les choses, consiste-t-il, simplement, à les nommer. Alors, nommons-les. Là, au bord du paysage, là au bord de l’image (il y a, pour nous, simple homologie), nous pensons et parlons d’un seul et même mouvement. Bien au-dessus de nos têtes, bien au-dessus des voiles tendus de nos soucis, le ciel court infiniment, si bien que sa course est d’illisible densité, comme si, de toute éternité, et pour le reste de l’éternité, il n’avait cure des Hommes, des animaux, des roches et de la terre, infinie liberté déployant sans cesse le principe de son essence. Ciel de noire venue que traverse le songe blanc des nuages. Ciel, nuages, sont libres d’eux, leur élan n’est nullement limité, chacun va son train sans se soucier de l’autre. Bandes alternées de sillages de talc, de pliures noires, dialectique éphémère, à peine effleurement, maquillage léger à la Pierrot et à la Combine pour des noces toujours recommencées, pour des amours semées des roses blanches de l’éther, cette sorte d’inaudible symphonie se posant sur la grâce de nos âmes sans en altérer en quoi que ce soit la douceur de tulle.

   C’est pure ivresse que de contempler la vastitude de l’air et c’est pour cette unique raison que son atmosphère, jamais ne peut être en notre possession. Se rend-on « maîtres et possesseurs » du vol stationnaire du colibri, du cerf-volant dont la queue faseye longuement, du pollen qui s’échappe de la fleur ? Non, on est tenus à distance et c’est cet intervalle qui rend ces choses précieuses. Serions-nous de la même étoffe, nous n’en sentirions ni la moirure, ni le chatoiement, ni le mouvement soustrait à la curiosité naturelle des yeux. Toutes choses doivent s’espacier de qui nous sommes afin que, libres de nous, nous puissions en percevoir la touche subtile, la vibration au loin, la délicate présence. Mais le ciel n’est nullement seul à nous désespérer, à laisser entre nos mains l’empreinte cruelle du vide. La mince colline qui sert d’horizon est aussi en fuite de nous. Å peine commençons-nous à évoquer sa pente douce, son herbe tachée de gris, que déjà, ce sont les arbres qui nous questionnent, leurs boules qui sont pur mystère. Et les arbres, leur noire frondaison ne nous égare-t-elle, ne nous conduit-elle, tout droit, à ces toits de tuiles brunes, à ces façades de craie des demeures, à ces foyers où, sans doute, des braises sont assoupies sous la touffeur des cendres couleur d’étain ?  Oh, oui, combien il est désespérant et en même temps heureux que les choses ne se donnent jamais qu’à l’aune de leur vacillement, à la lumière de leur foncière incertitude. En serait-il autrement que, sans délai, nous nous plaindrions de leur proximité et, conséquemment de leur discours à peine audible, il ne ferait que doubler le nôtre et troubler le lieu même de notre langage intérieur, cette inépuisable richesse qui trace les incontournables traits de notre singularité.

   Et cette eau, cette nappe d’eau qui nous fascine tel un mystérieux miroir posé au large de nous, cette eau n’en sentons-nous l’étrange ruissellement à l’intérieur de notre peau, fontaine immémoriale dont nous ne serions, aujourd’hui, que le lointain écho, la mince comptine venant à nous avec le doux réconfort de la nostalgie ? Oh, oui, immense arche de l’ambiguïté, cette eau en laquelle nous souhaiterions disparaître voici que, soudain, elle s’ouvre en cataractes d’abysses, en trombes d’orage auxquelles notre fragilité foncière ne pourrait résister et nous deviendrions, sur-le-champ, de simples fétus de paille à la longue et oublieuse dérive. Cette eau s’invite face à nous telle une lisière qui toujours reculerait à mesure de notre progression. Étrange clignotement de ce qui attise notre désir et, toujours, s’en absente. Alors, comment sortir de notre condition d’orphelins ? Comment faire que la merveilleuse fécondité de l’Idée vienne à nous sous les atours du Sensible, du toujours-là, de l’à-portée-de-la-main, du disponible à la demande du cœur, de l’oblativité en sa qualité de non-retrait ?

   Certes nous questionnons et, sans doute, est-ce ce questionnement qui constitue l’approche la plus exacte de ce qui nous met au défi de nous en saisir avec toute la subtilité requise ? En cette vaste lentille d’eau, en ses reflets arborés, en son blanc rayonnement, en ses teintes parfois d’ardoise, ne serait-ce la réverbération de nos propres doutes, la variabilité de nos états d’âme, le vertige de nos « coups de foudre » qui viendraient, ici, bourgeonner à la manière des énigmes que, toujours, nous rencontrons sur cette marge d’incertitude se levant de la rencontre

 

du rêve et du réel,

de l’imaginaire et du réel,

du symbolique et du réel ?

 

   Ici, le réel vient d’être nommé trois fois, alors que ce qui, avec lui fait dialectique, rêve, imaginaire, symbolique, ne paraît, chacun à son tour, que dans une manière d’étique présence. Le réel est têtu, obtus, opaque et c’est pour cette raison que nous cherchons à en percer l’inflexible cuirasse, espérant en ceci obtenir une transparence au gré de laquelle aussi bien le réel nous parlerait un langage compréhensible, aussi bien notre propre réalité se verrait doter des sèmes participant à notre intime compréhension, à l’interprétation de qui nous sommes.

   Le titre énonce « au seuil d’une réverbération » et cette formule ne demeurera mystérieuse que le temps pendant lequel on se sera déterminés extérieurs à cette « réverbération ». Quel paradigme pouvons-nous convoquer face à cet inépuisable et hermétique réel qui nous met en demeure de nous en approprier sans que les outils pour le faire nous soient donnés ? Ce qui est à placer face à sa native obscurité, à sa nécessaire ambivalence, une simple stratégie herméneutique dont le cercle habituel, parcourant l’ensemble de ce qui vient à nous, réel, symbolique, imaginaire, rendra la totalité de ces présences sinon totalement transparentes (jamais la Vérité ne surgit pleine et entière des choses), du moins douées d’un sens qui nous les rendra disponibles, une clarté se substituant à une ombre.

   Comprendre ce qui vient à nous, ce ciel, cette terre, cette eau, n’est rien de moins que nous les rendre familières, en situation de voisinage, donc d’affinités, entrer à l’intérieur de qui elles sont, jusqu’à la définitive pliure, là où s’étoile le plus précieux de leur essence, tout contre la lame de notre intuition, cet innommable qui surgit auprès des choses dès l’instant de leur parution,

 

ligne sans contour,

trait sans épaisseur,

figure sans visage,

surgissement du soi des choses

en leur fondamentale texture,

en leur nervure la plus apparente,

en leur consistance la plus aigüe.

 

   Certes, tout cercle herméneutique, cette réverbération illimitée, cet écho à l’infini, cette réflexion de soi à soi de ce qui, habituellement celé demeure muet ; cette résonance des complémentaires et des contraires, des différences ; cette radiance s’élevant des rencontres, des mises en commun, des synthèses du divers, toutes ces coalescences agrègeront le divers sous la tournure vive et irrémissible

 

d’une unité atteinte en son plus haut point,

pour les choses,

pour nous et c’est bien nous

 

   qui serons centre et périphérie de ce dissemblable, de cet ondoyant, de cet hétérogène qui, toujours, nous scindent selon des territoires ombreux/lumineux, tracent en nous, au plus profond, l’aporie d’une schize constitutive.

  

   Là, face à l’admirable Nature, là, nous les Hommes qui ne sommes que ses défricheurs et déchiffreurs, tout se donnera sous la mesure exacte d’une inaltérable unité des choses et ceci grâce à un éternel jeu de renvois, d’échos symphoniques, de fabuleuses réverbérations :

 

du Paysage au Paysage,

de L’homme au Paysage,

de L’Homme à l’Homme.

 

  

 

 

 

 

 

 

 

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