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17 septembre 2024 2 17 /09 /septembre /2024 08:02
Blanche multitude

Roadtrip Iberico…

Alentejo…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Pour commencer, laissons-nous aller à quelque aimable fantaisie. Ce cliché aurait-il cédé à la tentation d’être simplement « œuvre au noir », nous n’en aurions jamais perçu que l’illisible dimension nocturne. Å l’inverse, eût-il été traité selon une « œuvre au blanc », il se serait dilué dans les mailles lumineuses du jour. Donc nécessité dialectique de cet affrontement du Noir et du Blanc au terme duquel une œuvre surgit et tresse, pour nous, les beaux motifs de la signification. L’oeuvre d’Hervé Baïs, nombre de fois décrite ici, emprunte ce paradigme du bi-tonal pour nous dire, selon ces deux valeurs, auxquelles s’adjoint nécessairement la médiation du Gris, le tout du Monde en son essence la plus intime, la plus digne d’intérêt. Non que la couleur soit une simple hypostase du Noir et Blanc, bien des photographies douées de polychromie sont tout à fait remarquables. Ce qui nous retient avant tout, dans ce parcours exigeant, c’est la recherche constante de privilégier l’unité au détriment du multiple, de donner droit, en première intention, au discret, au dissimulé, au simple, tous motifs concourant, par destination, à dire le réel en sa plus exacte mesure.

   Mais, maintenant, portons-nous en cette belle terre de l’Alentejo (elle aussi essentielle en ses modestes parures), du moins en sa représentation afin d’y déceler quelque figure propice à nous faire rêver d’abord, à nous faire penser ensuite. Ce qui, d’emblée nous retient, c’est cette idée de vastitude qui découle de la composition, dialectique elle aussi (jamais le Principe de Raison ne peut s’en exonérer), une mince bande de terre couchée sous l’empan illimité du ciel. Toujours, quel que soit le paysage, se donne ce singulier affrontement du céleste (cette liberté), du terrestre (cette lourde concrétude en laquelle nous arrimons l’empreinte de nos pas). Donc le ciel, en son affirmation spatiale, connaît tous les horizons, de ceux du Levant, à ceux des basses latitudes Hespériques et la terre, par comparaison, semble dire la modestie de sa venue. Le ciel est le lieu d’un infini nomadisme si bien que, pour un peu, parmi les yeux des constellations, nous pourrions deviner ces longues caravanes d’hommes et de bêtes avançant, tels des mirages, dans la nuée orangée du Désert. Oui, le ciel est un désert peuplé de rien et c’est bien en ceci qu’il est fascinant, ouvrant à la mobilité de l’imaginaire ses plus belles épopées.

   Le noir léger tout en haut de l’image, le gris flottant de la partie médiane, le blanc poudré de cendre au contact de la ligne d’horizon, tout ceci trace une manière d’infini ondoiement, de fluctuation onirique nous portant au plus haut de notre désir de vision multipliée, agrandie aux confins de l’Univers. Tels des aigles pris d’ivresse, nous planons longuement au-dessus du superbe Alentejo, ce paysage de steppes jaunes que ponctue le vert foncé des chênes-lièges, que rythment les lignes régulières des vignes, que soulignent, à l’horizon, les torsions d’oliviers noueux, ces formes archaïques nous conduisant en une genèse si éloignée de nous qu’elle en deviendrait presque réelle au motif du travail de l’invention, de la fabulation, chimères qui flottent, à notre insu, dans l’ombreux massif de notre matière grise.

   Sans doute, à regret, nous faut-il quitter ces hautes altitudes mais, Terriens en l’âme, le sol nous aimante, la gravitation nous précipite en direction de cette argile dont nous sentons bien qu’avec elle, nous sommes en degré de parenté, en affinité et que trop nous en éloigner ne ferait que dissoudre notre certitude humaine, nous perdre en d’étranges illusions. La ligne d’horizon est plaisante, rassurante qui s’armorie de signes familiers, ces ramures d’arbre haut levées au-dessus des tiges fines des troncs. Puis nous devinons la craie d’une falaise en laquelle nous pourrions creuser la forme de notre abri. Volontiers nous serions les hôtes de ces refuges d’ermites qui ont pour nom « troglodyte », nous qui en notre aurore préhistorique provenons de ces sombres et fumeuses grottes, ces cavernes qui, parfois, encore en nous, dessinent de lourds traits primitifs, antédiluviens. Puis une vaste plaine d’herbe revendique le motif de sa venue à l’être, elle est, en quelque manière, l’âme de l’Alentejo que parcourt en silence la houle laineuse, blanche et silencieuse des moutons.

   Et, comment cette évocation du Blanc, ne nous conduirait-elle à cet étrange peuple des meules d’herbe serties en leur linge immaculé ? Ici, leur exacte géométrie, leur accueillante circularité, leur moutonnement à l’infini ouvre, pour nous, la clairière illimitée des songes sans amarres, des rêveries détachées du souci des Hommes, des délibérations illimitées, des évasions les plus productrices de joie. Blanc-seing nous est donné de les projeter sur l’écran de notre conscience de telle ou de telle manière.

 

Nous pourrions les dire sous la forme

de lourdes congères hivernales

des Contrées Nordiques.

Les dire sous le cercle régulier

des yourtes qui parsèment

les Steppes Mongoles.

Les dire sous la forme

d’un vaste jeu d’échecs avec,

selon ses propres choix,

ses Rois Blancs, ses Pions Blancs,

ses Fous Blancs, toute Blancheur

se donnant pour les heurs, les joies,

les contentements de la Vie,

alors que les pièces Noires

se donneraient pour ses malheurs,

ses tristesses, ses chagrins.

 

   Voyez-vous, combien la scène d’un paysage peut, en un seul instant, se métamorphoser en ce splendide praticable, en cette magnifique commedia dell’arte dont l’existence est le reflet, le creuset où tout se joue du Destin des Hommes.

   Jusqu’ici, devisant sur les teintes, la relation, entre eux des divers éléments du paysage, nous nous sommes circonscrits au cercle d’une concrétude toujours étroite en son habituelle manifestation. C’est bien là le problème du réel, c’est bien là que le bât blesse, le réel est têtu, le réel résiste et nous plie à l’imperium de sa farouche volonté. Toujours face à la colline, au bouquet d’arbres, à la ravine, aux pierres blanches du Causse, toujours nous voulons nous en exonérer, trouver de plus amples altitudes, découvrir des steppes de large ampleur, une manière d’infinité si nous, êtres finis, pouvons seulement en envisager l’étonnant panorama, l’illimitée perspective.

   Sans délai, nous devons quitter la catégorie de l’existence, solliciter celle, ouverte, immense des essences, convoquer, autant que faire se peut, l’être idéal, l’être du concept. Ce qui, ici, veut dire abandonner nos repères topologiques, ce ciel, cette terre, partir pour de nouveaux horizons inconditionnés, insondables, perpétuels, et c’est bien en leur guise de nulle apparition, de virtualités, de puissances retenues, d’énergies compactes que ces horizons sont précieux, qu’ils nous arrachent à notre roc biologique pour nous attribuer la légèreté, la grâce de ces êtres de papier et de soie dont nous rêvons à défaut de pouvoir les nommer. Au moins, provisoirement, il nous faut cesser d’être

 

ces chrysalides aux élytres soudés,

ces insectes aux buccinateurs cloués,

déployer nos ailes, chanter à pleine voix

la texture libre de l’idéal,

donner champ à la vastitude du concept,

libérer le Soi de son habituel carcan,

poncer le derme pesant des contingences,

faire flotter la toile de notre peau,

la métamorphoser en une entité cinglant

à l’horizon de tous les vents,

du froid Boréal au tiède alizé en passant

par la limpidité du zéphyr, sa mouvance,

ses flux et reflux sans limites.

 

Blanche multitude

     Conséquemment, ces blocs d’herbe pliés dans leur pellicule de film plastique, bien plutôt que de les considérer selon la limitation de leur cercle, accroissons leur périmètre, portons-les à la dignité des choses essentielles. Autrement dit, pénétrons jusqu’au cœur de leur essence, invaginons-nous en leur chair ductile, souple, toujours renouvelée en raison même de leur incroyable plasticité, de leur infinie possibilité de mouvementation, de ressourcement, pluie originaire avant même qu’elle ne connaisse le terme du sol de poussière qui l’attire et la contraint. Nuée d’eau, fin brouillard, avant même que d’être goutte, irisation plurielle, diaphanéité à l’infini, disposition antéprédicative en attente de ses qualités, les possédant toutes à l’étrange mesure de ses latences, de ses possibilités. Faisons de ces meules de simples émergences de blancheur portant en leurs plis de clarté toutes les promesses du Monde. Remontons à l’origine, fêtons la dimension archaïque, sauvage des choses, des germes, des graines, des semences portant en elles toutes les promesses de futur. Ces « choses » (laissons-les en leur simplicité même de choses indéterminées), ces Choses Majuscules donc, faisons en sorte de ne nullement les abandonner dans une condition qui, trop imprécise, les rendrait orphelines en quelque sorte.

   Ces « Choses » blanches, efforçons-nous de leur attribuer l’acmé d’une valeur, laquelle viendrait en droite ligne de la dignité de quelque élévation dont, par simple effusion, elles tireraient toute la précellence de leur être, manière de Proto-Essence, d’Essence prédicative de celles à venir, Sur-Essentialité fécondant toute génération future dont elle serait l’unique et rayonnant principe. Oui, ici, se disent, en termes approchants, à peine voilés, le primordial de toute Idée sur son hypostase dans les sillons étroits et contraints de la quotidienneté. Et, exigence d’Idéal aidant, accordons-nous à ces « Choses » comme elles s’accordent à nous et vêtons-les

 

de cette belle lumière,

de cette limpidité de source,

de l’éclat du glacier sous

la belle lueur boréale.

  

   Fêtons l’émergence blanche du Langage, fêtons le mot tout juste venu à la conscience de lui-même, un lexique opalin, nacré, venu du plus loin de son être, trace, peut-être, des antiques langues cananéennes, de l’hébreu, du phénicien, du moabite, aube des temps où les dialectes sont souples, où les articulations sont dépourvues de saillies, d’arêtes, où elles ne relèvent nullement de la dureté du silex mais sont poncées  par la clarté originelle, galets lisses sous l’appui d’une bienveillante lumière.

   Fêtons l’émergence blanche de l’Amour, oh nullement le feu et l’orage d’une passion,  juste un souffle à l’orée des rencontres humaines. Adam et Ève ne sont pas encore là, l’Éden n’est pour l’instant qu’une vague lueur posée sur le front des futurs Existants, l’Amour est une aile de papillon, d’Atlas géant, du Grand Paon de nuit, du Papillon-Hibou, de Papillon-Comète de Madagascar, toutes présences aériennes bien plutôt qu’incarnées. L’Amour donc s’essaie à connaître la pure loi de son essence, il butine les cœurs, il répand son nectar sur le lisse des épidermes, il chuchote à l’oreille des futurs Amants des genres de comptines délicieuses dont nul ne peut connaître ni l’origine, ni la fin au motif que ce sentiment est un Absolu, qu’il s’efface à mesure qu’on veut le connaître, qu’il nous désespère par son absence, nous comble par sa présence. Il est fragile tel un cristal, c’est pourquoi, le plus longtemps possible, il faut le laisser dans sa mesure native. Trop d’empressement, trop de lumière et il retourne en son antre chercher la confidence, l’intimité, le clair-obscur qui est sa dimension la plus juste.

   Fêtons l’émergence blanche de l’Art, en-deçà même des premières ébauches pariétales, en-deçà du premier geste posé sur quelque subjectile que ce soit, pierre, bois, texture végétale. Imaginons quelque primitif bloc de Marbre sommeillant dans les veines d’une carrière non encore mise à jour. La carrière, en son essence de champ libre pour la création, la carrière comme réserve naturelle où, plus tard, se lèvera la belle effloresecnce de l’œuvre portée à sa perfection. Le marbre blanc, sans veine ni vergeture, le marbre en tant que pureté virginale de la pierre, le marbre en tant que matrice disponible pour l’émergence de la manifestation esthétique. Imaginons encore en cette moitié du IVe siècle av. J.-C, le Sculpteur Léocharès face à son caillou de marbre blanc inentamé, lequel ne connaît encore ni les coups de maillet, ni les vives entailles de la lumière. Léocharès, dans le silence de son acte, prélève, une par une, avec d’infinies précautions, les écailles qui cachent la statue de la Divinité. Elle, la Divinité, « existait » de tous temps, sise dans la pierre dont, un jour faste, le Sculpteur devait la libérer. De toute éternité donc, le dieu Apollon, dieu solaire et du chant, dieu guérisseur, dieu des purifications à la beauté sans pareille sommeillait dans les limbes du Temps. Enfin porté à la lumière, il symbolise le principe même, la quintessence du geste artistique. Il dit l’essence manifestée en sa gloire la plus évidente, en son immémorial mérite.

   Fêtons l’émergence blanche de la Liberté et de la Vérité en un seul lieu réunies. Ces substances blanches et pures ne proviennent que d’elles-mêmes, elles sont entièrement autonomes, puisant en leur propre la qualité, la vigueur, l’efficacité dont elles sont le beau et unique réceptacle, immersion en soi, au plus profond, de cette capacité, une fois libérée, de conquérir tous les horizons, de gagner toutes les latitudes, d’envahir la totalité de l’espace ouvert, en attente de son long voyage, au-delà des yeux d’infertile texture, le plus souvent de ces Hommes qui ne voient que le creux de leur paume à défaut d’en connaître l’illimité au-delà.

   Et la Vérité, l’exactitude de ce qui est, en tous lieux, en tous temps, comment pourrait-elle ne pas surgir de cette laine d’écume immaculée, comment ne pourrait-elle en être la neuve et éternelle effusion ? Ces dans ces plis de blanc que les Hommes, déjà cités, pourraient établir le site de leur intime connaissance : coïncider avec son propre Soi et ne jamais en différer, voici ce qui serait précieux sous ces horizons toujours enténébrés de faussetés, toujours tachés d’erreurs, pliant sous le joug des fourvoiements et des affectations de toutes sortes qui ne sont que marche de guingois du Peuple des Existants.

 

Voici, nous sommes arrivés au terme du

parcours symbolique de cette image.

Sans doute sommes-nous un peu

décontenancés de ce voyage

 parmi l’éther, parmi les concepts,

parmi les rêves de toutes sortes.

Certes, interpréter est toujours produire

des représentations selon Soi.

Chaque Soi apportant sa propre singularité.

Voilà, nous voulions la Blancheur en tant que

thème de tout commencement des choses.

Aussi bien aurait-elle pu en signifier la fin.

Toutes pensées sont ouvertes

qui font leur polychrome arc-en-ciel !

 

 

 

 

 

 

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