Vue sur les Albères…
Banyuls sur Mer…
Photographie : Hervé Baïs
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Afin de donner corps et chair à la séquence Nostalgie, c’est aujourd’hui Banyuls qui va être le lieu de mes réminiscences à partir de cette belle photographie d’Hervé Baïs. Banyuls a longtemps été, pour moi, un lieu de pause pascale et estivale entre deux périodes d’activité. Pourquoi Banyuls ? Parce que Banyuls serait la réponse la plus simple à moins de me lancer dans l’infini carrousel des motivations et justifications de tous ordres dont l’intérêt ne pourrait qu’être limité. Si, par la simple magie de l’imaginaire, je m’appropriais cette photographie comme étant le symbole d’un de mes espaces électifs, je ne pourrais éviter de me poser la question suivante :
« comment rendre compte du réel
en son multiple fourmillement ? »
Bien évidemment, si cette interrogation, je la fais mienne, c’est à l’ombre de cette gémellaire interrogation du Photographe dont je suppute qu’elle se profile de manière itérative au seuil de chaque proposition d’image dont il est l’habituel et inspiré Créateur.
En effet, et cette question, loin d’être sibylline, est majeure quant au traitement de l’image, laquelle doit se donner comme essentielle, au motif que son sens en dépend entièrement. Comment parler de Banyuls afin d’en déterminer l’essence ?
Dire la plage de galets gris que surveille la silhouette
de ses trois palmiers agités par la Tramontane ?
Dire l’essaim de ses hautes maisons blanches,
elles s’étagent au-dessus du motif de la route
posée sur un lourd bâti à arcades ?
Dire les terrasses de ses cafés aux parasols
multicolores et leurs chalands bavards ?
Dire ses barques catalanes vertes et bleues
avec leurs voiles blanches entourant leurs mâts ?
Dire la grande bâtisse de craie de
l’Observatoire Océanographique,
l’hippocampe bleu qui en orne la façade ?
Dire la cohorte pressée des Touristes
venus de Collioures et Port-Vendres
n’ayant de cesse de visiter les caves
et d’en déguster le délicieux nectar ?
Dire la vue éloignée depuis la Tour Madeloc,
le village n’est alors qu’un mince flocon
touché par les réverbérations
bleues de la Méditerranée ?
Que dire de ce réel qui est toujours en fuite de lui-même, toujours en avant de qui il est, son futur luit au loin, tel un mirage ?
De ce réel toujours en arrière de lui, à peine rencontré et, déjà, il n’est plus que vague pliure onirique dans un passé sans consistance ?
De ce réel du présent qui glisse entre les doigts, pareil aux cheveux des algues à la texture de rien ?
Oui, ce réel que nous pensons saisir à chaque instant de notre existence, dont nous pourrions facilement, pensons-nous, tracer les contours avec assurance, eh bien ce réel, en effet, existe aussi bien que vous qui lisez, que moi qui écris, c’est-à-dire que, lui aussi, poinçonné de lourde finitude, n’a guère pour tâche que de disparaître à mesure qu’il s’accomplit. Alors l’essai d’en saisir quelque bribe signifiante semble voué à l’échec. Certes. Sauf à faire sienne cette belle invention de l’Idée Platonicienne, laquelle dépassant l’impatience du sensible, sa récurrente inscription en des formes hiéroglyphiques constamment renouvelées, trouve son repos et son ultime manifestation en cette Forme unique qui est analogique à ce bloc de platine que nous imaginons, en lequel pourrait gésir, pour notre plus grand bonheur, une part d’éternité.
Je crois que c’est cette part habituellement insaisissable, simplement théorique, seulement conceptuelle que les Photographies d’Hervé Baïs nous donnent à voir
car, en elles, au sein même de leur longue présence,
tous les temps se donnent à la fois ;
car, en elles, au sein de la condensation-cristallisation de l’espace,
se donnent tous les espaces en un unique lieu rassemblés.
C’est ceci la force réelle d’une image :
contenir en soi bien plus qu’elle ne semble
suggérer à l’aune d’un regard distrait ;
contenir en soi quantité de significations
qui en excèdent les signes visibles,
ouvrent le champ des possibles ;
contenir en soi un élargissement
de l’être-des-choses tel que se déploie,
pour notre regard, la dimension
d’une puissance imaginative
demeurée, jusque-là,
non seulement inaperçue,
mais dont nous doutions qu’elle pût un jour
nous visiter et dilater notre perception-sensation.
Si nous regardons avec suffisamment d’attention « Vue sur les Albères », à moins d’être sourd à l’intime beauté des choses, nous sentons bien, d’une manière sensible-intuitive (nul besoin d’entendement qui en déporterait le sens en direction de quelque argument édifié en raison), nous sentons cette étrange climatique, cette « Stimmung », cette notion si riche dont le génie de la langue allemande signale l’exception en un seul mot, alors que notre propre langue exhibe au moins les quatre valeurs de « sentiment », « climat », « atmosphère », « ambiance », pour exprimer quoi ?
Mais, l’inexprimable bien sûr, ce qui, ne se disant point, exprime bien plus que ce qu’il aurait pu manifester à l’air libre. Ce mot que nous voudrions forger de toute pièce, qui tarde à venir, que nous ne pouvons guère produire qu’au travers de vaines périphrases,
cette radiance qui nous gagne,
ce Soi-hors-de-Soi qui est
étrangement surgissement,
déclosion-éclosion de qui-l’on-est
en une dimension d’abyssale venue
et c’est comme le tremblement
d’une lave intérieure,
un bouillonnement d’impressions intangibles,
une manière de résurgence d’énergies
dont nous ignorions qu’elles
nous habitaient depuis toujours,
qu’elles s’impatientaient de paraître,
de défroisser notre nuit,
d’allumer d’aurorales clartés,
de porter notre conscience bien au-delà
de ses vertus intentionnelles,
de créer les conditions de notre propre dépli,
de connaître, en un geste d’immédiate beauté,
cet ouvert selon lequel cette muette
incantation grise du ciel vient à nous
avec la pure grâce d’un maintien dans le temps ;
de connaître ce long et balsamique
destin de nuages tout d’écume,
ils sont les signes de ce qui jamais ne s’absente,
de ce qui, de Soi, possède la sourde
et inaltérable perdurance ;
oui, c’est bien ceci qui vient à nous
dans la juste clairière de nos espoirs,
ce mince fil de cristal de la montagne,
il est ce poème porté au plus haut,
nous en percevons le rythme inouï
qui lisse notre peau comme le ferait
l’air échappé d’un luth,
la vibration délicieuse d’un diapason,
le vol libre du colibri dans l’ivresse du nectar ;
connaître dans cette impalpable lueur d’aube
(ce qui reste de nos songes),
ces profils légers, ces successions souples
de montagnes unies en
un unique sentiment de paix
qu’une brume diffuse dans un air tissé
de ces riens, de ces touches si délicates,
nous penserions les avoir créées de toutes pièces ;
connaître le bas-fond en sa sombre parution
geste avant-courrier de nos rêves infinis
en leur opaque texture une lueur apparaît
semblable à ce vif éclair d’un lacet
de montagne dont, jamais,
le secret ne sera percé.
Si ma méditation sur Banyuls est soudain devenue songeuse, si l’imaginaire s’en est emparé comme de sa possibilité la plus propre, c’est seulement en l’image que reposait cette disponible effusion dont je n’ai jamais été que le rapide et distrait Interprète. Toujours, dans la belle image, gisent les multiples et chatoyantes significations qui, le plus souvent, échouent à venir jusqu’à nous, trop occupés que nous sommes à la lourde et harassante tâche du quotidien. C’est ceci la vraie difficulté pour toute Beauté, se frayer un chemin
parmi les écueils de tous ordres,
parmi le bruit de fond des foules,
parmi les vifs éclats des vitrines,
parmi la marche pressée des Existants
simplement occupés à vivre
douloureusement,
parfois à exister, du moins
en font-ils l’hasardeuse hypothèse.
Il y a peu de place pour la Beauté et nulle terrasse de café, nulle façade d’Observatoire, nulle coque de bateau ne pourvoiront à sa manifestation. Il y a là, trop de matière dense, trop de mouvement, trop d’artisanale préoccupation, trop de fermeture, trop de cèlement têtu. Ce que requiert la Beauté, et rien que ceci, la mise entre parenthèse des soucis du Monde, la souple disposition de notre esprit à la manifestation initiale des essences et des formes archétypes.
Le domestique, l’utilitaire, l’ouvrage, le labeur ne font pas bon ménage avec ce qui ne demande que l’élection librement consentie, la saveur des choses finement accordées, l’exercice maîtrisé d’un « clavier bien tempéré », prélude à d’effectives joies, parfois à de sublimes extases, toujours à des ravissements de l’être en sa plénitude accordée au rythme immémorial du Monde.
Chacun, Chacune l’aura compris, pour moi, Banyuls, mais aussi bien le vaste plateau du Causse Blanc, la steppe mongole livrée à tous les vents, la haute montagne avec ses pics d’argent, les banquises aux arêtes bleues n’ont de réelle existence qu’à être reconduites à leur simple halo conceptuel, à leur aura dispensatrice de clarté, à leu entour tel que posé sur la lisière de l’imaginaire : là est le seul lieu de ce qui irradie, étincelle, rayonne au plus haut de l’éther, au plus refermé de la terre, au plus secret des racines. Arbres il nous faut être, dont les larges ramures balaient le ciel, dont le tronc s’use à tous les noroits, dont les rhizomes explorent ce qui, toujours interroge, mais jamais ne se montre :
le pli d’une félicité,
le revers d’un bonheur,
l’ombrée d’une quête
toujours en recherche de soi.