Back to black…
Étang de Bages 02
Photographie : Hervé Baïs
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On met cap vers le Sud, on veut la mer, on veut le soleil, on veut la lumière. On veut être Soi et être Soi hors-de-Soi. En réalité on ne sait trop et l’on fait semblant d’être réuni autour d’un centre qui nous définit et nous assigne une place déterminée parmi la vastitude, l’infinité du Monde. D’abord, on erre longuement dans les ruelles de Bages, ce délicieux village perché sur son éperon rocheux, vigie surveillant le lac du même nom, en partage avec Sigean. On essaie de s’imaginer natif d’ici, de se fondre dans la pierre ocre que lustre le soleil levant, d’être familier de cette Placette avec sa fontaine blanche, son platane incliné par le vent, le ciel de toiles claires de son Café. Longeant les ruelles où coule une ombre fraîche, on glisse parmi les hautes et étroites maisons médiévales, on franchit la Porte du Cadran Solaire, pour un peu l’on se sentirait Bageois plus que Bageois, Pêcheur s’apprêtant à jeter ses filets sur le miroir de l’Étang pour y saisir l’une de ces longues et noires anguilles qui en tapissent le fond. Oui, ce beau village perché sur son promontoire avec son habitat groupé instille vite en Soi cette manière d’assurance tranquille qui nous disposerait, d’emblée, à la plus exacte équanimité d’âme qui se pourrait imaginer.
Et puis, soudain, alors que l’on flâne longuement, pareil à un Archéologue soucieux de prélever, ici et là, quelques indices de sa quête, on est si bien devenu « l’objet » de cette mince bourgade, qu’on en est comme l’ombre, comme le pavé qui luit au fond des ruelles, comme ces volets de bois peint que le mouvement du vent fait continûment grincer. Pour autant la conscience n’est nullement au repos, la conscience inquiète de Soi qui, toujours, inlassablement, court à la recherche de son point fixe, de sa position sur le sextant de l’exister, aiguille mobile de la boussole dont, cependant, l’on souhaite qu’elle puisse, un jour, trouver son orient magnétique. Arriver à son port, si l’on veut. Et là, comme Robinson échoué sur son île de Speranza, on cherche à se repérer, à savoir si, au milieu de la confluence des éléments,
on est plutôt Eau, mer ou lagune ;
plutôt Air hissé sur le dos froid et rapide de Tramontane ;
plutôt Terre, tissé de cette argile ocre qui décore les façades,
ou encore Feu animé par la course courbe du Soleil.
Peut-être est-on tout ceci à la fois, ce qui justifierait notre inaptitude foncière à coïncider avec quoi que ce soit, à bouger telle la girouette, à s’agiter constamment telles les gouttes dans la clepsydre, à sans cesse varier telle la crête multicolore du caméléon. Certes, cette quête du sentiment de Soi peut paraître curieuse, là, dans ce lieu de pure beauté au contact duquel toute question intérieure devrait céder le pas à la méditation la plus sereine qui soit. Mais ce serait un peu vite oublier que toute beauté, précisément au motif de son exception, nous oriente aussi bien au bonheur, aussi bien à cette inquiétude foncière qui naît toujours des confrontations singulières.
Alors, un peu « la mort dans l’âme », on quitte Bages (mais quitte-t-on jamais ces lieux de haute présence ?), on l’abandonne cette belle bourgade par un sentier d’argile claire. La lumière est haute, la lumière scintille sur la plaque métallique du lac si bien que l’on doit protéger ses yeux de cette clameur souvent trop intense. Partout une herbe sèche, indisciplinée, secouée par la force des vents, une herbe pareille à celle des vastes savanes, puis, jouxtant l’eau, une maigre végétation de prés salés qui se confond presque avec la nappe liquide. Ici et là quelques conifères font balancer innocemment leurs maigres aiguilles sommitales. Loin, à l’horizon, une bande de terre limite la zone de la lagune. On est un peu le centre de ce curieux microcosme, étroite narration tellement semblable à ces héros solitaires des romans de chambre, on est, à Soi seul, le début et la fin de l’histoire, on est l’alfa et l’oméga au titre desquels plus rien ne se donne que cette relation au paysage, ce passage ininterrompu de la Nature à Soi, de Soi à la Nature.
Ce que l’on veut, ici, face à cette manière de « nulle part », gommer toutes les aspérités du Monde, faire comme si, par simple magie, l’on pouvait ne plus connaître que la porcelaine éclatante, onctueuse d’un coquillage flottant à demi dans les eaux translucides d’une grève du Septentrion, coquillage couché parmi le peuple des galets gris. Soudain, le grand kaléidoscope mondial se serait étréci à la « peau de chagrin », il n’en demeurerait qu’une lentille centrale, manière d’infime variation autour d’harmoniques en synergie, une à peine lueur montant de la douce intimité des choses. On n’aurait guère d’effort à fournir pour se métamorphoser en ce paysage lui-même, en son battement interne presque imperceptible. Se laisser aller le long de ce mince fil d’Ariane qui nous relie au ciel, à l’eau, à la terre, ce fil si ténu que rares sont les Élus qui peuvent en ressentir la vibration de cristal.
Se laisser aller à ceci qui vient à Soi tout comme le transparent gerridé glisse à la surface de l’eau, mince corps ovale en quête de sa nature, antennes souples palpant l’air, subtiles ondes marquant l’empreinte légère sur le miroir couleur d’attentionnée bienveillance, de généreuse clémence, d’inépuisable tendresse. Alors que l’Étang du Doul se laisse aller à sa calme horizontalité, que le roc de Berrière, du haut de son promontoire, embrasse la totalité de la zone lacustre, il n’est guère d’autre indication, pour Soi, que de confier son regard à cette esthétique montée des flots, comme si elle en était le pur bourgeonnement. Le ciel, en sa partie la plus haute, se résume à l’écho d’une mince bande sise entre Argent et Lin. Puis, à mesure que les yeux entreprennent leur courbe descendante, tout se donne dans l’atténuation, dans l’approche, jamais dans une saisie qui serait définitive, entraînant, avec elle, la chute soudaine du temps ; non, c’est un blanc cotonneux, le genre d’une pulpe florale, l’aspect satiné du calice, la consistance de la brume annonçant aux Hommes, aux Femmes, aux Enfants emmaillotés dans leur rêve, la naissance du jour, l’oblativité de ce qui va se présenter, advenir comme ce qui, depuis la nuit des temps, attendait le mystère de son dépliement.
Alors sans que l’on s’en soit aperçu, on est comme immergé en Soi, « tout au milieu de Soi », donné sans intermédiaire à qui-l’on-est et, de ceci, naît la simple et heureuse évidence d’être en un temps d’exceptionnelle imminence. On ne fait qu’un avec son intime existence, on est au plus près d’une manière d’illumination et il s’en faudrait de peu que nos pupilles ne s’ornent de ce brouillard léger que d’aucuns nomment « larmes », ceci inclinant vers la tristesse, alors que la conscience cardinale que nous en avons farde nos paupières de cette ineffable joie que les mots ne nomment le plus souvent que par défaut, ils sont trop courts, ils ne parviennent nullement à emplir la totalité d’un sens qui les déborde et, parfois, les chagrine. Mais les sentiments profonds n’éprouvent le besoin de quelque messager, de quelque intermédiaire, ils parviennent eux-mêmes à l’accomplissement de leur floraison, à la manifestation de leur éclosion. Cette décoloration du gris en direction du blanc est belle, apaisante, nuée de la conscience d’une dimension aurorale, originaire du temps. La ligne d’horizon est ce genre d’illisible filigrane pareil au mot du Poète lorsqu’il hésite à dévoiler son trouble intérieur, à prononcer le nom de la Muse dont il est amoureux, qui lui souffle l’inimitable forme de ses vers les plus inspirés.
Et l’eau, l’eau admirable,
l’eau régénératrice, l’eau purificatrice,
l’eau qui est la même que celle
qui baigne les cellules de notre corps,
l’eau vient à nous du plus loin
de sa troublante énigme.
L’Eau-Miroir, l’Eau-Constellation,
l’Eau-Réverbérant les facettes plurielles du Soi qui,
pour un peu, se confondrait avec elle,
l’Eau blanche et grise, l’Eau aux mille reflets.
Elle est notre Mère, elle est celle en qui nous plongerons, immense matrice collectant les bruits inaperçus du Monde, belle et rassurante symphonie aquatique dont, à peine venus à l’être, nous tardions à nous exonérer tant il y avait de quiétude à seulement flotter dans les eaux avant-courrières de l’existence aux rudes aspérités, aux dents parfois acérées, aux piquants tels ceux des oursins. Eau qui vient à nous et s’obombre de quelque nuée anthracite, comme si elle voulait nous prévenir du danger qui, toujours, nous guette dès l’instant même de notre éloignement de qui elle est.
Eau troublante s’il en est, eau revitalisante aussi, eau baptismale par laquelle nous trouverons le tremplin immémorial de notre essor, de notre émergence tout contre cette dimension de l’altérité qui nous surprend en un premier geste de notre manifestation aux choses, nous comble ensuite au gré de sa texture infiniment souple, infiniment accueillante, une feuille d’eau nous enveloppe et, aussitôt, tels ces bâtons plantés dans le fond obscur, telle cette farandole de filets qui s’y accrochent, c’est bien ici la métaphore du Soi qui s’impose et nous reconduit sur les rives de la narration de notre propre genèse.
Là, au centre de la belle image,
là au point de rencontre des lumières plurielles,
là au point focal d’un sens totalement accompli,
c’est de NOUS dont il est question,
seulement de NOUS et cette révélation
nous gagne de l’intérieur, nous envahit
et une foule d’heureuses sensations
se presse tout contre la toile
interne de notre épiderme.
Alors nous ne voyons plus le tressage de cordes en lesquelles viennent s’échouer les lianes noires des anguilles, nous ne voyons plus les lignes verticales de ces bâtons taillés à la main afin de maintenir en place le piège tendu au peuple de la lagune. Immense beauté de la symbolisation du réel, immense beauté des correspondances toutes baudelairiennes entre qui-l’on-est et ceci même dans la distance dont nous nous approprions les abondants, les opulents prédicats.
Ici un songe ancien de l’humanité se réalise, ici prend corps une merveilleuse unité, cette acmé de l’Idéalisme, ne plus faire éloignement de ceci qui vient à nous, certes dans la réserve, en un rapide regard, mais dans la totalité épiphanique de son être en une appréciation plus exacte de notre vision intérieure. Du Monde nous ne sommes nullement disjoints, nulle césure ne s’annonce, nul hiatus ne partage des territoires distincts, bien au contraire
ce ciel de grise texture, c’est NOUS ;
cette eau de lagune à la si belle teinte d’argent, c’est NOUS,
cet ilot de pieux et de filets, c’est NOUS
au plus plein de cette métaphore qui n’est, en définitive, que notre propre récit qui s’écrit au beau fronton de l’exister. Et c’est le geste photographique qui est le « bain révélateur » de deux polarités appelées, depuis toujours, à se rencontrer, à entrer en osmose, dyade connaissant enfin le lieu de son effectuation la plus étonnante, la plus signifiante qui soit. Constamment, face à l’image de qualité, face à l’image essentielle, nous avons à devenir ces savants Herméneutes qui, perçant l’opercule serré des hiéroglyphes du réel se disposent, immédiatement, « au milieu de Soi », dans cette mesure strictement focale, dans cette sorte de « degré zéro » de la signification à partir duquel tout va se déployer en orbes successifs, dont le Soi sera la totale et profonde émanation, le centre infini de rayonnement.
Avant même d’être au Monde,
le Soi est le Monde
et cette assertion, si elle paraît pêcher par orgueil, ce n’est qu’en apparence car si notre pensée se barde de radicalité, ce que, toujours elle devrait faire, une évidence s’impose à elle :
c’est NOUS qui voyons le Monde.
Et, le voyant, c’est NOUS qui le créons
car notre vision s’absenterait-elle et il disparaîtrait, le Monde, nullement pour les Autres, cela va de soi, mais il va aussi de soi que nous ne pouvons nier qu’il n’existe, ce Monde, qu’à l’aune de nos perceptions, de nos sensations, de la fable que nous lui attribuons dès l’instant où nous mettons en quête de le justifier. C’est NOUS qui sommes interpellés par ce village, ce paysage, cette lagune et c’est l’exigence d’une solitude, la nôtre, face à une autre solitude, celle du paysage qui constitue la manière la plus adéquate de rendre compte, tout à la fois, de Soi, de cet alter ego de ce qui nous fait face et s’impatiente d’être dévoilé selon sa propre vérité.
Nous ne pouvons être que ceci,
des Explorateurs de l’authentique,
seulement de cette manière peut
se dévoiler l’essence des choses.