Peinture : Barbara Kroll
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Savez-vous combien il est étrange de parler à une image, de surcroît à une image qui ne dévoile de soi que ce mince fragment ? Ce faisant, vous m’obligez, « Fruit-Passion », à me réduire, moi aussi, à ce fragile intervalle, à cette dimension microscopique de l’espace en lequel vous paraissez vous confondre dans une manière de joie rayonnante, bien que dissimulée aux yeux des Curieux et des Inquisiteurs. Je suis sûr que vous avez conscience, en votre for intérieur, du trouble que vous diffusez auprès de vos hypothétiques Adorateurs. Car, à ne paraître que dans le détail, vous suscitez, en l’Autre, ce singulier appétit de possession sans lequel, du reste, l’existence ne serait que cet horizon plat, sans autre perspective que son évident coefficient de nullité. Montrer le double bourrelet de vos lèvres carminées, dévoiler une partie de votre visage d’albâtre, afficher la superposition de vos mains en un rapide trait de graphite, c’est ouvrir la boîte de Pandore, sinon de tous les vices, du moins allumer en vos Admirateurs secrets, la flamme de quelque convoitise dont l’extinction ne pourrait jamais résulter de votre don, fût-il sacrificiel, fût-il volontaire.
Mais je ne vais plus avant bâtir de château en Espagne, préférant à ces diaphanes mythologies, mobiliser les pouvoirs de mon imaginaire. Vous en serez le centre et la périphérie, tant, depuis votre découverte, vous occupez l’entièreté de mon attention, la totalité de mes plus vifs intérêts. Comment pourrait-il en être autrement, vous dont la brusque apparition (s’agit-il d’un rêve ou bien de la réalité ?), a colonisé le champ de mon attention, au point que nul autre sujet que Vous n’y pourrait trouver de place à sa mesure ?
Mais d’abord, penchons-nous, d’un commun souci, sur ce nom de baptême (je n’ai nullement cherché, il s’est imposé à moi avec la force des évidences !), « Fruit-Passion » dont je ne m’étonnerai guère que vous ne le trouviez bizarre, tronqué en quelque sorte au motif que votre propre énonciation se fût soldée par « Le Fruit de la Passion », en sa forme la plus directement canonique. Cependant vous ne serez pas sans savoir que l’élision de ces petits mots-outils, « de », « la », trouve sa nécessité de correspondre à qui-vous-êtes, une partition du réel, une bribe extraite d’un tout. Et puis cette condensation, cette cristallisation de la formule présentent l’immense avantage d’aller sans délai à votre essence, à savoir la belle rutilance, l’épanouissement du fruit, lesquels ne peuvent faire signe qu’en direction de ce désir dont ils sont investis depuis le secret même de leur nature.
Et, ici, je ne résiste pas au plaisir de rapprocher votre image de celle de ce merveilleux fruit. Et que ce fruit provienne en droite ligne de la passion de Jésus, ne vous exonère nullement d’en recevoir le bel emblème, fussiez-vous athée. Son cercle parfait à la teinte Falun sur lequel joue une douce lumière, son derme intérieur d’écume contre lequel se rassemble le peuple de ses graines jaune-orangé, tout ceci annonce une plénitude, une libre disposition à la vie, la gratuité d’un don sans égal que je vous attribue sans l’ombre d’un doute. Mais il me plait d’ajouter à votre seule description quelques-unes des valeurs lexicales attachées à qui-vous-êtes en votre aspect de « Passion ».
D’abord « Élan », cette manière de saut que vous suscitez au motif de votre soudaine apparition. On parle bien des « élans du cœur », alors ceci n’est rien moins que naturel. N’enclencheriez-vous que l’immobilité et alors on vous dirait froide, sinon glaciale, ce qu’en toute hypothèse vous ne sauriez être.
Puis « Attachement », comme si, vous ayant aperçue, nul ne pourrait prendre de distance de qui-vous-êtes, sauf à se condamner à errer dans sa peau d’infinie tristesse.
Puis « Aveuglement » qui, sans doute, viendrait de la diffusion solaire dont vous êtes le point focal, cette intense luminescence trouant les yeux de quiconque s’y frotte.
Puis « Exaltation », en raison même de l’arraisonnement dont vous seriez la source, auquel je ne saurais me soustraire, ma volonté s’employât-elle à en déjouer le fascinant piège.
Puis « Fureur », pour porter à son acmé les sentiments qui vous seraient destinés, lesquels ne sauraient se satisfaire d’une retenue, d’une modération.
Alors soyez assurée d’une chose : en moi je pourrais loger ce sublime chaos qui aurait pour étrange nom composé « Élan-Attachement-Aveuglement-Exaltation-Fureur », ceci sans même qu’un quelconque remords ne vînt en réduire la belle efflorescence, la magnifique incandescence. Je ne doute guère que ma fascination de vous ne prête à sourire, à moins que ma persistance à vous halluciner telle une exception ne flatte votre ego, n’alimente votre naturel caprice. Certes, vous me trouverez désemparé, flottant en permanence de Charybde en Scylla, tantôt admiratif de votre aura, tantôt au bord de quelque désespoir s’appuyant sur la figure de votre absence.
« Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie »,
affirmait François 1° et je crois qu’ici la formule pourrait s’inverser, me situant au centre du jeu, balloté entre mes puissances et mes dérisoires faiblesses, genre d’épouvantail flottant au gré de quelque rapide aquilon, si bien que je pourrais énoncer sans quelque risque de fausseté :
« Souvent je varie, bien folle seriez-vous de vous fier à moi. »
Certes, la formule est un brin « tarabiscotée », néanmoins elle répond à mon actuel état d’âme, une manière d’infini flottement onirique tout autour de votre image, genre de phalène brûlant ses ailes au contact de la flamme. Ne vous moquez pas, ma stupeur est inversement proportionnelle à l’étroit motif de votre représentation.
Et, puisque allusion est faite à votre peu de surface, à votre si exiguë présence, à votre être en partance de qui-il-est, bien plus que de s’affirmer positivement dans la vaste clairière du Monde, obligation m’est faite, afin de saisir le feu follet de votre passage, de procéder à une description analogique et, à cette fin, c’est bien l’image de l’arbre qui vient, naturellement, se superposer à la vôtre, en redoubler en quelque sorte l’effectuation. Imaginez donc ceci : vous êtes un arbre à l’horizon, par exemple un de ces chênes majestueux aux larges ramures, tels que rencontrés dans le climat océanique du sud de la blanche Albion. Vous êtes une manière de totalité, comme si votre souveraineté pouvait emplir l’entièreté de la dimension universelle. Vous voir, c’est voir le Monde en son infinie plénitude. Tous les Humains sont placés sous le rayonnement, l’aura que vous diffusez à l’envi, tous les Humains sont placés sous votre aimantation, leur fascination est grande. Mais, maintenant, il nous faut procéder à rebours de votre évidente présence, chercher dans les parties qui vous constituent tout ce qui pourrait être ôté sans que l’effectivité de votre nature n’en soit réellement atteinte, se mettre en quête de ce plus petit dénominateur commun au terme duquel vous apparaîtriez encore, telle que vous êtes en substance :
une manière d’infinité résultant
de l’assemblage de milliers de finités
dont aucune, cependant, ne vous condamne
à être biffée de l’horizon du Monde.
Vous dévêtir méticuleusement, écarter la plupart de vos prédicats les plus visibles, vous réduire, si je puis oser, « à la portion congrue », sans pour autant vous priver d’âme, ce principe foncier au gré duquel vous apparaissez telle qu’en vous-même. Fruit-Passion en tant que Chêne, il me plaît de vous priver de vos feuilles (vos bijoux, vos apparats, vos « faux-semblants »), de vous dénuer de vos branches (figuration de vos membres), de vous déposséder de votre écorce (écho de votre peau), certes ceci ne saurait être que symbolique et loin de moi l’idée de vous métamorphoser en ces « écorchés » de salles d’anatomie qui n’ont plus guère quoi que ce soit d’humain. Notre voyage vers le dépouillement, le dénuement, c’est seulement un transport imaginaire, une pure fantaisie et vous comprendrez aisément que votre présence pleine et entière me soit un grand réconfort. Le contraire dans son pli de réel ne pourrait être le lieu que de ma constante et irrémissible affliction.
Mais poursuivons votre effeuillement. L’aubier enlevé (sans doute les ressources de votre psychologie), il ne demeure que ce vif duramen qui est votre essence même, cette mesure inaliénable de qui-vous-êtes. Et, voyez-vous, j’ai pu, sans dommages, vous priver de membres et de peau et, cependant, quelque chose a résisté à mon entreprise d’effacement, d’abolition : votre visage (cet infini, cette large mesure à elle-même son propre mystère), nullement son entièreté et, peut-être ceci vous paraîtra-t-il étonnant, mais je vais expliquer et décrire. Le fond sur lequel vous paraissez est noir dense, impénétrable. Sur ce fond pareil à la trace d’une énigme : le blanc-Colombine d’une peau dont la neutralité fait penser à quelque masque de mime : la rudesse d’un plâtre, l’opaque d’une chose qui ne veut nullement qu’on en dévoile le secret. Puis le treillis presque invisible de deux mains assemblées. Jusqu’à présent vous êtes Mystérieuse-plus-que-Mystérieuse, un simple reflet du Néant si cette image du Vide et de l’Absence ne vous affecte d’une manière trop sensible. Et au milieu de tout ce qu’il me faut bien nommer « désolation »,
la déflagration de l’arc rubescent
de vos lèvres,
un surgissement purpurin,
le chant aigu de rubis porté
à son feu intérieur,
l’exhaussement d’une clameur,
la trace vivante du sang,
un bourgeonnement solaire
de fin de crépuscule.
La double éminence pourpre de vos lèvres
s’ouvre sur l’ivoire de vos incisives,
l’ivoire de vos incisives s’ouvre
sur la possibilité toujours réelle
de la profération d’une Parole.
La Parole se donne comme
superbe tremplin des significations.
Elles, les significations, tressent l’insigne éploiement de ce qui, venant en présence, nous conforte en notre essentielle solitude. Vous qui, jusqu’ici, au motif de signes biffés, demeuriez une manière d’ouate impréhensible, voici que votre corps prend consistance, qu’il naît de ce simple fragment de la bouche (est-ce une bouche de Lumière effaçant les traits néantisants de la « Bouche d’Ombre », Homme ou Femme perdus entre deux infinis, le Gouffre et le Ciel, vie partout répandue, alors que la mort est partout présente ?), sachez combien, toujours, la vie ne s’élève qu’à s’extraire des mors du Néant. Et sachez aussi que cette belle tache carmin, l’intime confidence de vos lèvres m’arrache à moi-même, instille en mon âme le trait brillant d’un possible espoir.
Peut-être, qu’en l’instant de mon écriture, je ne vis que de vous connaître et, à défaut de vous posséder dans le rythme même de votre belle incarnation, vous vous donnez avec toute la plénitude dont vous êtes capable,
goutte de pluie se donnant au nuage,
nuage se donnant au ciel,
ciel se donnant en cette aire infinie
qui est son juste repos
tout comme il est le nôtre.
Aussi, fût-ce à titre de fragment,
de pièce d’un puzzle se perdant
dans les mailles du jeu humain,
persistez en votre être,
ceci est persistance du mien !
Fruit,
Passion,
en deux mots
l’absoluité d’une
hypothétique félicité !