"Bois levé" Loire valley.
Technika Linhof 4x5 inch,
Schneider 90mm, FP4 Ilford
Thierry Cardon
***
Parfois, au lever du jour, dans la lumière qui hésite à se donner pour réelle, on en vient à douter de la présence du Monde, à s’interroger sur l’effectivité de l’Autre, à ne percevoir son propre Soi que dans la clarté tremblante d’une idée si peu assurée de son intime consistance. Å l’horizon des choses, au loin, là-bas, où tout pourrait se confondre avec son écho, où tout risquerait de disparaître à même sa douloureuse et tremblante hésitation, il y a comme une césure du temps, une longue fêlure incisant la terre, puis, surgies de cette lourde glaise, des lueurs ossuaires, de blêmes phosphorescences, des gouttes de résine laiteuse imitant quelque sanglot venu d’on ne sait où. Comme si le Monde n’était que la précession de qui il est, de qui il pourrait être, comme si l’Humaine Condition était encore en germe, pareille à un indistinct grouillement de rhizomes parmi la touffeur de l’argile. Tout ce qui, dans la perspective du paysage, fait mine de paraître, procède à son immédiate extinction avant même que le premier signe ne soit posé sur la feuille vierge du jour.
Les pierres du Causse bleuissent sous les premiers assauts du gel. Les sentiers ne tracent leurs sinueux trajets qu’en de bien mystérieuses lignes flexueuses : elles avancent à l’estime, ne sachant quelle direction prendre car tout choix les installerait trop avant dans le corridor étroit des certitudes. C’est étrange, les choses veulent à présent paraître dont l’instant d’après gommera la présence comme si, jamais, elles n’avaient existé. Comme si elles n’avaient été que les songes d’elles-mêmes. Tout est en lisière de soi et ce qui se manifeste ou tâche de le faire prend le risque de se soustraire à son propre projet. Depuis la fenêtre de ma termitière de pierres, j’ai bien l’impression, ce matin, que ma conscience a rejoint cette densité, cette opacité pierreuse, que mon corps gît dans un espace sans bords, que mon destin ne s’élève guère au-dessus de ces rognons de calcaire, que mon entendement prend l’allure d’un silex, mais brut, mais nullement poli, simple éclat minéral sous la meute têtue, obstinée de la matière. Est-ce ceci se confondre avec ce Rien originaire dont nous ne sommes que le bourgeon stupidement turgescent le temps que dure la vie de la nymphe ? Est-ce ceci, cette manière de flottement, de vertige où s’arrimer à Soi devient métier quasiment illusoire, où les outils pour l’œuvre sont usés jusqu’au manche, où toute lame, bien plutôt que d’enfoncer son coutre tranchant dans la vassalité des choses, ne lève dans l’espace que son profil émoussé, son inutilité à tirer du réel autre chose que l’illisible rébus dont il est sournoisement tissé ?
Voyez-vous, là, dans la texture onirique de ce matin de printemps, je viens de faire l’épreuve douloureuse du Rien en tant que Rien moi-même, à peine un murmure dans les illisibles travées des objets mondains. Est-ce la belle image de Thierry Cardon qui m’a plongé dans ce marécage privé d’eau, seule la vase en tapisse le fond, à savoir le fond du non-sens ? Non, je crois que j’accuse à tort les puissances de cette photographie, que mes propres insuffisances, je les projette dans les sèmes de la représentation afin de m’exonérer moi-même de me connaître en une plus exacte mesure. Mais plutôt que de demeurer en cette manière d’enlisement métaphysique, voici ce qu’il faut faire. Sortir du sombre corridor du Soi, se transporter tout près de ce fleuve majestueux qui porte le beau nom de « Loire », dont les racines linguistiques font signe en direction du limon, de l’argile, du sable, du galet, dont nous retiendrons la qualité strictement fondatrice, comme s’ils étaient les premiers éléments, les initiales configurations d’un Rien qui, soudain, se voulait Tout. Ces matériaux sont de cette nature qu’ils sont les fondements de toute architecture.
Mais regardons. Le ciel est de texture légère. Quelques fins nuages courent d’est en ouest. Des arbres aux feuilles tendres, d’un vert Tilleul, sans doute des aulnes bruissent doucement sous la poussée d’un vent amical. De longs bancs de sable troués d’eau s’étalent paresseusement le long de cette belle eau semée des filaments des algues, flux de la Loire en son lent et majestueux écoulement. Dire ceci n’était que préambule, rhétorique initiatrice, anticipatrice de ce que l’image du Photographe nous donne à voir. Car, en son dépouillement même et sans doute grâce à lui, cette manifestation plastique toute de noirs légers, de gris à peine affirmés, de blancs atténués réalise la synthèse de ce qui vient à nous. C’est bien là le mystère total de l’esprit du lieu qui s’affirme en sa valeur d’essence. Mais il nous faut reprendre le titre « D’une forme née du Rien » et procéder de ce Rien vers le motif dont il est l’abstrait fondement. C’est un peu à un travail de « réduction phénoménologique » que nous devons nous atteler. Donc réduire : biffer l’air du ciel, user les ramures des aulnes, disséminer le peuple serré du sable, faire s’éparpiller les fins lacets des algues, épuiser les lames d’eau jusqu’à n’en conserver que la diaphane trace dans la tulle du souvenir. Que reste-t-il alors de ce Rien, sinon un presque rien qui, en son mystère, tutoie le Tout, le Tout de la signification ? Un ciel poncé de gris, un horizon blanc hérissé des lignes de quelques herbes, une forêt végétale qu’on dirait de joncs emmêlés, de noires fluences y dessinent leurs destins d’ombre, puis, émergeant de ceci à l’aune d’une inattendue parution, d’une soudaine épiphanie dont nul sur Terre n’eût pu soupçonner la surrection,
Cet étrange et non moins insistant en sa réalité « Bois levé » dont les deux frappes bien distinctes des deux mots : « Bois » en sa primitive et immémoriale texture, « Levé » en son geste de pure transcendance et les Voyeurs que nous sommes, moins décontenancés que ravis d’une telle présence, nous donc allons, sur-le-champ, nous exercer au jeu infini et sans doute gratuit des interprétations. Cette forme à elle seule (bien sûr son analogie avec la forme d’un oiseau est évidente), cette forme est, en son exacte mesure, mesure de toutes choses du Peuple des présences des bords de Loire.
En elle, la vastitude du ciel
que désigne cette tête levée,
en elle ces ilots de sable,
leur teinte se confond
avec la blancheur du bois,
en elle les milliers de confluences aquatiques
que déterminent l’enchevêtrement des branches,
en elle, dans les intervalles de la matière,
ces zones libres qui font inévitablement penser
aux habitats troglodytes trouant les falaises
en elle cette sourde clarté
qui ruisselle à fleur d’eau
en elle, à même ce fragment de sylve
un clin d’oeil adressé aux gabarres
leurs planches mal équarries
ont une identique fraîcheur
une naturelle évidence fluviale,
en elle la foule indistincte
de tous ces autres « Bois levés »
qui sont un peu l’âme
de ce parcours sauvage et paresseux
qui, depuis mont Gerbier-de-Jonc
jusqu’à son estuaire océanique
trace l’une des plus belles
aventures humaines
Alors, apercevez combien, malgré le peu de lisibilité des confluences sémantiques, mais ô combien réelles, ô combien incarnées, qui font se rencontrer, au motif d’une dérive songeuse, le Rien des cailloux blancs du Causse du Quercy, cet autre Rien d’un « Bois levé » de Loire, apercevez combien ce si peu de choses, ces muettes existences ( elles seraient bien plutôt des essences), viennent à nous pour nous tirer de notre ambiante léthargie, pour nous dire l’immédiate et inaperçue beauté des choses secrètes, humbles, dissimulées. Et ici nous vient, en tant que naturel prolongement de notre méditation, ces mots précieux de Maurice Vanhoutte dans le commentaire qu’il produit à propos de l’œuvre de Vladimir Jankélévitch, intitulée
« Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien » :
« Au nom d'une intuition ineffable,
d’une intelligence
surfine de la réalité,
il veut nous ouvrir
au mystère, au surnaturel,
au pneumatique, au spirituel. »
Ces remarques sont admirables pour la simple raison qu’elles placent, au foyer de l’expression, cette vérité pure et simple de ce qui vient à nous à bas bruit et nous montre la toute-puissance performatrice de la modestie, elle qui accomplit bien plus que la désordonnée gestualité contemporaine qui, le plus souvent, échoue à produire autre chose qu’un bruit de fond assourdissant, sans autre conséquence que sa propre et risible démesure. Aussi, cette fragilité des choses, mise en perspective avec la paranoïa mondaine, fait immédiatement référence à cette merveilleuse réflexion de Friedrich Nietzsche dans « Le gai savoir » :
« Ce sont les paroles les moins tapageuses
qui suscitent la tempête et
les pensées qui mènent le monde
viennent sur des pattes de colombe. »
De cette citation, maintes fois évoquée au cours de notre prose, nous ne retiendrons, les accentuant à leur juste valeur, que ce qui s’exile du tapage, finit par y renoncer, pour ne garder que la légèreté, la blancheur immaculée de la Colombe, ce symbole de la Paix dont notre Monde a tant besoin.
Pour avoir un peu fréquenté les belles œuvres de Thierry Cardon, pour y avoir maintes fois décelé, sinon toujours, cette économie de moyens, cette naturelle réserve du Noir et Blanc, cette exigence photographique dont presque plus rien ne subsiste aujourd’hui, chez nos Commensaux, sinon la tentation permanente de se donner en spectacle, nous croyons pouvoir affirmer que son travail nous initie, à l’exact niveau qui est le sien, « au mystère, au surnaturel, au pneumatique, au spirituel. »
Cette dimension d’une possible transcendance
accordée au Simple, au Frugal,
à l’Élémentaire, au Tempéré,
parfois à l’Ascétique,
nous demande un recueil en nous qui ne soit de pure forme. La mode contemporaine des attitudes conduisant au « lâcher prise », à « l’énergie positive », au « courage d’être heureux », aux « sagesses » de tous ordres et autres rituels de « bien-être » sont, bien évidemment, l’exact opposé de cette quête d’authenticité. Rien ne vient de l’extérieur, tout est en Soi, comme le germe nourrit le fruit qu’il deviendra. Merci à Thierry Cardon de nous « donner à penser » avec cette exigence sans laquelle toute œuvre ne pourrait qu’être clouée au pilori.
Pourtant il y a
tant à voir.
Tant à aimer !
Ceci ne dépend
Que de NOUS !