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4 novembre 2024 1 04 /11 /novembre /2024 09:47
Dans la pure immanence de Soi

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Elle qui emplit le champ entier de notre vision, qui est-elle pour survenir ainsi, à l’improviste ? D’où vient-elle, peut-être d’un lieu innommable ? Quel est le motif de sa quête, elle qui ne paraît exister qu’à demeurer en Soi, au plus secret de son Être ? Mais sa venue dans le rythme des choses concrètes, mais l’effraction de la nuit dont elle provient, mais l’irréel de sa posture, mais l’improbable de son esquisse, tout ceci ne concourt-il à annuler sa présence, à la reporter en des sites de troublants marécages, en des aires peuplées d’herbes sauvages, en de plurielles savanes s’effaçant à même le poudroiement d’un pollen sans véritable consistance ? Å même sa fragilité, sa futilité, peut-être même sa vanité ? Mais, en regard de toutes ces imprécisions, toutes ces approximations la concernant, ne sommes-nous envahis des lianes d’un doute dont, étant atteints au plus vif, nous risquerions de disparaître à nous-mêmes, à ne plus sentir notre enveloppe de peau, à glisser au sein même d’une chair devenue inconnaissable, simple assemblage de tissus à l’illisible texture ? Car il en est ainsi des visions dirigées sur l’étrangeté qu’elles deviennent mystérieuses elles-mêmes, infondées en quelque manière, étrange flottement fantasmagorique, simple apparence mythique menaçant, à chaque instant, de rejoindre la transparence de la chimère, de se métamorphoser en cette billevesée à laquelle n’attribuer quelque effet de persuasion que ce soit.

   Si ce que nous disons est vrai, alors nous figurerons, « Elle-la-Distante », nous les Chercheurs de sens, en tant que deux absences se faisant face, deux néants prétendant à l’exister, agencements existentiels détricotant leurs motifs respectifs à seulement en envisager l’œuvre menée à son terme. Cependant, si notre persistance sur le sol d’argile, si notre entêtement à paraître nous est donné comme le pur indubitable en l’ordinaire de nos jours, ici et maintenant, confrontés à l’abyssale prescription de ce qui ne saurait ni recevoir de nom, ni prétendre à une forme, nos certitudes se lézardent, et, pareils aux troncs en lesquels le Bûcheron projette son coin d’acier, nous sentons bien la mesure de notre vulnérabilité, la caducité qui nous habite tel le Noroît qui balaie la steppe de son haleine glacée. Nous prenons conscience, avec quelque effroi, de notre déficience interne :

 

poser trop de questions aboutit à un identique

résultat que le fait de n’en poser aucune

 

Devant nous, c’est l’étendue

d’un Désert sans limites où ne se

lèvent que d’éphémères nuages

  

   Alors, nous posons encore une question : comment pouvons-nous donner forme à l’informe, si ce n’est en usant de mots, en vêtant sa vacuité de quelques-uns des prédicats, fussent-ils rares, qui l’extrairont de son natif silence ?  Car c’est bien la force du Langage que de faire émerger du rien la pluralité des significations qui le transformeront, ce rien, en quelque chose de possible, en une hypothèse trouvant le fondement de quelque justification. Avant que d’être Hommes et Femmes de chair, nous sommes Êtres de Langage, nous dépendons entièrement de lui : il nous attribue notre propre nom, ses mots nous définissent, ses textes écrivent notre histoire. Êtres de narration, comment pourrions-nous affirmer et confirmer notre Être si le Langage disparaissait ?  Notre mutité serait l’équivalent du non-être. Après ceci, il ne reste plus rien à énoncer.

   Donc ce seront des paroles vraisemblables que nous produirons au contact « d’Elle-la-Distante », Elle qui sera toujours « l’Éloignée » au motif de son autonomie, de l’altérité qu’elle nous tend comme le miroir en lequel nous refléter. Reflets contre reflets si l’on peut dire, chacun couché au sein de sa propre Monade. Nuit, nuit profonde, nuit d’encre, c’est sur ce motif totalement nocturne, entièrement énigmatique, inapprochable, insondable, c’est donc sur ce pur mystère que « Distante » se détache mais, avec peine, sans doute la face de son dos ne témoigne-t-elle que de cette appartenance, encore, aux rives lucifériennes du Néant. Afin d’exister, afin de prétendre à la parution sur le Grand Théâtre du Monde, elle doit s’extraire de cet abîme par un geste équivalent de néantisation.

 

Je néantise le Néant qui

me libère de sa puissance

 

   Mais jamais le don n’est le totalement libre, l’effectué une fois pour toutes. Toujours, par rapport à l’originaire d’où l’on provient, l’on demeure en dette, le solde sera pour plus tard lorsque le chemin de croix parcouru, il ne restera plus qu’à s’acquitter de son dû. Douloureux arrachement, toujours des adhérences subsistent. Métaphoriquement : la bernique ne se détache du rocher qui l’accueille qu’à laisser sa propre empreinte sur le minéral, lequel, par une exacte symétrie, inscrit en son hôte la nécessité de son granit, cette mémoire minérale à la très longue vie. Elle sera l’indestructible halo, l’aura effusive entourant tous ses gestes, signant de sa persistance la totalité de ses actes.  Parlant du Néant, méditant à son sujet, nous ne pouvons, nous-mêmes, qu’être affectés de ce qui apparaît, subjectivement, comme sa haute déficience, comme sa dimension de pathos cyclopéen.

   Ici même, après ces quelques arguments décidant de la nature du Néant, pouvons-nous dire « qu’Éloignée » se soit définitivement libérée de sa native vacuité, de ce qui apparaît comme son non-sens, son sentiment d’un Absurde pareil à celui éprouvé par l’infortuné Sisyphe ? Bien évidemment non. Le motif du papier peint est toujours redevable du mur qui l’a accueilli et abrité. Mais foin des métaphores, il nous faut avancer dans l’inventaire de « Distante ». Chevelure nocturne plus que nocturne en quoi se dit la réserve de Néant qui cerne le massif aliéné de sa tête.

 

Tête de chute.

Chute irrémédiable.

Irrémédiable en tant que

chiffre de son étroit Destin

 

   La Moïra a traversé le corps de « l’Infortunée » avec le fer d’une dague qui est son aliénation, le signe d’une éternelle giration portant en elle, au plein de son vortex, les plis insanes, démentiels de sa nécessité. Oui, chute pareille à la Chute Originelle, exclusion à jamais des lumineux rivages de l’Éden. Alors on s’attendrait que, par un juste retour d’une positivité chargée d’annuler cette lourde négativité, quelque faveur fût attribuée, sinon à l’esprit, du moins à l’enveloppe charnelle « d’Infortunée ». Mais le « sort en est jeté », il ne sera nullement dit que quelque félicité que ce soit oindra sa peau à des fins d’allégresse, de béatitude. Non, « Égarée » portera sa croix tout le long de son chemin de vie. Marquée au fer rouge de la malédiction. Poinçonnée des stigmates d’un incurable mal.

   C’est ce motif d’une adversité originaire qui incline le massif de sa tête. C’est cette douloureuse estampille primitive qui métamorphose son anatomie en cette affliction dont rien ne semblerait pouvoir la distraire. On se serait attendu à ce que le visage, cet emblème de la dignité humaine, se fût montré sous d’heureux auspices, que des yeux fendissent l’armure, qu’une bouche esquissât l’ébauche d’un sourire. Mais nul don de cette nature ne nous est offert. Le visage - si l’on peut encore employer ce mot -, ce qui en tient au moins lieu : cette manière de nappe d’argile claire, ce bandeau innommé, ce prédicat à la Colin-Maillard, cette offuscation de la mesure anthropologique, cette biffure de l’être qui n’annonce plus que le motif du non-être, de l’absence à jamais d’une conscience qui eût pu éclore, s’épanouir, se lever dans l’aube renouvelée d’une journée libre, ouverte à la plénitude de l’heure, toutes ces contrariétés donc, toutes ces luttes intestines  font de « Distante » une distance par rapport à qui elle est, font « d’Éloignée », le propre et confondant éloignement de qui elle est. Qui est-elle ?   Le saura-t- elle jamais, elle dont le sombre Fatum la dirige ici, dans cette impasse, l’appelle là, dans l’inconnaissance de Soi ?

   Mais en quoi consiste donc le reste du corps, ce corps flagellé, ce corps fouetté à vif par le lacet cinglant de l’aporie, sa mort n’aurait été pire que cette vacance infinie par où peut frapper le pire des outrages, par où peut s’infiltrer l’humiliation majuscule ? Je ne doute guère que mon inventaire « d’Affligée » ne vous désarçonne, que vous en attribuiez la noirceur à quelque sombre événement qui m’accablerait. Mais il ne s’agit nullement de ceci, il s’agit simplement, les yeux grand ouverts jusqu’à la mydriase, de sonder une âme, non en son envers, à savoir la chair, mais en son endroit le plus vif, en sa donation la plus tragique. Si toute chair, par naturelle destination, suppose le plaisir, elle n’en est pas moins façonnée, au moins à égalité, par des meurtrissures, des blessures, de profondes scarifications.  

   La dimension formelle que « Distante » offre à notre regard : cette poitrine à peine dessinée (comme si sa maturité féminine ne  pouvait être atteinte), ces bras de mante religieuse, cette infinie longueur des membres (l’on se demande s’ils ont une fin, s’ils ne s’égouttent continûment en direction d’une bonde terminale), cette non profération dont la teinte qui tapisse sa vêture, cette infime variation, ce faible tremblement de tons soutenus,  de Savoie à Safre, en passant par Saphir, cette Nuit plus sombre que celle d’hiver, cette perte de la lumière en d’inaccessibles tréfonds, tout ceci ne nous dit-il, en filigrane, le peu de réalité de Celle qui ne nous rencontre qu’à s’absenter elle-même, qu’à provoquer notre propre absentement de la Scène du Monde ? Nous questionnons et le fait de n’avoir nulle réponse nous incline à penser selon deux plans :

 

ou bien « Hallucinée » n’existe pas,

ou bien nous n’existons pas.

 

Peut-être sommes-nous la buée

d’une pensée d’un illisible Existant

qui nous tient sous le feu de

son irrémissible volonté ?

 

Nous questionnons !

  

 

   En exergue à cette fantaisie imaginaire, et afin de donner site, sinon à une explication (peut-on vraiment « expliquer » l’existence ?), seulement proposer une fuite métaphysique à cet article, nous dirons que la « pure immanence de soi » (titre de ce texte), veut dire « relation plurielle au Néant originaire » car, en définitive, lorsque nos interrogations tournent à vide selon un infernal cercle herméneutique, que nous reste-t-il à proposer, sinon cette ressource au Néant qui pourrait contenir en soi, par simple effet dialectique, quelques vues en direction de l’Être ?

 

Puisqu’aussi bien Être

et Néant sont le même.

Nul n’a pu saisir du Néant

Nul n’a pu saisir de l’Être

Seulement les intuitionner

Seulement les imaginer

 

Jamais on ne les rencontre,

toujours on les postule,

on les projette jouant de concert

la grande partition de cette étonnante

commedia dell’arte qui paraît être

leur terrain de jeu favori.

 

   Et puis, avant de nous séparer, une précision s’impose. Le Lecteur, la Lectrice n’auront nullement parcouru ces lignes sans prendre conscience de cette fluctuante nomination de Celle que nous avons placée sous la platine du microscope : 

 

« Elle-la-Distante »

« L’Éloignée »

« L’Infortunée »

« Égarée »

« Affligée »

« Hallucinée »

 

   Bien évidemment, au titre de cette continuelle redondance, vous aurez perçu en quoi l’exister de cette « Inconnue », sera troué, percuté de signes négatifs, poinçonné des plus tristes desseins qui se puissent concevoir. Était-il utile de noircir ainsi le trait, d’enfoncer le fer continûment dans la plaie, de jouer, en une certaine manière, avec l’affliction, avec la vacuité ? Notre patronyme, l’orient au titre duquel s’affirme notre identité, se dégage notre singularité, pourquoi le soumettre au feu itératif de nominations plurielles ? L’intentionnel de cette pluralité signifiante, bien loin d’être simple fantaisie, répond au souci d’extraire « Affligée » de sa propre subjectivité, de son ipséité, afin de nous la rendre universelle, embrassant en ceci, non seulement le Destin de Celle que nous observons, mais conférant à la totalité de l’Humanité souffrante cette lourdeur du pathos, cette inclination au tragique de toute considération pensante dès lors qu’elle s’applique à l’inéluctable, l’irrémissible voie en laquelle, dès le jour de notre  naissance nous empruntons la longue marche, clignant des paupières sous le jour intense de la Vérité :

 

nous ne pullulons qu’à l’aune

de notre disparition,

seule promesse auto-réalisatrice,

 seule parole performative

 dont l’effectivité

 

est réelle

 

plus que réelle.

 

 

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