Rivages...
Étang de Thau…
Photographie : Hervé Baïs
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Ici, comme en de nombreuses autres images d’Hervé Baïs, faut-il partir de l’élémental, lequel constitue le socle de l’énonciation iconique. Par « élémental », il faut entendre, selon les termes du dictionnaire :
« Qui participe de la nature des éléments, des forces naturelles. »
« Qui participe de la nature originelle de l'élément premier.
Retour à la confusion élémentale. »
Et, bien entendu, cette notion « d’originaire » à laquelle se réfèrent nombre de mes textes, fait tout d’abord signe en direction des quatre principes, terre, air, eau, feu, selon lesquels, et depuis au moins « Le Timée » de Platon, la Nature est tissée en ses plus initiales valeurs. Au-delà de ces « briques élémentaires », plus aucune réduction de la matière n’est possible sauf à inventer une substance originelle qui en soutiendrait la venue. Mais ici l’on bute sur une régression à l’infini d’un substrat supposant un substrat antérieur, à moins que l’on n’envisage un « Éternel Retour du Même » s’alimentant à quelque mythologie personnelle tournant en cercle sur ses propres méditations. Nous disposant à inventorier ce qui nervure cette photographie, force nous est imposée de la décrire à l’aune de ses éléments.
Terre - Certes, elle est présente, bien qu’il soit nécessaire d’en chercher l’émergence en ce paysage lacustre qui fait à l’eau, la part belle. Terre que nous imaginons consistante, Terre de Sienne calcinée versant à Terre d’Ombre, à Terre de Cassel, mesure ténébreuse du sol inclinant vers une nuit génitrice dont elle serait le pur accomplissement. Longue bande de terre de l’horizon qui paraît scinder l’image en deux parties d’égale dimension, un peu comme si elle était un genre d’étalon à partir duquel percevoir et comprendre le motif premier du paysage. Terre encore, pareille à une confluence fluviale, à la partie inférieure de l’image, nous l’imaginons toute de sable entrelacée, avec ses belles nuances de Blanc de Meudon, d’Ardoise, de Cendre, avec des rehauts d’Ocre Jaune, toute une palette douce aux yeux qu’obombre le lourd couvercle des nuées cachant la boule étincelante du Soleil.
Air - Air partout car rien ne saurait l’arrêter, il est ce fluide discret qui gonfle la poitrine des Hommes, il est ce courant sur lequel glissent infiniment les caravanes limpides d’oiseaux, parfois il est vent, cette Tramontane venue de la terre, dont l’haleine froide soude les éléments entre eux, parfois Vent Marin chargé d’humidité, il mêle tout, il est union, il est osmose comme si les choses, encore encloses en une manière de tunique native, se rassemblaient au sein d’un unique et rassurant cocon. C’est sans doute lui, l’air, qui relie tout en une manière d’harmonie, lui qui synthétise le divers, lui qui assure la cohésion du ciel, des nuages, de l’eau, du sable et des Voyeurs que nous sommes qui respirons au rythme de la Nature, nous n’en représentons que le naturel prolongement. L’air lisse notre peau, l’invite au voyage hors de soi, là, dans cette manière d’Eden promis à une sorte de silence éternel, à une félicité que rien ne pourrait entamer.
Eau - Oui, Eau, c’est elle qui est l’élément générateur du paysage, sa raison d’être, sa silencieuse oraison tout au bord de l’agitation du monde. Elle est présente, ô combien, dans le ventre gris et lourd des nuages, elle est simple vapeur, elle est promesse de pluie, elle qui abreuvera le Peuple des Assoifés. Eau dans sa plénitude, eau dans sa sublime réverbération, eau-miroir qui recueille la silencieuse supplique du Ciel, qui abrite en son sein les paroles usées des Existants, leurs prières le plus souvent inexaucées, eau lustrale qui attend l’immersion en son sein de Ceux, de Celles qui espèrent d’elle leur régénération, leur ressourcement au contact du fluide purificateur. Eau, elle est de même nature que celle de nos cellules en lesquelles, depuis toujours, vit en nous, l’immensité de l’Océan primitif. Eau dont la subtile agitation, telle un inaperçu ruisellement, supporte l’aventure nautique de cette barque de pêche, immobile pour l’éternité. Eu métallique, pareille à une brillante plaque d’acier, elle recueille les doléances célestes, ces signes noirs-blancs-gris des nuages, ils sont une silencieuse parole dont, jamais, on ne perçoit la « bouche d’ombre » qui en articule les paroles, en distille les sons. Eau matricielle, en elle nous venons au Monde, en elle nous voudrions, en une manière de dernier saut, la rejoindre pour des épousailles sans lieu ni temps.
Feu - Disant le feu, c’est un peu comme si nous inventions une histoire pour enfants naïfs. Nul, ici, ne voit le feu, nul ne peut en tracer la subite et illusoire ignition. Mais, à être attentifs, nous en apercevons quelques rapides accents, quelques témoignages comme au travers du verre d’une lampe magique. Feu du Soleil, il sourd de derrière les nuages, il nous adresse la volonté de sa présence à l’encontre même de ces masses de vapeur qui tapissent les allées du ciel. Feu qui se réverbère sous la forme des belles écailles de lumière qui animent les eaux du lac, y dessinent de rapides courants, y écrivent l’immémoriale puissance de toute lumière. Feu encore sous la forme d’une lame étincelante qui traverse l’image en sa partie médiane. Feu de notre esprit qui veut trouver dans le Feu naturel son équivalent symbolique, son frère combattant les ténèbres, écartant les voiles de la fausseté.
C’est bien la force de ces photographies que de nous reconduire au lieu même du surgissement des choses. Dans le clignotement en clair-obscur des photographies, dans la douce phosphorescence des grains de lumière, dans les intervalles ménagés par la médiation du gris, dans le lexique simple et immédiat du bi-chromatisme, ce n’est rien de moins que le jeu des « particules élémentaires » qui vient à nous, non seulement à la manière d’une esthétique, mais bien plutôt à la façon d’un questionnement sur qui-nous-sommes, nous-mêmes, en notre principielle venue sur les rivages de l’exister. Précieuses sont ces images qui contiennent en elles, nullement à la façon d’êtres visibles, mais symboliques, la mesure initiale du simple. Nous en pénétrant, ce sont de minces choses originaires qui nous cernent de leur évidence inaperçue, cryptée parce que hautement désirables. En elles, ces déclinaisons paysagères, se donnent à penser, et surtout à sentir,
aussi bien la modestie des mousses étoilées
sur leurs motifs de pierres blanches,
aussi bien la lumière grise du galet
réverbérée par le mur des falaises,
aussi bien l’empreinte
vert-de-grisée
du délicat lichen,
aussi bien le lueur d’étain
des plaines lacustres,
aussi bien les cairns
de pierre ponce
levés contre la
paroi du ciel,
aussi bien la racine
de blanche porcelaine
illuminant le peuple du limon,
aussi bien la coulée de lave
fossilisée au flanc du volcan,
aussi bien la belle clarté nocturne
de la pierre d’obsidienne,
aussi bien la nacre immaculée
du coquillage ouverte
à la présence du jour,
aussi bien le fin liseré d’argent
qui entoure la fragile diatomée,
aussi bien le bouton de rose
poudré de pluie,
aussi bien la discrétion
des veines d’argile
s’effaçant à même
leur immatérielle
empreinte.
Que nul n’aille s’étonner de cette litanie lexicale, elle est le simple reflet du lyrisme au contact de la beauté paysagère en direction de laquelle pointe, toujours, à la façon d’un interminable quête, de sens, le travail assidu du Photographe. Une fois encore, nous faut-il citer la célèbre assertion de Paul Klee :
« L’art ne reproduit pas le visible,
il rend visible. »
Ce que cette photographie « Rivages - Étang de Thau », rend visible, c’est la beauté des choses dans leur venue à l’être en leur immédiateté, leur spontanéité, la pureté dont elles témoignent à l’envi. Ce paysage vient juste de naître, dans l’étonnement d’être au Monde. Il est première lettre de l’alphabet dont les autres lettres, plus tard, viendront confirmer la diction, l’écriture initiales. Du motif central de la barque de pêche, rien n’a été dit, sans doute pour la simple raison que son inscription ne se justifiait nullement à titre d’élémental. En réalité, elle n’est ni terre, ni air, ni eau, ni, feu et, cependant elle a sa place ici, au titre de l’élémentaire rencontrant l’élémental.
Deux commencements,
deux origines fusionnent
en une identique coïncidence
spatio-temporelle.
La barque se déduit des éléments de la Nature comme si elle était le langage premier ouvrant l’histoire et surtout l’évement à nul autre pareil de l’exister. Manière, si l’on veut, d’Arche de Noé primitive traçant une possible genèse de l’Homme parmi la belle confluence
d’une terre non encore modelée ;
d’un air avant même qu’il ne devienne vent ;
d’une eau ne se sachant encore ni fleuve, ni océan ;
d’un feu non encore parvenu à son solaire déploiement.
Mais ce qui fait l’essentiel de l’élément c’est qu’il porte en lui, au plus dissimulé de son être, toutes ces virualités qui, un jour se manifesteront, toutes ces épiphanies en réserve qui se désocculteront. Alors sera venu le temps des choses élémentaires. Nul n’en pourra prédire ni l’avenir, ni les formes, ni les actions.
Élémental ; Élémentaire,
les deux puissances tutélaires
dont nous ne connaissaons jamais
que les contours, les frontières, les lisières.
C’est leur vérité la plus apparente.
Peut-être faudrait-il leur accorder,
suffisamment longtemps,
la mesure d’un libre espace,
seul moyen de les installer
en leur essence.
Sans doute faudrait-il !