White Alice est avec Alicja Reczek
à Brudzeński Park Krajobrazowy.
Judith in den Bosch
***
Il faut partir du rien
ou du presque rien.
Il faut partir de l’Ombre,
aller vers la Lumière.
Il faut partir de Soi,
apercevoir l’Autre,
nullement en Soi,
non, comme promesse
du Jour, uniquement.
De sa propre margelle à l’orée de l’aube, il faut descendre, sonder au plus profond le mystère de sa chair, s’éprouver en tant que ceci, fondement, origine à partir de quoi tout apparaîtra, fera sens, perçant l’opercule de la dense nuit, y allumant cette braise vive, la conscience, ce fanal toujours ouvert à la compréhension de ce qui vient, de ce qui se découvre, de ce qui, à interroger dans l’urgence, dévoile l’exister en sa plus effective profondeur, en son épaisseur la plus manifeste. Être là, aux aguets, postée sur la marge de la meurtrière, regarder hors-de-Soi le tumulte des Choses qui n’est jamais que le tumulte interne du Soi, son vif bourgeonnement à partir des coulisses, sa vision multipliée des Objets du Monde, mais ces Objets ne sont que le propre Soi projeté sur l’immense et mobile écran de l’Altérité,
de ce qui est distance,
de ce qui est vis-à-vis,
de ce qui, sans doute,
inamical, étranger,
deviendra le plus proche
au motif d’un long temps d’exploration. D’un temps d’incubation, car faire de tout Autre un Soi (« Je est un Autre »), ne se peut jamais qu’à longuement méditer sur son intime nature, sur la possibilité qu’il est, pour Lui, l’Autre, de sa propre révélation à laquelle la nôtre est affiliée tout comme la lumière est la juste rétribution de la clarté solaire.
L’on se rétribue de l’Autre
afin de donner de l’étoffe
à son propre exister.
L’Autre se rétribue
de nous dans un souci
strictement homologue.
Nulle hiérarchie, nul décalage, nul déphasage :
Soi toujours par l’Autre
L’Autre toujours par Soi
Cette équivalence est la mesure éthique de toute rencontre, de toute confiance, de tout échange fondés en Vérité. Ceci, Chacun, Chacune le sait et, toujours, notre mémoire est courte, notre réminiscence sédimentée dans les strates du temps si bien que notre propre rayonnement (ou supposé tel), laisse dans l’ombre tout ce qui n’est nullement lui, tout ce qui, par simple effet de contraste, se donne comme notation de surcroît, remarque marginale, signature illisible au bas du document. Ceci ne veut nullement dire que le Soi, dans un souci de faire apparaître l’Autre, de lui accorder du champ, aurait à se gommer, à biffer sa propre présence.
Bien au contraire, plus le Soi propre est déterminé, plus le Soi propre est accompli en justesse, plus l’épiphanie de l’Autre sera assurée de son être, trouvant écho dans cet en-face qui, tel un lumineux miroir, lui renverra l’image d’une Présence redoublée de la Présence de l’Autre. Il faut déjà s’être gagné comme Soi, en sa plus exacte faveur, pour accorder à l’Autre la place qui lui revient en tant que Celui, Celle qui ont à être au motif d’un regard qui, d’abord, pour être adverse, opposé, n’en pourra devenir que compréhension, accord, considération. Seule la culture attentive de sa propre chair peut conférer, à une chair qui n’est pas elle, cette belle et ouverte disposition à la confluence des âmes, à leur entente, à leur commune réciprocité.
Nous disposant à viser « Soi-en-tant-que-Soi » (Celle-de-l’image), nous pouvons lui appliquer immédiatement cette formule existentialiste :
« elle est toujours déjà au-dehors »
Bien évidemment, « Soi » n’est nullement une Monade sans porte ni fenêtres qui ne vivrait qu’en-Soi-pour-Soi, sans même jeter un regard sur le Monde, sans y apercevoir ces esquisses des Autres qui, toujours, sont signifiantes au premier, aussi bien, du reste, qu’au dernier degré. Ce qui veut dire que c’est toujours de l’Autre, de l’Humain en sa donation qu’il est toujours essentiellement question, la montagne à l’horizon nous concernât-elle, l’animal dût-il requérir notre attention, la fleur se donnât-elle à nous sur le mode de la beauté.
Oui, la dimension de l’anthropos
est toujours au centre du jeu,
c’est bien elle qui constitue l’alpha et l’oméga
qui sont nos naturelles et raisonnables limites
Mais si Celle à qui nous accordons notre regard, indubitablement, « est toujours déjà au-dehors », elle ne l’est, en toute bonne logique, qu’en un second temps, un temps différé puisque
le Soi doit être posé comme la condition
de possibilité de l’Altérité
C’est parce que notre Soi est conscient de lui-même, parce que s’étant exploré de manière satisfaisante, il peut se tourner, en raison même de son propre emplissement, en direction de ce-qui-n’est-nullement-lui, reconnaître, en ce dernier, une figure identique à la sienne, un alter ego au sens strict, une mimétique présence, un destin concordant, un identique projet, un cheminement de concert. Jamais différence ne peut se percevoir d’emblée, à la manière d’un en-soi, d’une sorte d’absolu. Toute existence finie est relative à une autre existence finie.
Large écho des Finitudes,
ample convergence des Solitudes,
profonde jonction des Négritudes.
Oui, « Négritude » peut surprendre mais il faut l’entendre comme cet esclavage, cette foncière aliénation de l’Être à ce qui n’est nullement lui, la verticale et parfois dangereuse altérité, la Maladie, la survenue toujours possible de la Folie, le surgissement « toujours-déjà » annoncé de la désespérante Mort.
Oui, c’est bien ceci qui est initialement à comprendre :
si la dimension de l’Altérité est pur prodige
au titre de l’Amour, de la Joie,
de l’heureuse surprise,
elle est tout autant abîme,
pure désespérance,
déchirure du tragique.
Maintenant, au point le plus central de nos préoccupations, « Soi-en-tant-que-Soi », cette innocente et pure venue à l’Être dans la confiance, dans le sillage originaire d’une simple disposition des Choses à l’accueil de ce qui pourrait paraître et devenir cette belle fable ontologique à l’abri, au moins temporairement, des aléas, des ornières de l’exister. Comme s’il y avait, à l’orée de toute venue, une manière de libre disposition du Soi à s’envisager (à prendre visage) selon d’heureux présages, les Moires fileuses du destin ayant poudré leur navette des prophéties les plus douces qui se puissent concevoir. Une ample respiration de tout l’Être avant même que les contingences mondaines ne l’aient acculé à ne se percevoir qu’être-à-demi, c’est-à-dire privé de cette inouïe sérénité fondatrice des plus vives espérances.
« Soi » donc est blanche innocence,
virginité première,
Silhouette portant en soi
l’assurance d’une survenance
dans la mesure la plus exacte du temps,
dans la position la plus jute de l’espace.
« Soi », ici, en l’image, est en Soi avec assurance, sérénité. Rien de ce qui serait extérieur ne semble pouvoir la troubler, en atténuer l’évidente ataraxie. Au centre exact de la photographie, tout comme elle est au centre de Soi, tout comme, au regard de toute Altérité des choses venant à l’encontre, elle constitue la figure d’éclairement, le point focal, la source. Source à partir de laquelle, aussi bien, il pourra y avoir Sujet (absolu en quelque manière)
« Soi-en-tant-que-Soi »,
Unité irradiante,
Origine manifestante
sous le mérite de laquelle toute autre Présence se donnera comme conséquence de cette cause première. Oui, c’est bien « Soi » qui cause, qui détermine, qui donne acte, qui réalise les conditions de la venue à l’être de ceci qui fait figure. Surgissement du ciel blanc de Lin, apparition, tout au fond, de la ligne discrète de l’horizon comme haie, éclosion-déploiement des frondaisons noires du bouquet d’arbres, émergence du demi-cercle teinté de gris de la prairie, survenance du clair chemin de castine en sa belle courbure. Ici, sous cette lumière toute surnaturelle, « spirituelle » pourrait-on dire (« mystique » pourraient renchérir Certains), sous cette lumière fécondante de l’Être (manifestation de l’exister en sa plus exacte réalité), « Soi » est désignée, sans doute par son propre Destin,
comme Celle au gré de qui
toute virtualité deviendra puissance,
tout imaginaire deviendra pure évidence,
tout secret deviendra intime et belle révélation.
Si le titre annonçait « Éloge du Même », ceci veut signifier ceci :
« Soi à partir de Soi », le Même,
c’est le Déterminant premier,
la condition du possible
événement de toute Altérité,
le simple fleurissement de
sa manifestation.
C’est un peu, métaphoriquement, comme si « Soi » était pur rayonnement solaire dans l’aube levante, les capitules des tournesols, en tant que différence de qui-elle-est, trouveraient là le principe même de leur propre effectuation. Le Soi-Soleil déterminant ce Déterminé qui, à son tour devient Déterminant en ses germinatives et nourrissantes graines pour Ceux, Celles qui, de la vie, attendent avec fébrilité, le nourrissage, la satiété, l’assurance de connaître le jour d’après. C’est cette belle dialectique du Déterminant et du Déterminé qui justifie et explique le réseau des relations complexes entre les Existants. Il n’y a de hiérarchie qu’apparente :
le Roi exprime le Sujet,
lequel Sujet à son tour devient Roi,
comme dans la dialectique hégélienne
du « Maître et de l’Esclave »,
renversement en chiasme des rôles
et des fonctions, des positions ontologiques.
Alors, l’image. Tout en cette belle et jeune Présence prononce le poème de l’éclosion des choses sous l’irradiante lumière d’un impalpable, d’un invisible éther et c’est bien là le prodige de cette photographie que de suggérer, pour nous les Voyeurs, cette possibilité d’être qui est sienne. Comme si, venant de la nuit native d’un trompe-l’œil, sous l’effet de quelque mystère atmosphérique, de quelque manipulation alchimique, sortant donc du plus loin de l’étrange, uniquement pour nous les Voyeurs, à des fins de rassurance, Elle, « Imagée », Elle « Icône », Elle « Idole », en provenance directe des illusions les plus tenaces, prenait corps pour-nous, nous ancrant à quelque nouvelle certitude de vivre, plus même, nous autorisant à exister selon le bel accroissement du sens intime de notre conscience.
La portant, « Soi », au-dedans de nous, une Intériorité en une autre Intériorité, des affects-gigogne en quelque sorte, métamorphique inclusion de deux-en-un, sublime osmose des affinités, fusion du Même-et-de-l’Autre, devenus soudain l’Unique-en-Soi, attachement, liaison sans rupture, alliance sans césure, immersion en Soi de ce qui ne l’est nullement mais dont nous sentons bien le précieux et le rare, le limité illimité, le fini infini, car il nous faut bien faire éclater l’habituel opercule des mots, distendre leur sens à l’extrême, autrement, comment dire l’indicible, viser l’invisible, entendre l’inouïe, Être-Soi-au-delà-de Soi dans la liberté la plus entière qui se puisse concevoir, c’est ceci connaître l’illimité de notre corps, de notre âme, de notre pensée, ce que Romain Rolland nommait « Sentiment Océanique », cette conscience de Soi se dilatant, ce flux singulier se portant aux limites du Vaste Océan, lequel est l’image du Cosmos en son entier, sa vastitude sans fin.
Certes, plus d’Un, plus d’Une se questionneront sur la notion même de Subjectivité portée, apparemment, à son comble. Oui, il s’agit bien de ceci. Cependant, penseraient-ils cette posture comme inclinant nécessairement en direction d’une suressence de l’ego, d’une expansion sans fin du sentiment de Soi, d’un refuge dans le seul solipsisme, de l’appel irrévocable à un foncier égoïsme, que leur hypothèse se révélerait inexacte. S’il est de bon ton, dans les travées de la Modernité, de biffer la notion de Subjectivité, de nier la séparation du réel en tant que Sujet opposé à un Objet, cette remise en question n’est rien moins qu’alliée à une pétition de principe, sinon à la poursuite d’un dogme séculaire. Non, la Subjectivité n’est nullement synonyme d’égocentrisme, d’introversion, de priorité accordée au Soi au détriment de toute Présence. L’on peut se réclamer de la plus pure Objectivité et n’accorder à l’Autre qu’une attention des plus discrètes. L’on peut, a contrario, énoncer la précellence de la Subjectivité et demeurer disponible à l’Autre, lui marquer des signes d’affection et de générosité.
Ce qu’il convient de souligner avec force c’est, qu’en la matière, Objectivité et Subjectivité donnent lieu à quantité d’intuitions erronées. Faire une approche du réel selon le privilège de l’un ou l’autre plan est, avant tout, affaire de ressenti singulier. La posture résultant, par exemple, de la visée Subjective du Monde est purement d’ordre esthétique (nous le voyons de telle ou de telle manière), est également d’ordre épistémologique (nous partons du Sujet comme médiateur de la connaissance). Il ne s’agit donc nullement d’une question éthique, laquelle s’intéresserait à la qualité des actes du Sujet, selon vices ou vertus, pour faire simple. Souvent les jugements sont entachés de cette confusion originaire qui mêle des plans logiquement incompatibles.
Si, en tant que visée radicalement Subjective, je juge « La Montagne Sainte-Victoire » de Cézanne, comme belle, ceci ne sous-entend ni estimation morale, ni projection de quelque sentiment singulier à son égard, seulement la singularité d’une vision, laquelle est pure observation et connaissance de ce qui, à l’horizon qui est le MIEN, se pose en tant qu’énigme toujours à résoudre. MA vision des choses m’est « intimement personnelle » (si l’on peut oser cette réverbération), la Montagne que ma conscience intentionnelle vise ne peut jamais l’être qu’au titre de la MIENNETÉ qui m’échoit comme ma propre identité, la singulière projection que mon Moi destine aux choses en tant que leurs prédicats les plus sûrs, au moins est-ce une intuition si ce n’est le tissu même du réel.
Jamais je ne pourrais viser la Montagne au titre d’un regard teinté d’Altérité. Le regard est MON regard qui, jamais, ne pourrait se donner en partage. Quoi qu’il en soit des vœux illusoires d’une non-contradiction de deux Altérités, de la dissolution de la césure Sujet/Objet, il n’en demeure pas moins qu’à la hauteur d’une analyse purement logique, je suis Un Sujet pour tout Autre dont la distance, la différence, l’absolue étrangeté me l’affectent comme Objet, tout comme, pour l’Autre, à mon tour, je suis irrémédiablement et définitivement Objet, certes inaliénable, certes impartageable. Rayer, d’un seul trait de plume, toute prétention de l’Individu (l’Indivis) à être dans l’exacte mesure d’une ipséité, d’un solipsisme, d’une mienneté est tout à fait inconséquent. Ceci serait simplement soustraire les prédicats essentiels de l’essence humaine, faire de l’Homme ce qu’il ne saurait être, effectivement un Objet à qui l’on aurait confisqué jusqu’à la plus profonde de ses qualités.
Est-ce à dire que nous devons faire l’éloge de la Subjectivité. Oui, tout comme, corrélativement, de l’Objectivité. En réalité, Chacun, Chacune sent bien en Soi que l’atteinte de toute Objectivité est une simple gageure, une gentille bluette.
Aussi bien, il n’existe jamais
de pure Subjectivité, pas plus que
de pure Objectivité.
Ces deux notions (comme bien d’autres du reste) ne sont nullement des absolus, uniquement des relatifs. Toujours un mixte des deux car toute aperception du réel est nécessairement entrelacée de motifs qui peuvent aussi bien incliner dans un sens ou dans l’autre.
Je vise la Montagne :
quelle part de Subjectivité,
quelle part d’Objectivité ?
Nous voyons bien que le problème est insoluble. Il nous faut nous résoudre à cette vérité. Tout Sujet ne peut prétendre, tout au plus, qu’à coïncider avec son propre Soi (miracle que ceci), alors comment pourrait-il, par quel subterfuge, par quel mystérieux tour de magie, concorder avec ces Objets aux multiples et infinies esquisses, se confondre avec ce fourmillement du réel, du symbolique (autant « d’objets » qui lui font face), autant de sujets à pur étonnement, occasions immédiates de se perdre, Soi, dans l’étrange fourmillement du Monde ? Comment ceci serait-il possible sans y perdre, aussitôt, son identité, cette Mêmeté du Soi qui se donne pour seule possession affirmée de qui-l’on-est, cet Indivisible, cet Inaltérable, cet Irréductible ?
Infinies sont les contradictions logiques, naturelles, matérielles qui, pour la plupart structurent notre connaissance, créent le lit de nos affects, déterminent nos centres d’intérêt, animent l’énergie de nos passions. Å peine a-t-on énoncé le mérite du Vrai que le Faux met en doute la justesse de nos affirmations. Posons-nous la beauté de l’Abstrait comme forme de la pensée ou de l’art que surgit au milieu de ce « désert», la multitude bavarde du Concret. La belle expression « j’aime » fleurit-elle sur l’arc de nos lèvres qu’aussitôt s’annonce en catimini son terrible revers « je n’aime pas ». Choisit-on de porter l’Esprit au plus haut de son mérite que la Matière revendique sa part comme essentielle. Voue-t-on un culte à la Lumière, au Soleil que se fait jour, du plus loin de l’espace cette tache sombre de la Nuit en sa plus belle royauté. Dans un esprit de pur Taoïsme, énonce-t-on la prééminence du Yin lunaire féminin que son opposé masculin, lumineux, solaire du Yang vient mettre en doute la véracité de nos ressentis. Se dispose-t-on à fêter dans la joie le rayonnement du Solstice d’été que, perdu au fond de ses brumes, le Solstice d’hiver ne peut que nous enchanter au motif de ses dentelles de givre. Fascinés par l’expansion, la réverbération du Suprasensible qu’aussitôt la manifestation polychrome, chatoyante du Sensible vient perturber la certitude de nos croyances quant à l’existence d’un Monde hors du Monde.
Nous voyons bien ici que tout Existant est nécessairement empêtré dans le maquis dense de ses propres disputes, divergences et plurielles dissonances, lesquelles paraissent indépassables. Le problème qui nous affecte et nous retourne de fond en comble, celui du choix forcément cornélien entre le Jour et la Nuit, que viennent nécessairement tempérer aube et crépuscule, ces médiateurs, ces opérateurs de la relation, ces moyens termes au rythme desquels nous ne vivons, la plupart du temps, qu’à l’aune de cet « infiniment moyen », lot de tous les Vivants sur Terre. Nous sommes le plus souvent situés, à mi-chemin du Chaud et du Froid, du Lumineux et du Ténébreux, dans cette zone tiède, timidement proférée, ce lieu interlope des contrariétés de tous ordres, insérés dans le tissu dense des antagonismes nécessairement ourlés de négativité, dévalorisants, figures castratrices d’une réelle néantisation en acte, dont nous ne ressortons jamais qu’exténués, hirsutes comme au débouché d’une nuit ébrieuse prédatrice de nos rêves les plus enchanteurs, de nos songes les plus oniriques à l’incroyable visage de pure liberté.
Alors, parvenus au fond même de nos êtres, dans cette impasse irréductible où demeurer serait mortifère, que nous reste-t-il, afin d’échapper à ces tenailles ourdies de verticales oppositions, sinon s’en exonérer ? Mais au mérité de quoi ? Eh bien, selon nous, il s’agit de mettre en œuvre la puissance d’une pure Idéalité afin que cette dernière, enrayant les entraves d’un réel aliénant, puisse s’offrir à nous, au moins à la hauteur de nos imaginaires, dans la dimension ouvrante de nos concepts, mesure enfin permissive de nos êtres portés à la pointe même de leurs possibilités, à l’acmé de leurs libres manifestations. Notre volonté de croissance, de libre épanouissement, de dispensation positive de notre Soi apercevant
Matière,
Concret,
Nuit,
Hiver,
Sensible,
Opaque,
Mutique,
Celé,
Ténèbre,
Ubac,
Fin,
Multiple
en tant que herse indépassable contre laquelle
vient s’échouer notre volonté de dispensation, constatant
qu’Esprit,
Abstrait,
Jour,
Été,
Suprasensible
Transparent,
Proféré,
Ouvert,
Lumière,
Adret,
Origine,
Un
en constituent les antidotes les plus efficaces, les plus précieux, cherchant à en rejoindre la Source originaire fondatrice de joie, plongeant la lame de notre lucidité dans le tronc compact du réel, traversant la moelle de son aubier, parvenant au site même de cette lumière éclatante, charnelle, âme du bois (qui joue en en écho de la nôtre), plongeant en son Intériorité la plus féconde, la plus fertile, c’est rien de moins qu’un Soleil qui s’ouvre à nous, une sublime radiation qui diffuse ses rayons, une promesse de futur qui luit, tel le bel éclat de Vénus, la Belle Étoile surgie au plus mystérieux de la taie noire du ciel.
Transitant de Matière à Esprit,
d’Opaque à Transparent,
de Mutique à Proféré,
de Fin à Origine,
de Sensible à Suprasensible,
traversant la texture dense du Réel
pour parvenir à l’Irréel,
forant le Visible pour sauter
en un seul bond dans l’Invisible,
ceci ne consiste en rien de moins qu’au fait de Franchir l’Infranchissable, de traverser la Limite, enfin de déchirer le Voile d’Isis et, au terme de cette déchirure, se trouver, sans distance, auprès de la Déesse. Ce qui revient à dire porter son propre Soi dans la dimension même d’une prééminence de son Essence, position d’une Suressentialité qui n’aura ni nom , ni présence effective en quelque endroit de l’espace en quelque stance du temps,
seulement une Unité autoréalisatrice,
le tissage même de la Liberté
en sa diaphane substance.
Et, maintenant, si nous appliquons cette étonnante narration à « Soi-en-tant-que-Soi », il lui faudra s’appuyer sur les motifs hautement tangibles de cet incontournable Réel, quitter le sol des libres et multiples choix, abandonner la logique du « ou bien, ou bien » (le Réel et l’Irréel), lui substituer cette autre « logique illogique » bien plus passionnante du « seulement ceci à l’exclusion de tout autre », ce qui revient à dire, dans l’espace même de notre méditation,
préférer le Soi, mais en
sa plus grande profondeur,
signification qui, pour autant, n’exclut nullement l’Autre, bien au contraire lui attribue la plus éminente dignité, si, du moins, l’intention de notre réflexion en délivre cette disposition d’un Soi fécondant cet « autre Soi » qui nous fait face comme notre essentiel Répondant. C’est donc en portant au plus haut, ici le paysage, en son essentiel mérite, que le paysage dévoilera l’essentiel de son être et que, corrélativement, se déploiera le Propre de « Soi » en sa vérité la plus totale. Dès ici, l’on sera attentif au
phénomène d’osmose s’installant
de « Soi » au Paysage,
du Paysage à « Soi ».
Car être le Même jusqu’en ses possibilités les plus extrêmes, c’est franchir ses propres frontières, c’est connaître l’Autre, le Tout Autre comme partie intégrante de Soi : deux Vérités se rencontrent et fusionnent en une unique félicité. Il faut donc s’employer au fonctionnement des homologies signifiantes car c’est bien au terme d’une ressemblance, d’une identité réciproque que quelque chose comme une logique unitaire pourra montrer son visage.
« Soi » ne s’adonne nullement uniquement à qui-elle-est. « Soi » a souci de ce qui n’est pas elle. « Soi », en l’estime de « Soi » en la plus effective profondeur, ne fait, en réalité, que jeter des lianes en direction de ce dehors sans qui elle ne serait rien, puisqu’il faut bien la présence d’un Espace afin d’y figurer, d’y occuper une position aussi fondamentale qu’unique. « Soi » en son visage se donne pour l’identique nature de Paysage en sa parution. Une épiphanie appelle une autre épiphanie, faute de quoi deux Néants se feraient face dans un vide sidéral sans limites, sans consistance. Nulle distance représentative entre
ce pur visage de porcelaine,
cette pureté d’un ciel diaphane.
C’est comme si le ciel, au titre d’une magie, mais aussi d’un pouvoir céleste illimité, avait distrait une once de sa substance pour l’offrir à Celle qui, sans doute, en attendait l’offrande. La même donation, la même oblativité se lève
du chemin de pierres blanches
pour reconnaitre sa trace posée
sur la gorge, sur les bras de « Soi ».
Confiance réciproque,
harmonie simple des complémentarités,
complicité des affinités.
Et les tresses des cheveux, pareilles à des cordons qui se seraient échappés de la nuit, comment n’en pas reconnaître l’identique forme dans la haie noire à l’horizon, n’en pas saisir l’immobile tremblement dans les frondaisons du bosquet, n’en pas deviner la sourde effervescence, là, dans le tapis d’herbes sombres ? Et la robe, à qui pourrait-elle confier son destin, quelle ressemblance pourrait-elle susciter afin de ne nullement demeurer orpheline ? La robe est semis de fleurs, la robe est recueil d’une claire fenaison, la robe est patience à l’orée du jour, toutes qualités se levant de cette savane de courtes herbes, un frissonnement se donnant dans le rare d’une alliance sans rupture, sans césure.
« Soi » n’est pas en « Soi », et uniquement ceci, comme pourrait l’être un vide au sein même de sa propre vacuité.
« Soi » est pur SENS, ce qui veut dire
relation,
correspondance,
liaison, d’abord de « Soi à Soi »,
puis, par pur mimétisme,
transfert de ce mouvement
à l’extérieur de « Soi ».
Ce n’est qu’à s’être éprouvée dans la profondeur d’une « intime conviction » qu’elle pourra éprouver le Tout Autre en sa plus vive densité, en sa qualité la plus plénière. Éternel et immuable jeu d’échos, de réverbérations,
de reflets
de « Soi » au Monde,
du Monde à « Soi ».
Et ceci, bien plutôt que de pouvoir s’affirmer selon le mode d’une démonstration conceptuelle, d’inférences logiques de la Raison, ceci se lève, avec minutie, du travail de l’intuition, une évidence se fait jour que la psyché confirmera, que l’affect reconnaîtra comme son double, sa gémellité. Car rien, sur Terre, ne pourrait subsister à l’écart de ce qui n’est nullement Soi : le ciel, les arbres, les oiseaux, la présence humaine, le coucher du soleil à l’horizon.
Si l’annonce de ce texte se traduisait sous la formule aussi elliptique qu’énigmatique « Éloge du Même », peut-être ce long exposé clarifiera-t-il les enjeux de cette pensée.
« Soi » est le Même en tant que Soi.
L’Autre est le Même en tant qu’Autre
La mêmeté est l’essence identitaire de ce que Chacun, Chacune est en son irrécusable fond. Nécessité de faire fond (précisément), sur ce Même en un premier geste de saisie de Soi, puis, au titre d’une nécessité se faisant vite sentir, de ne nullement se restreindre à l’horizon de son propre halo, s’éprouver, en une phase immédiatement ultérieure, en tant qu’Autre pour Soi (nos variations d’humeur, nos contradictions, nos revirements soudains, la labilité de nos goûts, les caprices de nos amours successives), car si Identité nous avons, à l’intérieur de cette forme identitaire, rien n’est immuable et si nous demeurons en notre essence - cette nécessité -, les contingences de l’exister nous trouvent demain différents d’aujourd’hui, et c’est bien cette constante dialectique, cette effervescence interne, ces singuliers tellurisme qui créent les conditions de possibilité de l’accueil de l’Autre, la nécessaire ouverture du Soi à ce qui ne l’est pas.
« Éloge du Même » avions-nous projeté en un premier jet, formule bien vite remplacée par « Éloge du Même (& de l’Autre) ». Quel que soit le Quidam adoptant la profession de foi d’un radical solipsisme au gré duquel l’Autre ne serait que pur trompe-l’œil, se trouverait bien vite en un abîme sans fond dès l’instant, certes improbable où, Seul sur Terre, rien ne lui reviendrait que cette abyssale dimension qu’il serait lui-même. Ceci nous fait inévitablement penser à la verticale tragédie du « Cri » d’Edvard Munch.
Celui-qui-crie, crie à l’intérieur de sa propre forteresse, mains vigoureusement plaquées sur les oreilles, altérités au fond de la scène telle des illusions, des spectres. Oui, le Même, rien que le Même peut vide instiller en nous le virus délétère de la folie.
Nous disons de nouveau :
« Éloge du Même & de l’Autre ».
Vous n’aurez pas été sans remarquer la disparition de la parenthèse : elle revient à gommer, autant que faire se peut, la prétention de l’aporie à paraître et à coloniser le champ entier de notre pensée.
Rien, dans l’exister, ne saurait faire sens
à demeurer dans la geôle étroite d’une Mêmeté.
Mêmeté comme origine,
Altérité comme fin.