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19 février 2025 3 19 /02 /février /2025 09:20
De l’immobilité du temps

Balade hivernale au long du Canal…

Vers le Seuil de Naurouze…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Apercevoir cette belle image, lire son sous-titre, notamment la mention « Vers le seuil de Naurouze », c’est déjà entreprendre, en soi, la quête de sa propre identité à la façon d’une régression temporelle. Retour vers cette ancienne salle de classe aux vitres blanchies, au poêle de tôle avec, au mur, la Carte Vidal-Lablache, son Détroit du Poitou, ses Causses du Quercy, son Vivarais et le Mont Mézenc, son Sidobre et, bien sûr, ce Seuil du Lauragais ici présent à la seule force de son évocation. Ce seuil dont on nous dit qu’il constitue « la ligne de partage des eaux entre l’océan Atlantique et la mer Méditerranée ». Donc, en premier lieu, c’est sa valeur en tant qu’espace qui est ici désignée. Seuil : lieu de passage d’un point à un autre.

 

D’un côté : le vaste Océan s’ouvrant sur le Monde.

De l’autre côté, la Mer faisant signe

vers cet espace fermé par l’Espagne, les côtes

d’Afrique du nord, la Botte Italienne.

 

   Deux univers opposés, en réalité, comme le seraient deux dimensions « irréconciliables » : la Vastitude faisant face à son contraire, le Limité, l’Étroit. Mais, dans ce texte, bien plutôt que d’aborder le Seuil en tant qu’espace, ce que nous souhaiterions, c’est le considérer du point de vue de la temporalité. Pour la simple et évidente raison que franchir un espace quel qu’il soit, et singulièrement un Seuil, ne saurait demeurer un unique geste spatial au motif que son accomplissement se réalise selon une certaine mesure temporelle.

   Et il nous semble que cette image pourrait se lire d’une manière essentielle en ce caractère de temps qui passe et même, sans doute, qui ne passe guère. Car, ici, et c’est sans doute son caractère le plus marquant, se donne à voir, d’une manière évidente, une certaine césure du temps, un suspens, une immobilité qui paraissent avoir trouvé le lieu même d’une possible éternité.

 

Merveille que ces lieux de repos, de latence,

ces lieux se ressourçant à leur propre exception,

à l’écart des bruits et des agitations mondaines,

à l’écart des postures et des affèteries de toutes sortes,

à l’écart des simagrées et des mensonges.

 

Un lieu donc de Vérité et de pure Présence

 

   Et ceci devient si rare en nos contrées prises frénétiquement des contorsions et convulsions de la danse de Saint Guy, qu’il convient d’y faire halte avec suffisamment d’attention, il y va de l’éveil de notre conscience à l’ordre exact des choses du Monde.

   Cette précaution « éthique » assurée, sans doute convient-il, sans délai, de se reporter auprès de ce temps si singulier qui, ici, fait mine de quotidienneté mais s’en éloigne avec la plus grande énergie.

 

Temps de méditation,

temps de contemplation

 

   qui sont des temps irréversiblement recueillis en eux, à la façon dont une gemme soustrait aux yeux des Curieux et des Pressés, ce qu’elle a, en elle, de plus essentiel, à savoir l’exactitude à soi, la coïncidence de l’être avec lui-même, l’authenticité en tant que seule considération d’une réalité ne pouvant recevoir confirmation que de sa propre manifestation. Certes ce regard sur l’essence des choses est radical (et comment pourrait-il en être autrement vis-à-vis d’une essence ?), mais c’est bien cette rigueur qui, par effet de contraste, relativise le site mondain en lequel ne circulent, la plupart du temps, qu’un affairement brouillon, qu’une hâte invasive, qu’une impatience à elle-même sa propre logique, son alfa et son oméga.

   Rien ne saurait être plus précieux qu’une longue pause, qu’une rémission venant interrompre le flux des désirs multiples, incontrôlés, rien de plus apaisant qu’un répit s’installant au milieu des parcours erratiques, qu’une suspension des heures et des minutes afin que, de cette coupure, quelque chose de l’ordre d’une neuve signification de l’exister puisse se montrer en son effectivité cathartique. Oui, nous les Modernes avons besoin d’une thérapie ; oui, nous les Modernes devons nous retourner sur nos propres destins, les interroger, chercher en eux ce qui, à la lumière d’un recul, d’un repli, d’un reflux pourrait nous installer en qui-nous-sommes, autrement qu’en une façon de commedia dell’arte dont, jusqu’ici, peut-être, nous ne figurions que les risibles Personnages en quête de leur propre célébration. Il nous faut nous résoudre à abandonner nos brusques et itératifs déplacements, à laisser derrière nous le dédale bien trop lumineux des bavardes Métropoles, ignorer la fascination des vitrines, s’exiler de la marée des foules sur les vastes agoras où ne souffle que le vent d’un réel devenu si irréel, la plupart du temps une simple pantomime virtuelle, une simple poudre aux yeux, une effervescence trouvant en elle sa propre justification, une ivresse de la vitesse pour la vitesse.

    Que nos remarques soient inutiles, que notre harangue ne se retourne que contre nous, nous n’en avons cure, ceci est seulement affaire de conscience.  Le Monde peut bien tourner comme il veut, d’ailleurs sait-il ce qu’il veut dans cette manière d’infini vortex, de maelstrom alimenté à sa propre aporie ?  Pris au centre du jeu, dans l’œil du cyclone, le Peuple des Élus de la postmodernité ne mobilise, le plus souvent, dans ce qu’il est convenu de nommer actuellement,  d’une façon récurrente, « intelligence artificielle », tyrannie d’une machination cybernétique ôtant, chez les Pratiquants les plus excessifs de cette Nouvelle Religion, la moindre parcelle d’esprit critique, la plus infinitésimale portion de jugement vrai, tant ces Croyants sont totalement inféodés au réflexe primaire d’un Complot Universel en qui ils perdent le peu de bon sens qui leur restait.

 

En lieu et place d’esprit,

une lame émoussée.

En lieu et place d’âme,

la finesse d’un boulet.

 

   Dès ici, c’est bien le problème de la temporalité qui va nous occuper. D’une temporalité spécifique, celle au gré de laquelle la droiture d’un concept devra se montrer afin que le réel, envisagé selon son authenticité propre, puisse être en mesure de nous donner (à condition, bien entendu, que nous y soyons disposés), cette liberté sans laquelle le mot « Homme » perd son repère et sa valeur.  Tout, ici, est subtilement assemblé de manière à ce que notre regard ne s’égare point au-delà de ce qui se montre comme essentiel. Un temps à lui-même sa propre mesure, un temps hors duquel toute manifestation ne se donnerait qu’en tant que pâle copie des choses considérées en leur être singulier. « Immobile », tel nous semble être le mot d’ordre selon lequel lire cette image et nous y conformer, autant que faire se peut, dans le silence, dans l’attention soutenue portée au foyer de ce-qui-est.

   Au loin, parmi le lacis léger des frondaisons, un ciel gris, si léger, il semble venir du plus loin de l’espace, en une manière de temps invisible ourdi de secondes elles aussi invisibles. Un temps de cristal si l’on veut placer ici une possible métaphore. Peut-être un temps d’avant le temps, un temps antéprédicatif qui ne ferait que méditer sur son propre destin, le réservant encore, au creux le plus intime de Soi.

 

Temps en son essence de temps

 

Temps sans épaisseur ni aspérité,

temps conclusif d’une entente

de Soi avec Soi.

Temps autarcique dont nul

ne pourrait altérer l’être,

le faire différer de qui il est.

  

   Comme si, sur les sillons vertigineux de la Terre, tout s’était cristallisé en une manière minérale, peut-être un simple quartz en attente de sa prochaine vibration. Alors, dans les gorges des rues, sur les aires des vastes places, tout près des parallélépipèdes des hautes tours de verre, les Existants seraient identiques à ces pleurs de résine suspendus, pour l’infini du temps, aux branches vert-de-grisées d’arbres millénaires. Les paroles, elles-mêmes seraient suspendues aux palais figés des Humains, étonnantes hésitations à l’orée du jour. Les mouvements auraient reflué en eux au point d’être de simples catatonies, de simples postures de Mimes ne dépassant nullement leur visage de plâtre. Plus nulle avancée, nulle part, du Peuple des Impatients, seulement un long sursis prédictif, peut-être, de quelque joie future déjà présente en Soi, mais dissimulée dans les plis de son propre devenir.

   De chaque côté des berges (berges du temps ?), de hauts platanes s’inclinent, font une haie d’honneur.

 

Mais à quoi ? Å l’éternité

ici fixée à demeure ?

Mais à qui ? Aux Êtres invisibles,

aux présences diaphanes,

aux Titulaires d’aventures encore

retenues en leur parure originaire ?

 

   Ici, tout près du miroir de l’eau, là où se reflète l’illusion des arbres, leur fantôme, leur simple dimension onirique, ici donc est le lieu inversé des affairements multiples, des désirs désordonnés, un lieu de Source à partir duquel tout pourrait exister, nullement au gré de la volonté de quelque Démiurge,

 

non, exister de Soi, en Soi, pour Soi

 

   Une essence de l’exister à l’exacte mesure d’un temps encore bourgeonnant, replié en sa corolle, poudré d’un riche pollen intérieur.

 

Un temps d’avant la naissance des Choses,

avant la   naissance du Monde.

Un temps d’avant la naissance

des Hommes et des Femmes.

 

Un temps à Soi sa propre mesure :

origine et fin encore confondus

car la Parole du Monde est encore retenue

dans une sorte de néant dont rien n’émerge,

précisément, que du néant.

  

   Tout, ici, sans doute faut-il le redire cent fois, mille fois, tellement ce mystère est insondable, tout ici ne vit que de Soi, en Soi, comme si le Soi du Temps était la seule et unique vérité, l’espoir encore recueilli en son germe, la seule et unique possibilité de connaître encore, avant sa défloration,

 

la dimension de l’authentique, du pur, du sauf, de l’inaccompli, de l’inexécuté,

 

   c’est-à-dire du possible en sa valeur inestimable de Liberté. Ici, le Temps est libre de Soi, libre de s’affecter de telle ou de telle manière en l’instant même de sa désocclusion.

  

   L’irrémédiable roue du Temps, sa mobilité, sa profusion sonneront le tocsin de ce Temps Premier riche de toutes les virtualités. C’est ceci que nous montre cette photographie : le Temps en tant que Temps.

  

Le Temps nullement encore altéré

par l’éternel remuement du Monde.

Le Temps exempt de toute trace.

Le Temps immatériel, transparent à Soi et à

toute altérité qui voudrait en percer le secret.

  

   Le Temps avant que ne surgisse « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », lequel va « nous déchirer avec un coup d'aile ivre », car, d’une façon irrémédiable, l’aujourd’hui porte déjà en lui, dans sa marée contingente, dans son inclination irréversible à la finitude, toutes les plaies qui l’affecteront

 

ce Temps Originaire,

ce Temps de pure présence à Soi du Temps,

ce Temps qui n’est Temps qu’à l’être

 et à le demeurer.

 

   Oui, nous voudrions le saisir ce Pur Temps, en flatter l’essence, en oindre nos fronts soucieux mais, par nature, il n’est que fuite ou bien réservé en Soi, inaccessible pour le dire brutalement.

   Alors, avisés de cette impossibilité constitutive d’un Temps Premier, nous chargeons notre havresac sur notre dos, nous visitons le premier port fluvial venu, nous embarquons à bord d’une lourde et immémoriale Péniche, sans doute est-elle symbole de ce Temps arrêté. Nous stationnons longuement, possiblement pour une éternité, entre les deux rives de la berge, les deux rives du Temps : l’Originaire, le Destinal, nous nous roulons en boule, nous adoptons la posture douce et rassurante en chien de fusil, nous nous rassemblons autour du germe de notre ombilic, nous prions le Ciel, la Terre, l’Eau, la voûte immémoriale des Grands Arbres, de nous accorder encore quelque répit, de nous installer, encore pour quelques instants, dans cette manière de Monade immaculée, intouchée, de nous confondre avec notre matrice même, ce Lieu à lui-même sa propre origine, en même temps que la nôtre, nous l’apercevons au loin, telle une vacillante flamme menaçant de s’éteindre avant que ne débute notre long voyage initiatique.

   S’initier à l’exister, tel est notre destin qui implique nécessairement de nous détacher de ce qui fut notre site le plus sûr pour connaître cette fuite à jamais, au-devant de nous, de tous ces moments qui, peut-être, ne font que nous distraire d’une Vérité première en laquelle nous pensions pouvoir prospérer pour la suite des temps à venir.

 

  Et soudain, surgies même de notre rêve éveillé, des Formes se mettent à s’agiter : le ciel se zèbre de longs éclairs, la voute des arbres tressaillit, l’eau s’irise de mille lueurs, l’herbe des berges se redresse et rayonne, le moteur de la péniche résonne de sourds battements. Nous sommes conviés, sans délai, à la belle fête de l’exister.

 

Nous troquons un Temps Originaire

pour un Temps Dérivé,

nous passons, sans transition aucune,

de l’être à l’exister.

Nous nous vivons temporels au plus profond

des fibres de notre chair.

 

Nous sommes le Temps lui-même !

 

 

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