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13 février 2025 4 13 /02 /février /2025 09:56
L’épreuve du Miroir

Photographie : Léa Ciari

 

*

 

   Cette image que nous allons bientôt aborder, comme bien souvent, il faut la mettre en regard avec qui elle n’est pas afin, par cet écart, de pouvoir tracer quelque perspective signifiante. Le thème du « Miroir » est récurrent dans l’œuvre plastique de Léa Ciari, genre de fil rouge mettant le doigt sur cette notion d’identité si importante pour les Sujets que nous sommes. Plusieurs de mes articles reposent sur ce fondement. Celui-ci voudrait, une fois de plus, donner de la profondeur à cette surface du réel qui, le plus souvent, ne nous gratifie que de l’illusion de ses évidences immédiates alors que, sans doute, le problème de leur propre identité est, pour les Existants, le motif le plus difficile à résoudre.  En la matière nous sommes juge et partie et il n’est guère facile, tout à la fois, d’être Acteur et Spectateur. Å ceci il faudrait un don d’ubiquité que nous ne possédons pas

   Mais, d’emblée, convient-il de faire son deuil d’une saisie entière de la vérité, elle qui est toujours parcellaire, tronquée, se dissimulant volontiers sous le premier paradoxe venu, sous des masques de carnaval qui, pour être souriants sous leur voile de carton, sont cependant empreints des plus vives inquiétudes. Nul ne saurait déterminer son propre Soi en mimant la légèreté avec laquelle le papillon butine les fleurs de corolle en corolle, sans même s’apercevoir qu’il butine. IL y faut de l’application, il y faut de la lucidité et quelque persévérance. Voici pour l’entrée en matière. Dès ici il nous faut faire face au réel, celui-ci s’ornerait-il, à notre insu, des scintillements et des réverbérations du miroir ontologique que nous tend en permanence la Vie en sa concrétude la plus exacte. Nous en conviendrons, l’image que Léa soumet à notre sagacité n’est rien moins que sérieuse, et c’est au regard de cette mesure raisonnée que notre première référence à une représentation du Net, prise au hasard, pourra apparaître comme l’effet, sans doute, d’un simple caprice. Å voir !

 

L’épreuve du Miroir

Image du Net

 

 

   Donc l’image du Net. Une Jeune femme, tout sourire, réalise ce qu’il est convenu de nommer « selfie », réalisant d’elle une manière d’accusé de réception pour le moins solipsiste, mais, chacun a un ego et il est bien naturel qu’il en prenne soin, c’est la seule « propriété », le seul bien dont nous soyons assurés. Donc « Rayonnante », tel sera son nom, tire son portrait dans la perspective d’une rue dont on voit quelques bâtiments avec leur enfilade de portes et de fenêtres. Autrement dit le site de la prise de vue est nettement contextualisé et il s’en faudrait de peu que, de cette scène, nous puissions tirer une narration qui ne serait pas vraisemblable, mais réelle au sens de sa pleine réalité. « Rayonnante » est l’expression sans fard, d’une évidente joie de vivre qui présente les assises de ce que les Philosophes nomment « apodicticité », ce sentiment d’un Soi confirmé en son être dans la plus grande assurance qui soit, dans une indubitabilité sans risque d’être prise sur le vif d’un cruel mensonge. En quelque sorte, la vérité en tant que vérité. Mais est-il si sûr, dans notre prise de recul par rapport à cette représentation, que son coefficient de tranquille réalité-vérité nous saisisse de telle manière qu’il serait une affirmation ne souffrant nulle invalidation ? Et, du reste, existe-t-il sur Terre, un lieu magique où les choses allant de soi « dans le meilleur des mondes possibles », rien ne saurait contrevenir au projet de cet espace si assuré de son être, qu’il ne viendrait à l’idée de qui que ce soit d’en remettre la qualité existentielle en question.  

L’épreuve du Miroir

   Si, déjà, nous pouvons prendre quelque recul par rapport aux deux images, il va de soi que leur différence essentielle se situe sur le plan de leur contexte d’énonciation. Si « Rayonnante » fait fond sur un site bien déterminé, si sa présence ne paraît pouvoir s’exonérer des présences contiguës supposées (les Personnes habitant ces immeubles, les Passants de la rue dont on aperçoit l’un des profils au loin), par contre « Autoportrait » (l’œuvre de Léa), ne comporte nulle autre présence que la sienne propre, ce qui est, d’ordinaire, mais pas toujours, la condition même d’apparition du genre de l’autoportrait. Afin de synthétiser, je dirai donc

 

« Rayonnante » adossée à une Altérité,

« Reflétée » (autre nom d’Autoportrait),

face à Soi, rien qu’à Soi.

 

  Et c’est en ceci, me semble-t-il, que se donne, avec quelque amplitude, ce que je pourrai nommer la « sémantique » des deux parutions.

 

L’une « mondaine », avec pour cadre le milieu urbain,

l’autre centrée sur un Soi solitaire qui se fait face

et ne peut, en toute certitude,

que se comprendre se faisant face.

 

Ici, je ne fais que proposer une manière de tautologie croisée :

 

le Soi-en-tant-que-Soi

confronté

à l’Autre-en-tant-qu’Autre,

lieu d’une radicale altérité

 

En une manière condensée :

 

Soi face à Soi

L’Autre face à l’Autre

 

   Mais ne nous y trompons pas, l’analogie n’est que de surface, les situations ontologiques respectives se situent sur des plans opposés, nullement miscibles. En réalité il s’agit bien de l’existence d’un fossé abyssal se creusant du Soi à l’Autre en leur singulier et irréductible destin. Chacun le sien, chacun traçant sa propre et inéchangeable voie.

   Méditant à partir de la belle et énigmatique image de Léa Ciari, l’Autre, celle de « Rayonnante », se déduira directement de cette première et fondamentale prise en compte. On aura deviné que la profondeur se situe, d’emblée, du côté de « Reflétée » ; que la surface (« superficialité » conviendrait lieux), se situe totalement du côté de « Rayonnante ». Sur le plan du sens philosophique à donner aux deux images, nullement sur celui, éthique, qui placerait ici une « Méritante » par rapport » à une « Non-méritante ».  Chacune a le mérite qui lui revient et, à l’évidence, la rue n’offre pas les mêmes conditions de réflexion et de retour à Soi que l’intimité d’une pièce située aux antipodes de l’agitation urbaine.

   « Reflétée » vue de dos, est déjà pur mystère puisque sa possible épiphanie (son identité foncière) ne pourra se révéler à notre regard que dans une manière de réalité microscopique, cette à peine visibilité émergeant du tain incertain des deux miroirs. Et ici, l’étrangeté se renforce de la double vision qui nous revient dont, au juste, nous ne pourrons jamais savoir laquelle des deux est la plus juste, la plus exacte. Comme si l’ubiquité, dont j’ai parlé plus haut, surgissant de l’image même, venait à nous sur le mode de notre propre dédoublement. Alors, c’est bien le dubitatif qui nous traverse, c’est bien l’incertitude qui se donne comme ce qui, surgissant du spéculaire insondable, nous plonge dans une manière de zone floue, pur onirisme frappant notre silhouette des stigmates les plus imprévisibles qui soient.

   De cette image en retour, de cette étonnante réverbération, nous sommes, en quelque sorte, les victimes sacrificielles : notre propre réalité se dissout à son contact même, comme si quelque acide muriatique, échappé du fond de l’exister, venait nous biffer de l’ordre du Monde. Curieuse homologie d’une apparition incertaine qui vient dissoudre la nôtre, sans médiation aucune qui en pourrait atténuer la rigueur : le néant ouvre ses lèvres et nous invite à le rejoindre sans possibilité de réhabilitation aucune. L’on comprendra aisément en quoi l’évocation de « Reflétée », absolument et irrévocablement métaphysique, elle qui peint un horizon invisible, confirmera la divergence irréductible de fond avec le versant qui se donne tel son opposé, de « Rayonnante ». Ce que « Rayonnante » nous donne pour acquis, pour assuré de soi et infiniment stable, « Reflétée », non seulement nous le retire mais nous entraîne nécessairement en de soucieuses contrées :

 

le Souci De Vivre est le seul ingrédient

qui y puisse prospérer.

  

   Et c’est bien en ceci que cette allégorie est douée de la plus grande efficacité : elle nous renvoie de facto à notre insigne factualité, à notre contingence que ne bordent, en toute certitude, que les eaux noires du Léthé, ce fleuve des enfers et de l’oubli dont, jamais, nous ne reviendrons. Clôture définitive de nos illusions, fussent-elles réelles, spéculaires, imaginatives, songeuses. L’irrémédiable coup de scalpel de la finitude. Une œuvre, la plupart du temps, n’est véritablement accomplie, en son sens entier, qu’à intégrer en soi, les deux pôles opposés et cependant coalescents, d’une origine, d’une fin. Dit d’autre manière, le rayonnement ramené à une lentille d’ombre, laquelle est toujours le réel de son épiphanie dissimulée.

   Si l’on ne s’attachait, gommant l’insondable métaphysique, à ne laisser paraître, en ces deux images, qu’une face strictement mondaine, alors il nous serait facile de ranger en deux catégories nettement différenciées,

 

du côté de « Rayonnante »,

l’espace de la joie,

du bonheur simple,

de l’enchantement quotidien ;

alors que du côté de « Reflétée »,

seulement la tristesse,

l’inquiétude,

la retenue broderaient

sur son corps les dentelles

d’une cruelle nécessité.

 

   Mais les choses ne sont jamais si simples et c’est bien leur envers qui doit être interrogé, ce que le beau travail de Léa fait, depuis de longues années, avec une remarquable assiduité. Si son œuvre, et singulièrement celle que nous visons aujourd’hui, s’affilie au temps long de la maturation, de la métabolisation, de la patiente généalogie esthétique, a contrario « Rayonnante » en est l’exacte inversion : l’exultation dans le temps court de l’instant, une étincelle.

   Afin de saisir ce qui, possiblement est insaisissable, force nous est imposée d’aller plus avant dans l’investigation symbolique que « Reflétée » nous offre, en une étrange « donation », au motif que seulement son envers vient nous rencontrer, dissimulant à nos yeux cette face humaine si expressive, si entièrement signifiante de la singulière mise en musique d’une vie à nulle autre pareille. Alors, invités à adopter une position analogue à celle de « Révélée », nous serons réduits à la considérer au titre de l’image réverbérée par ces surfaces aussi polies qu’énigmatiques, en lesquelles elle apparaît à la manière d’un rêve, bien plutôt que d’une réalité, je veux dire « palpable », « incarnée », ce qui, du réel, se donne toujours selon la forme d’une résistance, d’une tension, d’une opacité.

 

Ici, c’est uniquement irisation,

trouble, déformation pareille

à celle des eaux parcourues de rides

semées par quelque vent subit.

  

   Ce qui, chez « Rayonnante », se donnait à la manière d’une évidente présence et, conséquemment, d’une hypothétique vérité, devient, en cette visée spéculaire, sinon son envers qui serait mensonge, du moins une authenticité différée, une identité supposée à surprendre au détour de l’image. Mais, soudain, à nos yeux, surgit un paradoxe : la vérité de « Rayonnante », simple vérité de surface en raison de l’évidente économie d’un travail sur son propre Soi, se retourne en une manière de légèreté, sinon de frivolité qui la soustrait à une attention assidue qui en éluderait le sens. Å ne point creuser sa nature propre, à faire seulement confiance à la spontanéité lumineuse du jour, à simplement se situer à la pointe de l’instant, du tôt venu, elle annule, en quelque sorte, une recherche de son identité plus essentielle, la seule qui convienne à une exacte mesure des choses.

   Par simple effet de contraste, « Réverbérée » s’accroît du bénéfice d’une méditation étendue, d’une contemplation lente et assurée de qui-elle-est en son fond. Certes une énigme, mais ici le « but est le chemin », nullement le but lui-même, au motif que nul ne peut explorer son identité jusqu’au bout : bien trop de zones d’ombre, de spectres inconscients, de secrets dissimulés en des douves d’insondable profondeur.  Cependant, à ce qu’il me semble, c’est avec une sereine obstination (oxymore !) que « Réverbérée » plonge en elle, avec le secret espoir qu’au terme de l’immersion, quelque chose de l’ordre d’une netteté, d’une possible certitude, du profil d’une évidence puissent se montrer et donner sens à qui-elle-est, d’une manière autre que la simple confirmation des faits quotidiens. C’est bien son propre Soi qu’il faut analyser, nullement dans la manière d’une enquête solipsiste dont on tirerait quelque vanité.

 

Non, uniquement dans

le souci de son être 

 

   Et ici c’est bien la notion du « sentir » qui sépare foncièrement « Rayonnante » et « Réverbérée », les plaçant en des situations totalement contradictoires. Alors comment éviter de citer les profondes médiations de Michel Henry dans « Philosophie et phénoménologie du corps » Je cite :

  

   « C’est parce que ma manière de sentir le monde est l’expérience même que j’ai de ma subjectivité, qu’elle m’est donnée à moi seul, dans l’expérience interne de mon corps. Je suis l’unique, non parce que j’ai décidé de l’être, (…) mais tout simplement parce que je sens. (…) Sentir, c’est faire l’épreuve, dans l’individualité de sa vie unique, de la vie universelle de l’univers, c’est déjà être ‘’le plus irremplaçable des êtres’’ »  (Je souligne)

  

  Oui, « Réverbérée » se sent, s’éprouve tel un être à part entière, un être unitaire toujours en voie de constitution. Sa posture, face à la double psyché, tel le Jeune Enfant prenant conscience de son corps, lequel n’était perçu par lui, jusqu’ici, qu’en tant que fragmentaire et qui devient, par la magie spéculaire, un seul et unique territoire, c’est bien la répétition de cette expérience primitive fondatrice de l’identité humaine qui se joue devant nous, manière de visuelle catharsis appliquée à nos corps parfois souffrants, toujours en quête de leur propre accomplissement. Regard réparateur des corps et, par voie de conséquence, réhabilitation de nos âmes puisqu’il ne saurait y avoir de dualité en la matière, seulement une belle et presqu’éternelle liaison.

 

Ainsi de « Rayonnante »

à « Réverbérée »,

de l’ouvert d’une certitude

à l’intuition d’une autre certitude

plus fondée dans le sentir,

se décline,

une fois l’expression de la joie de vivre,

une autre fois la félicité d’exister.

 

Vivre est l’irruption spontanée et irrépressible

d’une efflorescence naturelle, pur mouvement biologique.

 

Exister est la manifestation

de ce Pour-Soi dont la méditation

sur la dimension affective de son propre ego

est la voie la plus sûre de faire de sa conscience

ce foyer de sens sans lequel rien ne se rendrait visible

qu’à l’aune d’une irréductible confusion.

 

C’est ainsi qu’au fil des jours et des œuvres

(cette belle projection du Soi sur la toile),

Léa Ciari a tracé, pour nous, mais aussi pour elle,

cette trace infinitésimale du Soi

qui n’attend que d’être

reconnue et fécondée.

 

 

 

 

 

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