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16 juillet 2024 2 16 /07 /juillet /2024 07:59
Lente, belle, la Nature

 

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Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

    « Le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. De cette équation on peut déduire divers corollaires, par exemple, celui-ci : notre époque s’adonne au démon de la vitesse et c’est pour cette raison qu’elle s’oublie facilement elle-même. Or je préfère inverser cette affirmation et dire : notre époque est obsédée par le désir d’oubli et c’est afin de combler ce désir qu’elle s’adonne au démon de la vitesse ; elle accélère le pas parce qu’elle veut nous faire comprendre qu’elle ne souhaite plus qu’on se souvienne d’elle ; qu’elle se sent lasse d’elle-même ; écœurée d’elle-même ; qu’elle veut souffler la petite flamme tremblante de la mémoire. »

 

   Å l’incipit de ce commentaire de la belle image d’Hervé Baïs, il nous plaît de placer les remarques lucides de ce bel écrivain qu’est Milan Kundera. Nous employons, à dessein, le présent du verbe être, « est », pour indiquer que toute écriture digne de ce nom est touchée de la grâce d’un coefficient ineffaçable d’éternité. Oui, le merveilleux Langage, en sa qualité d’essence de l’Homme, anticipe et outrepasse ce dernier de toute la hauteur de son essentiel mérite. Encore faut-il qu’il soit utilisé avec suffisamment d’égards pour qu’il soit en mesure, simplement, de prétendre au titre de « Langage ». Å défaut de ceci, il ne saurait être que pur verbiage, risibles onomatopées, essais de dire échouant au seuil de la parole. Mais les Amoureux du Vrai Langage auront compris. La référence à la « lenteur » ne saurait s’offrir qu’à l’aune d’une durable patience, d’une persévérance de tous les instants, d’une sérénité à toute épreuve, d’une endurance longuement consentie, toutes qualités nécessaires au déploiement de son efflorescence. Et ce qui est, ici, dit du Langage (il ne vous aura nullement échappé, qu’à l’initiale, une Majuscule s’impose afin que nulle confusion ne soit entretenue avec quelque prosaïque sabir), donc ce que le Langage énonce du haut de son mérite, le Paysage le fait également du plein de son esthétique, de son naturel retrait, de sa modestie, de sa retenue, des nervures fondamentales dont il est le vivant exposé.  

   Si, par une simple décision intellectuelle, nous conférons au Paysage cette « lenteur », tel le poème, tel l’essai longuement médité, telle la narration romanesque pas à pas sécrétée, se situant dans la lignée des grandes œuvres, nous infusons, dans le Paysage, des motifs qui le mettront à l’abri de « l’oubli », de la « lassitude », de « l’écoeurement », reprenant ici les termes employés par Milan Kundera. Nous ne commenterons pas plus avant les propos de l’Écrivain au motif qu’ils sont transparents, hautement lisibles et que, si nous nous y attardions, ce serait simple facsimilé du contenu de « La lenteur », ce livre qui, traversant le sourd épiderme des choses, atteint sa chair vibrante, le plus souvent dolente d’avoir été si peu comprise, et, conséquemment, oubliée.

 

   La lenteur de l’image

 

  C’est toujours du ciel qu’il faut partir comme si sa céleste altitude lui donnait quelque prééminence à s’affirmer, le dotait d’une large mesure antéprédicative, dont chaque chose, l’eau, la terre, les arbres, dépendaient, tiraient la nature même de leur substance. Donc le ciel, ce ciel si haut, si blanc, ce ciel traversé d’une onction originelle, ce ciel de haute faveur, ce recueil de la parole des dieux, cette enveloppe si diaphane de tout ce qui vient à lui, cette simple courbe sous le grisé d’illisibles nuages, ce ciel plane infiniment au-dessus de la longue marche des Égarés que nous sommes, nous qui vivons la tête inclinée, les pieds rivés à la lourde glaise du sol. Pourrait-on imaginer un ciel pressé ? un ciel impatient ? alors que sa vastitude contient en elle toutes les dimensions du temps : la mémoire infinie du passé, l’insaisissable glissement du présent, le virtuel d’un futur à l’aune duquel nous ne sommes que de risibles notes sur une partition sans fin.

   Et l’eau, cette symphonie toujours renouvelée, l’eau qui n’a de cesse de métamorphoser la mouvance joyeuse de ses flux, certes si nous la visons instant par instant dans ses immédiates manifestations, nous pouvons y repérer quelque hâte à faire de ses flots ce qu’ils ont été, qu’ils ne seront plus, une matière toujours en mouvement, ondoyante, fugitive, capricieuse, mais ceci est une vision de myope à laquelle il faut substituer le large empan d’une saisie panoptique des choses, d’une considération holistique de ce qui vient à nous, remplacer la partie par le Tout, lequel ne saurait être que le Grand Tout de la merveilleuse « Phusis » des Anciens Grecs, cette donation à l’infini des puissances illimités de la Nature.  Cette nécessaire « conversion du regard » nous place à une autre altitude. Les choses vues de près se donnent dans le fourmillement, la pullulation, l’enchevêtrement inextricable, la confusion la plus confondante qui soient. Éloignons-nous de cette éclaboussure, de ce jaillissement, de cette diaspora de gouttes et notre vision s’assagit, se modère, s’unifie afin que notre juste vision du Monde soit l’heureuse synthèse d’un cheminement immémorial, nullement ce saut sur place qui est le lieu commun des Existants, nullement l’allure millénaire de ce qui vient à notre encontre avec grandeur, amplitude, équanimité.

   L’eau est belle qui vient à nous avec ses larges zones de gris métallique, ses territoires tremblants, irisés, ses districts d’illisible venue. « Zones », « territoires », « districts » font encore signe vers une fragmentation du réel, une coupe, une césure, des estimations catégoriales, toutes perceptions du tangible qui ne visent que par défaut sa large dimension ontologique. Rien de ce qui est face à nous ne peut l’être dans une seule esquisse qui résumerait l’entièreté de l’être des choses, limitée à un seul de ses phénomènes. Tout phénomène est précisément le « phénomène » au sens étymologique de « tout » (c’est moi qui accentue), ce qui apparaît de nouveau dans l’air, dans le ciel », cette étrange singularité qui n’est que le reflet, l’écho de cet universel sous lequel nous vivons, qui toujours nous dépasse et, le plus souvent, nous désespère.

   C’est bien parce que ce mystérieux « Tout » nous provoque, nous met en demeure de le comprendre que nous le soumettons avec tant d’empressement au scalpel de notre Raison, laquelle tranche à vif dans le sensible, en extrait quelque détail qu’elle nous livre pour la Vérité pleine et entière. Et c’est bien la figure de notre hâte coutumière qui constitue l’opérateur de cette étrange euphémisation du réel, lequel opérateur ne semble faire sens qu’à la manière d’un puzzle, pièce par pièce, reflet de notre expertise impétueuse, impatiente des objets que nous rencontrons quotidiennement, notre promptitude à les considérer, nos gestes de saisie trop vite accomplis, ôtent à notre regard ce qui, depuis toujours l’attend, voir la Mer à défaut de n’apercevoir que la goutte au sein même de cette immense nappe liquide. Considérant les anomalies, les insuffisances de notre acte perceptif, il nous faut passer d’une simple image du détail à la dimension de l’élémental, de l’Eau, de la Terre, de l’Air, du Feu, tous fondements du visible dont nous ne sommes jamais que les observateurs distraits, les archivistes amnésiques, les documentalistes aux mains vides.  

   Et les rochers, ces naturels prolongements de la Terre, combien ils nous questionnent si nous leur accordons une attention adéquate. Ils sont l’évidence même du moment long, ce temps géologique qui tresse une à une ses secondes depuis l’immuable du temps, là où, peut-être, une possible Origine pourrait se laisser deviner. Leur dureté, leur résistance est gage de cette lenteur dont ils sont le résultat car aucune roche métamorphique ne se donne dans l’instant de ce qui serait sa rapide venue. En eux, les rochers, sommeille la longue expérience d’un métabolisme pluriséculaire qui nous donnerait le vertige si, par improbable, nous en percevions l’incroyable durée. Que nous reste-t-il alors, face à cette immensité de la Nature, face à la durabilité, à la pérennité du Paysage, à ne nous considérer tels les simples Harmoniques enchâssés dans ce Ton Fondamental universel qui, à la façon de la Musique des Sphères résonne de toutes parts sans que, jamais, nous n’en puissions déterminer ni début, ni fin.

   Et c’est bien notre condition d’Harmoniques, autrement dit d’Individus exposés au risque de leur propre finitude qui nous précipite, tête la première, dans l’aventure immédiate, dans l’hystérie itérative d’actions renouvelées sans fin, dans le fourmillement indistinct et chaotique dont nous posons, jour après jour, les pierres fondatrices de leur devenir. Il y a, du Ton Fondamental universel à notre réduction Harmonique un tel abîme que nous ne pouvons qu’être des Êtres égarés à la recherche d’un hypothétique temps qui nous rendrait éternels, d’une spatialité infinie qui y correspondrait.  Mais nous avons, sinon la nette conscience, du moins la rapide intuition que nous sommes en dette au regard de cette temporalité infinie dont l’illimitation nous réduit à la « portion congrue », la mesure étroite qui nous est destinée paraît ne convoquer qu’une étrange aliénation.

   Dès lors que reste-t-il de ces considérations sur la « Lenteur », sinon, selon la belle injonction kunderienne, sortir de notre « désir d’oubli », nous accorder, toujours, le temps d’une pause, instiller dans le réel autant de respirations que faire se peut, se poster face au Paysage, nullement dans une mesure antithétique qui nous le rendrait dangereux ; s’accorder à ce temps long que nous devinons

 

à même le dôme infini du Ciel,

sur la ligne courbe de l’Horizon,

 sur la plaque de schiste de l’Eau,

sur les arêtes saillantes des Rochers,

sur les franges d’Écume de l’Eau.

 

Ces belles réalités immédiates,

Ciel, Horizon, Eau, Rochers, Écume,

portons-les à la seule

dimension qui vaille,

ce Temps d’illimitation

qui sera le nôtre si,

bien plutôt que de décoïncider

avec son essence,

nous acceptons de méditer,

de contempler longuement

ce qu’ils sont en leur être,

des appels diaphanes,

fragiles, lointains,

mais des appels pour que

se lèvent des affinités,

que fleurisse une osmose,

que se déploie une harmonie,

de Nous au Monde,

du Monde à Nous.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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