Esquisse : Barbara Kroll
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Sans doute en est-il de certaines représentations graphiques, identiquement à la face cachée de la Lune, elles nous interpellent au motif que, n’en percevant qu’un fragment, elles font de leur partie invisible une telle énigme que nous n’en serons quittes qu’à en dévoiler le coruscant mystère. Alors, le sens, quel est-il : ceci qui se voit et profère dans la plus grande clarté (presque au prix d’un aveuglement ?) ou bien, à l’opposé, est-ce ce qui demeure dissimulé (notre vue y connaît une égale cécité), en quoi nous devons lancer la lame de notre lucidité ? Étrange constatation : en matière de saisie du sens, visible comme invisible présentent la même opacité, ce qui veut signifier, l’on s’en doute, la complexité de décrypter toute signification. Peut-être la plus visible est-elle, en raison même de la pure évidence qu’elle nous adresse, celle qui se donnera avec le plus de retenue ? Quoi qu’il en soit de ces subtilités quant au juste discernement du réel, le pire serait de nous en détourner. Vraisemblablement, la seule chose à faire, tout comme le Chercheur d’or pioche dans le filon sans pour autant savoir s’il sera aurifère, se confronter à la matière qui résiste, y enfoncer le coin de sa raison : quelque chose en surgira que, sans doute, nous n’avions nullement perçu à l’initiale de notre projet. Peut-être même des orientations inconnues, profondément celées en leur bogue nous rencontreront-elles pour le plus grand contentement de notre intellect. Voyons ce qui se dit dans cette esquisse de l’Artiste allemande dont nous avons dit, à plusieurs reprises, que son œuvre était totalement métaphysique, ne pouvant donc être interprétée qu’au-delà de ses formes immédiates.
Le dessin qui va à présent nous occuper, dépasse la valeur même du spéculatif et du surnaturel, mesures auxquelles il nous confronte habituellement. Car, d’emblée, s’agit-il de se poser la question préalable : cette œuvre est-elle arrivée à son terme et, dans ce cas, nous devrons chercher à en décrypter les motifs. Ou bien il ne s’agit que d’une esquisse en cours d’exécution et, dès lors, pensons-nous, quelle est donc l’utilité de sa publication ? Mais penser de cette façon est produire un raisonnement biaisé, sous prétexte que la signification n’attend nullement le dévoilement de la totalité de son être, que, déjà, chaque geste compte en tant que tel, que décider de l’interrompre à tel ou tel moment sous l’influence, certes, de causes inconscientes non clairement identifiées, ceci veut toujours dire quelque chose, non seulement de l’œuvre en cours, mais aussi des préoccupations insues qui guident la main de l’Artiste. Tout est toujours, au sein même de l’activité humaine, déterminé par un motif antérieur dont, la plupart du temps, la racine nous échappe, si bien que, traçant sur le papier une forme, une figure, c’est bien plus cette forme, cette figure qui procèdent à leur venue à l’être, nous n’en sommes jamais que les exécutants. Restriction de notre liberté ?
Mais qui donc oserait proférer
l’évidence de notre liberté ?
Certes elle clignote dans les
intervalles du destin qui,
depuis toujours, nous est assigné.
Métaphoriquement, liberté de l’aube,
liberté du crépuscule,
minces passages,
minces illuminations
dans la cohorte réglée des jours,
dans le trille contraint des secondes.
De ceci faut-il prendre ombrage ?
Et, du reste le ferions-nous que
la Terre persisterait à
tourner dans le même sens.
Alors, ici, nous reprenons le dessin au motif d’y surprendre, si cette hypothèse peut se vérifier, la part de liberté que nous pourrions y introduire, qui tracerait la voie de notre autonomie, qui indiquerait l’étroit sentier sur lequel contraindre les formes du réel, sinon à se plier au feu de notre volonté, du moins à en envisager l’influence, à en accepter parfois les caprices, les sauts de carpe, les imprévisibles retournements. Y aurait-il joie plus entière dans l’exister, que d’apercevoir, devant soi, le mérite d’une forme, animale ou bien humaine, d’y conformer notre regard qui la reconnaîtrait pour ce qu’elle est, puis, dans une manière de revirement soudain de notre contemplation, d’en inverser le cours, d’en métamorphoser le sens afin de le conformer à quelques unes des affinités les plus effectives qui déterminent notre être ? Autrement dit, une résistance nous met au défi d’en modifier le flux et, à la grâce de notre seule résolution, cette puissance rétrocéderait jusqu’en ce lieu de satisfaction qui se donne toujours en tant qu’adéquation des choses aux nervures sensibles, parfois esthétiques, qui font se lever en nous l’immédiat désir de les accomplir, de les porter dans l’exact prolongement de la qualité de notre regard, dans le pli le plus secret des images qui hantent notre inconscient, dont l’effectuation consciente sonne comme un étrange pouvoir quant à la mesure de l’altérité.
Mais d’abord ce qui résiste et, souvent, ne concourt qu’à nous désespérer : « Forme-en-voie- de-constitution » s’élève à peine un degré au-dessus de cette grise indétermination du fond. Å l’évidence cette surface uniforme, identique au long et hésitant cheminement d’un ciel d’hiver, cette perte infinie du réel à même la confondante imagerie floue d’une irréalité, ceci néantise absolument, ceci reprend « Forme » en son inconsistance, en ses flottements, en ses abyssales indécisions, une manière de phagocyter toute tentative de paraitre, da faire événement sur la scène du Monde. Comme si « Forme » ne nous était donnée qu’à l’aune de son nécessaire repli. Et c’est bien l’aura de cette néantisation qui rend « Celle-que-nous-cherchons-à-approcher » aussi impalpable que le contour de givre de la feuille, fondant sous les premiers rayons de soleil.
Certes, il y a traits, pluralité, abondance de traits de graphite, certes il y a ces étranges stigmates noirs qui s’essaient à faire venir au monde du possible cette Silhouette si basse, si inclinée. Certes il y a présence, nous ne saurions le nier même si, en nous, au plus vif, nous sentons la menace du vide, nous percevons les mors de l’abîme largement ouverts. Certes il y a corps, mais corps négatif, corps fragmenté, un seul bras le long de l’anatomie, une seule jambe et l’équilibre est plus que compromis qui fait « d’Étrange » une candidate à son propre exil, si ce n’est la promettre à quelque évanouissement dans l’ouverture de cette autre forme au sol qui prétend être son ombre portée mais qui, cependant, se donne comme le spectre d’une pierre tombale, ou bien comme une naturelle échancrure de la terre souhaitant reprendre en son opacité native tout essai de diction, toute tentative de geste sur cette illusion de vie, sur cette prétention à croître.
La pièce, quant à elle, n’est pièce que par défaut : deux lignes tremblantes en circonscrivent l’espace de rien. Et ce n’est nullement le simulacre du tabouret qui attribuera épaisseur, densité à ce qui semble bien être une simple parodie du réel. L’être du tabouret est de se disposer en tant qu’assise pour qui voudrait bien s’y confier. « Forme », en sa position debout, suggère bien plutôt que l’assise vient d’être quittée. Ainsi, chacun, « tabouret », « Forme », accroissent-ils leur solitude réciproque à l’aune de cet éloignement. Autant dire, au regard de cette brève description, que tout, ici, est pure vacance de soi, retour en des sites d’improbable tournure, une ligne grésille à l’horizon qu’effacera, bientôt, la nuit faucheuse de clartés.
Jusqu’ici, tout s’est dit en termes négatifs de disparition, d’effacement, d’évanouissement. Nous parlions, plus haut, dans notre développement théorique de « la part de liberté que nous pourrions introduire » dans cette brève narration graphique. Par-là nous voulons indiquer la marge de modification de la situation initiale qui, toujours demeure, si nous sommes attentifs aux glissements de sens (une manière de métonymie, si l’on peut dire), et même aux inversions du champ de notre perception,
un retournement en chiasme
selon lequel le Noir se
métamorphosera en Blanc,
le Fermé en Ouvert,
L’Obscur en du Lumineux
Å cette fin il nous faudra reprendre à nouveaux frais la scène qui nous est proposée, et par la vertu d’une dialectique,
faire du Manque une Présence,
d’une Dépossession une Possession,
d’une Aliénation une Liberté
Une « conversion du regard » si nous reprenons le célèbre motif de la phénoménologie qui, sous les apparences du phénomène, souhaite trouver la pleine et entière Vérité de l’Être. Cette conversion se réalisera aux moyens d’une dilatation de l’espace, d’une extension du temps, à savoir qu’elle introduira dans cette scène un sens nouveau se déployant dans une aire renouvelée, un sens affectant l’intime perception de l’instant.
Or ceci ne sera possible
qu’à mobiliser la force de
la conscience intentionnelle,
à projeter à même le Destin des Choses,
de neuves virtualités,
des puissances irrévélées,
des flux imaginatifs qui n’attendaient
que le moment de leur éclosion
Et ceci, bien loin d’être simple activité ludique, simple manipulation des signifiants, ceci irriguera le réel de nouvelles potentialités dont la ressource, toujours existe au sein même de l’Être, opérant un accroissement corrélatif du signifié, entraînant une dilatation même de nos attentes quant à ce qui se donne à nous, le plus souvent, sur le mode du mystère, de l’amorphe, sinon du totalement incompréhensible, du celé à jamais. Un espoir se lève sur fond de tristesse et de grise parution des jours. Le titre annonçait « retournement de Soi », ici il faut comprendre que cette disposition d’esprit remaniée n’est rien de moins qu’un renversement des valeurs du Soi-humain, du soi-des-choses et c’est à leur singulière confluence que s’annoncera ce que nous pourrions nommer métaphoriquement
une « vision en clairière »
où le sens occupera le centre,
où les ombres du non-sens,
repoussées à la périphérie,
en lisière de la clarté,
rétrocèderont pour ne plus paraître
qu’à la façon des cendres sous lesquelles
crépitent les braises enfin tirées
de leur gangue de non-savoir,
de leur immémoriale mutité
Si nous renoncions à faire s’ouvrir le sens à partir de cette triste figuration, c’est nous-mêmes en tant que chercheurs de sensations actuelles, de plaisirs inédits, de jouissances audacieuses, c’est nous-mêmes donc qui serions condamnés à végéter dans le massif ombreux de notre inconscient, dans la zone interlope où rien ne se donne pour acquis, où le tout des choses se révulse à la seule idée de livrer son secret. Une nécessité intérieure se fait jour qui, bientôt, grandit, se multiplie, lance ses tapis de rhizomes, projette dans l’air atterré les lianes d’une possession neuve du réel.
Tout doit sortir de soi,
tout doit connaître l’ivresse du dehors,
tout doit rayonner à l’infini
Aussi, avertis de ceci, de cette exigence du réel à connaître son retournement, à initier de nouveaux parcours, à féconder ce qui, jusqu’ici végétait dans quelque sombre corridor, nous disposerons-nous à reprendre l’image en ses fondements les plus étiques, insufflant en sa naturelle contingence quelque perspective heureuse, quelque horizon signifiant.
« Elle-qui-chute », « Elle-qui-se-perd », nous en réhabiliterons la représentation (non que celle-ci n’ait nulle valeur. Bien au contraire sa force est de faire du seul fragment la puissance du tout : l’essence du dénuement, l’essence du désarroi naissent, précisément de cette incomplétude, de cette atomisation), nous la ferons venir dans l’orbe d’une possible joie afin que, naissant de l’effet dialectique, chaque figuration s’accroisse de cette différence : la triste de la joyeuse, la joyeuse de la triste. Soudain, comme par enchantement, la chute s’interrompt, se métamorphose en cette pose de juste ataraxie, en cette attitude, sinon euphorique (l’écart, ici, serait trop grand), du moins satisfaite de Soi, une légère griserie flottant alentour du corps, pareille à l’éclat solaire un jour de printemps. « Elle-qui-chute », « Elle-qui-se-perd », est-elle devenue tout autre de qui-elle-est, s’évinçant ainsi de son essence, abandonnant le cercle de son identité ? Nullement, c’est toujours à l’intérieur des limites de sa propre essence que ces fluctuations, ces oscillations, ces variations prennent place, figures successives de cette « Stimmung », cette basse émotionnelle continûment rythmée par ses harmoniques, cette nature singulière qui trace l’enceinte à l’intérieur de laquelle nous croissons avec la tonalité qui est la nôtre, uniquement la nôtre. Exception de vivre en ce site, en cet instant, en cette « épochê » de nulle reconduction.
« Elle-qui-chute », « Elle-qui-se-perd », métamorphique présence en ses stases successives, en ses phases alternées, en ses miroitements polychromes, « Elle-qui-chute », « Elle-qui-se-perd », voici qu’elle s’est retrouvée dans la lumière, à l’adret de son exister, abandonnant pour un moment le site mélancolique de son ubac. Du simplement fourmillement qu’elle proposait au regard, sa chevelure ruisselle avec d’étonnants reflets d’or. Le visage, cette dimension humaine plus qu’humaine, a retrouvé son éclat, des yeux s’ouvrent qui interrogent le Monde, un nez droit y hume les fragrances de la saison, une bouche visitée de rouge dit la note gourmande de la vie. Le chiffon noir tressé des frustes fils de la détresse a cédé la place à la discrétion pleine d’élégance d’une robe légère à peine touchée d’une lumière pâle, limpide comme la fraîcheur du sourire de l’enfant. Bras et jambes laissent paraître l’ingénuité et la santé d’une peau rose-Dragée que vient lisser une douce clarté. Le mince et pathétique tabouret s’est vu remplacé par le goût classique, éclectique, plein de raffinement d’une méridienne contre le dossier duquel repose le bras de « Celle-qui-est-sereine » (l’une des déclinaisons de « Chute », de « Perte »), elle qui semble viser un horizon de pure clarté avec, peut-être le doux moutonnement de ses collines, le cours sinueux de ses rivières, le frémissement à peine perceptibles de ses bouquets d’aulnes et de coudriers.
La dernière description, celle qui substitue à « Celle-qui-chute », « Celle-qui-est-sereine », n’a pu trouver le lieu de son développement qu’en extrayant des archives de l’Artiste cette « Fille aux cheveux d'or », telle que présentée par le Site d’art Zatista. Si l’on se demande ici le rapport de sens qui relie ces deux images, eh bien l’évidence nous fera dire que deux œuvres sorties de l’imaginaire de la même Artiste ne sont, non seulement, homologues, ressemblantes, mais qu’il ne s’agit, en réalité, que de deux stades successifs de représentation d’un Être unique. Certes, cet énoncé assertif peut surprendre, cependant il s’appuie sur la conception suivante :
l’Écrivain n’écrit jamais que le même livre,
le Sculpteur ne donne vie qu’à la même forme,
le Peintre ne peint jamais que le même motif
C’est à ce titre qu’une œuvre présente une unité, une cohérence, un sens totalisant.
La genèse d’une œuvre est
toujours genèse de Soi
L’artiste peignant,
peint son Soi.
Vous me lisant, ne lisez que
le Soi qui vous est propre,
Moi, écrivant, ne trace jamais
que les mots qui déterminent
ce Soi qui est mien
Toute condition d’Altérité
n’est que la réitération à l’infini
de ce Soi sans lequel nous ne serions
nullement qui-nous-sommes
Ici les tirets --, ne souhaitent indiquer que l’unité, l’essence inaltérable qui nous permet, face au divers naturel et mondain, de faire Figure, de faire Présence. D’une façon irrémédiablement et heureusement UNIQUE. En son apparence d’éparpillement, de fragmentation, de possible diaspora, « Celle-qui-chute », « Celle-qui-est-sereine » sont les diverses efflorescences, les diverses frondaisons, les multiples pullulations d’une polyphonie du visible.
L’Unité,
toujours,
est invisible
Elle ne surgit nullement dans la variabilité du phénomène, son continuel étincellement, sa profusion à l’infini. L’Unité ne peut qu’être intuitionnée, pour Chacun, Chacune, d’une manière qui est consubstantielle à sa nature. Tout ce qui se montre et se perd dans les mailles complexes de l’exister ne se donne jamais que de surcroît. Nous voulons croire à cette représentation intangible, immuable de « Celle », ici ce pronom démonstratif suffira à la déterminer en son entier et lui ajouter quelque prédicat serait, déjà, en entamer la Vérité Première.
Or le dire authentique d’un Être ne saurait se dire
qu’en tant que Premier,
qu’en tant qu’Origine.
Aussitôt après,
l’apparence,
le faire-semblant,
l’illusion,
le mythe
en sapent le
merveilleux édifice.
Demeurons !