Crayon : Barbara Kroll
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[Petite note liminaire - Ce texte, malgré sa présentation qui pourrait le donner pour un poème n’en est nullement un. Bien plutôt s’agit-il d’une méditation métaphysique qui ne peut qu’égarer la Lectrice, troubler le Lecteur. Si le « physique » est toujours aisément perceptible à l’aune de sa simple réalité, le « méta », au contraire, ne se donne qu’en se retirant, dévoilement-voilement. Pour cette raison d’une pénurie infiniment renouvelée du sens, Chacune, Chacun peut facilement y « perdre son latin », à commencer par l’Auteur. Comment dire ce qui toujours échappe, fuit, se dissimule et nous provoque au motif que les questions fondatrices de l’exister se perdent dans la nuit des temps et des arguties de divers ordres ? Alléguant cette difficulté de cerner l’indicible, les mots qui suivent ont la texture floue des dentelles oniriques, des aurores nébuleuses, des crépuscules flottants. Ici, le Principe de Raison et de Réalité doit nécessairement céder le pas à ces Fantaisies de l’Imaginaire dont, toujours, la fonction « méta » s’entoure, comme Isis de son voile. Mais argumenter plus avant serait contredire ce que nous venons d’énoncer. Lisez si vous en avez le courage !]
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Parfois, au sortir d’un rêve, comme un éclair traversant la nuit, comme le surgissement d’une immédiate intuition découlant de quelque concept depuis longtemps interrogé, quelques lignes simples s’imposent à vous dont vous pensez qu’elles étaient en attente de se manifester depuis toujours. Qu’elles vous étaient destinées en quelque manière.
Un destin de ligne croisant
un destin d’existence.
Mais, au vrai, ces lignes vous questionnent-elles ou bien, d’une manière bien plus « naturelle », ont-elles toujours fait partie de vous à ce point qu’elles ne vous inquiètent nullement, qu’au contraire, vous vous sentez en affinité avec elles ? C’est tout de même étrange la plurielle foison des formes, tellement liées à l’exercice d’une quotidienneté qu’elles finissent par y sombrer sans même que quiconque n’y prête attention. Formes nous-mêmes que des formes d’altérité viennent rencontrer, le réel se donnant à nous selon ces modestes figures, ces subtils arrangements architecturaux, ces modes de venue à l’être dont nous sommes nécessairement parties prenantes, le plus souvent à notre insu. Autrement dit nous vivons au milieu d’agencements qui nous sont coalescents, dans la pure distraction de leur impérieuse présence.
Mais s’arrêter sur le motif des formes consiste à tenter d’en saisir la fuyante essence. L’on penserait pouvoir les faire siennes à la hauteur de leur plénitude, de leur total accomplissement, genres de géométries aux abscisses et aux ordonnées précises, matières aux composés exacts, textures créées grâce au va-et-vient d’une navette aux desseins purement logiques, d’un jet de dés ne laissant rien au hasard car, tout, d’avance, était déterminé. Mais accorder autant d’importance à une intention prédictive qui en aurait produit la venue, est non seulement excessif, mais totalement faux. Rien, des formes, ne se donne de manière à ce qu’elles soient rencontrées dans leur profondeur, dans un genre de saturation qui nous les offrirait en leur entièreté, sans restes. Bien loin que la donation des formes ne s’accomplisse de façon évidente au seul titre de leur intégrité, assurées une fois pour toutes de l’exactitude de leur choséité, c’est par bribes, par fragments, par parcelles successives qu’elles nous apparaissent, si bien que la réalisation de leur synthèse est pure possibilité, approximation hypothétique, nullement ce don que nous voudrions entier, dénué de quelque mystère que ce soit. Énonçant ceci, nous voulons exprimer que toute forme se constitue à partir
de ses propres entours,
de ses intimes lisières,
de ses singuliers rivages,
de ses bordures,
frontières et délimitations.
Toute forme n’est forme qu’à être enclose à l’intérieur d’une ligne à partir de laquelle elle signifie, rayonne, diffuse les propriétés imprescriptibles de son contenu.
Et après ces quelques considérations générales, ce que nous voudrions poser en tant que thème de réflexion, ceci :
Tout début de forme est
lexique minimal d’un désir
Ainsi, tout rivage est-il désir de la mer.
Ainsi toute berge est-elle désir du fleuve.
Ainsi toute crête est-elle désir de la montagne.
Ainsi toute lisière est-elle désir de la forêt.
Ainsi toute enceinte est-elle désir du fortin.
Ainsi tout contour est-il désir de l’île.
Ainsi toute silhouette est-elle désir d’un corps.
Ainsi la ligne flexueuse du désir
est-elle désir de soi, désir du désir,
désir se confondant avec son propre objet.
car tout désir est autarcique, car tout désir ne vit qu’au plein de qui-il-est, sans césure, sans faille qui en altèrerait le caractère d’absoluité. Tout désir est impartageable, jamais il ne peut être scindé, il se donne en l’entièreté de son être, mais comme il a déjà été dit, par esquisses successives, raison pour laquelle il paraît, tout à la fois, si proche et si lointain. L’amenant à rougeoyer juste devant le globe de vos yeux, vous pensez qu’il vous appartient ou, à défaut, qu’il appartient à cet objet de votre désir (cette Amante que vous convoitez en secret), mais en réalité il n’est ni à Vous, ni à l’Autre,
il est seulement tension
de Vous à l’Autre,
de l’Autre à Vous,
raison pour laquelle il est si précieux au motif que tout objet possédé est déjà perdu d’avance, remplacé qu’il est par un nouvel objet effacé avant même que d’être né.
Tout désir,
à défaut de posséder
une incarnation
est simple turgescence,
efflorescence,
déhiscence,
éclosion de soi en un
espace sans espace,
un temps sans temps.
Aurait-il temps et espace qu’il ne diffèrerait, ni du livre sur l’étagère, ni de l’écorce de l’arbre, ni du nuage glissant dans le ciel. Ce qui fait la puissance du désir c’est la mesure illimitée de son « méta », c’est-à-dire de son « après », de son « au-delà », du pur dimensionnel sans dimension du métaphysique dont il est, l’espace d’un bref instant, la brusque actualisation, la brève illumination, le rapide embrasement. Une phosphorescence irréductible à sa manifestation, une inconsistante consistance de phosphène. C’est pour cet aspect de fugace allégie, d’aérienne dilution, de sibylline fuite, qu’il ne peut appeler,
sur ses entours,
que la discrétion de la ligne,
l’inaperçu du lacet,
l’imperceptible contour,
la souple ondulation,
le fuyant linéament.
La pluralité des prédicats ici convoqués dit, à l’envi, son caractère intangible, son indéfinissable nature.
Tout ce long préambule, toutes ces approches, ces tutoiements, afin de donner lieu à ces quelques lignes du dessin de Barbara Kroll qui, en lexique pictural synthétique résume, en quelques rapides traits de sanguine et de graphite, ce que l’énonciation langagière s’épuise à faire paraître. Sauf en un lexique fourni, attestant en ceci les limites (le désir inexaucé ?) des mots, leur incapacité à proférer l’indicible qui, partout exsude du réel comme un excédent seulement de l’ordre du senti, de l’appréhension de ce qui vient à nous à défaut de paraître, seulement une manière d’alizé dont nous sentons les effluves sans bien en pouvoir déterminer le caractère essentiellement dissimulé.
Et c’est bien cette insatisfaction, cette frustration élémentaire, cette faim jamais comblée, cette soif jamais étanchée qui nous font nous pencher, tels d’inquiets Narcisses, sur l’onde désirante qui n’est que la projection de notre propre reflet.
Peut-être ne sommes-nous désirs
que de nous-mêmes,
en cette infinie recherche de complétude qui gire en nous, au plus intime, dont nous voudrions qu’elle pût enfin nous dire
qui nous sommes,
qui nous avons été,
qui nous serons
car ce n’est qu’au prix de ces trois extases temporelles que nous pourrons nous rejoindre en notre entièreté. Tâche certes exténuante mais à laquelle nous sommes tous attelés, le sachant ou à notre insu.
Donc l’image et ses possibles attendus
Noir escarpin du désir, de quels trajets est-il la résultante, de quelle longue marche est-il l’incipit ? Tout à l’extrémité du corps, il en souligne la présence alors que, déjà, de ce corps il est en fuite pour quelque aventure non encore inscrite à l’ordre signifiant du jour.
Donc la jambe droite, dont l’escarpin est la conclusion, deux saillies de sanguine, une rouge modulation, on soupçonne le désir qui la porte devant nos yeux, cette jambe, tel un fruit défendu et, pour ceci, convoité à l’extrême, à la limite d’une douleur.
Jambe gauche dont on ne fait que deviner la nature de jambe tellement le dessin en est sommaire, partie terminale non menée à son terme, se dissolvant à même l’ivoire du sol. Serait-ce le feu d’un désir s’épuisant dans sa quête à trouver une gémellité, n’abondant qu’en lui-même comme si toute altérité du désir n’était que pur fantasme ? Ce que semble confirmer cette exténuation du dessin, désir qui échoue à trouver, hors de lui, quelque exutoire que ce soit.
Désir en tant que désir, et le
vaste et nu désert tout autour.
Mais à quoi donc aurait servi la représentation totale du corps, alors que son paysage partiel en dit bien plus que sa supposée unité ? La partie manquante, la partie soustraite au burin de nos yeux, c’est bien celle-ci en laquelle le désir exulte comme tenseur de la forme espérée, comme son arc-boutant et l’édifice érotico-gothique, archaïque, se déduit de cette absence, s’en nourrit, comme s’il y avait volupté à gommer toute sensualité, à la réduire, sinon à un pur néant, du moins à ce genre de vide constitutif de nos êtres mortels, de nos êtres saturés de lourde finitude. Car tout désir prospère sur ce sol de la finitude dont il essaie, pathétiquement, de se faire le contre-poison, l’élixir adjuvant au terme duquel, en un genre d’extase somatique, l’éclatante lumière de l’immortalité brillerait au bout du tunnel, nous sauvant définitivement de qui-nous-sommes (ou plutôt de qui-nous-ne-sommes-pas !).
Bien évidemment, cette impression de vacuité se multiplie à l’infini, réverbérée par le total dénuement de la pièce (une chambre ? un salon, ? un boudoir ?) cette pièce qu’on dirait sans désir au terme d’un regard superficiel, car c’est bien du contraire dont il est question.
Tout ce qui, ici, ne s’énonce pas,
ne paraît pas, dont la figure
est plus hallucinée que réelle,
tout donc concourt, par la négative,
à en appeler à ce qui, par omission,
nous cloue au pilori,
car c’est de nous et uniquement de nous
dont il s’agit dans la persistance
têtue de cette éclipse,
dans cette intolérable privation
qui, de nos êtres, ne retient
que l’approximative esquisse,
ce trait jamais accompli
qui, cependant, nous désigne
humains plus qu’humains.
Des nombreuses œuvres de Barbara Kroll, dont la signature se donne comme la mise en abyme fragmentée, torturée de la figure humaine, nous pourrions les ranger, ces essais, sous la rubrique d’une « phénoménologie de la pénurie ». Et ceci n’est nullement péjoratif.
Seule la pénurie peut nous donner accès,
au motif de l’impérieux désir qu’elle soulève,
à l’abondance, au surexcédent
dont elle est la condition de parution.
L’agape suppose le jeûne.
Merci à l’Artiste de nous condamner à cette diète sans laquelle rien ne ferait sens que la reconduction, à l’infini, d’une manducation de provendes dont nous finirions par ne plus apprécier ni la saveur, ni la prodigalité.
« Du rien d’étant au quelque chose »,
toujours est-ce le Rien
qui convoque la Chose,
Toujours est-ce la Chose
qui copule avec le Rien.
Êtres métaphysiques par essence,
ce sont ces cruelles abstractions,
Rien-Chose ; Chose-Rien,
Qui s’annoncent comme
Nos Interlocuteurs ordinaires.
Narcisses, nous interrogeons l’Eau
Nous interrogeons notre Reflet
Nous interrogeons
qui-nous-sommes
Ou croyons être
Chose ?
Rien ?
Pour quoi se décider ?
Tellement de vacuité
En-soi, hors-de-Soi
Nous voguons en silence
Et tremble notre orient
D’être dévisagé
D’être porté au jour.
Fragments
Esquisses
Brisures
Du DÉSIR
Seulement
du DÉSIR