Aux sources du Fleuve Alphée
Ce matin-là était un matin de printemps semblable à bien d’autres. Des gouttes de rosée brillaient à la pointe des herbes, la sève courait sous les écorces, les bourgeons s’apprêtaient à éclore. Le ciel était rosé du côté du Levant, avec encore quelques teintes grises et des écharpes de brume tapissaient les rives de la Leyre. Odin mit le sac de toile sur son dos après y avoir rangé La Géographie par l’Image et la Carte, livre qui ne s’éloignait jamais de lui à plus de deux coudées. Odin se passionnait aussi bien pour les atolls des îles Touamotou que pour les fjords de Norvège ou les polders des Pays-Bas, mais ce qui l’attirait le plus c’était la grande carte Vidal-Lablache qui trônait dans la salle de classe, tout près du pupitre de Monsieur Chaliès.
Elle était magique cette carte de France avec ses montagnes qui faisaient des taches semblables à du pain brûlé, ses plaines d’herbe couleur de menthe, ses océans si clairs qu’on aurait pu y deviner les piquants des oursins et les filaments des étoiles de mer. Mais ce qui le fascinait le plus, c’était la carte avec les fleuves, les rivières. Ça le faisait penser à un grand corps d’argile qu’auraient parcouru des faisceaux de veines, d’artères, de capillaires et il ne doutait point que cette carte fût douée de vie et qu’au profond de la nuit elle rejoignît les réseaux souterrains, les lacs, les océans à la courbure immense et ainsi jusqu’à la voûte des étoiles.
Lorsqu’il entra en classe il eut la prémonition que cette journée serait marquée d’une pierre blanche, la Vidal-Lablache éclaboussait le mur de ses teintes pastel et le tableau maculé de craie portait en son milieu, calligraphié à la manière d’un savant et appliqué calame :
Leçon du jour : Fleuves et Rivières de France.
Chacun gagna sa place et Charles Chaliès, de sa belle voix grave qui faisait rouler les cailloux du gave :
« Mes enfants, aujourd’hui nous allons naviguer, tels des radeaux, sur nos belles rivières ; alors ouvrez grand vos oreilles et vos yeux que je vois encore bien pris de sommeil. »
Ce brave Chaliès ne craignait ni l’emphase ni la solennité de sa mission et tous savaient alors qu’un voyage allait commencer qui, longtemps encore, habiterait leurs mémoires. Chacun embarqua donc sur son radeau et commença la longue dérive qui le conduirait, de canaux en écluses, d’écluses en affluents jusqu’à la royauté du grand peuple des eaux. Odin, quant à lui, émerveillé par cette ode fluviale, se laissait aller à la symphonie des mots que Charles Chaliès égrenait avec ferveur, comme si de précieuses gemmes se fussent échappées de ses académiques lèvres.
Odin savait qu’il lui fallait cueillir ces offrandes comme la lumière du jour et les mots le traversaient à la façon d’une brise subtile, et les lieux magiques habitaient sa peau, résonnaient dans les conques de ses oreilles, le parcouraient du dedans en de longues vibrations semblables à de l’écume. Il y avait en lui La Seine, le vent chargé de calcaire du Plateau de Langres, Paris, l’Ile de la Cité, l’Ile Saint-Louis, le Marché aux fleurs, l’estuaire à Honfleur large comme une mer ; il y avait le long cheminement de La Loire, la brise du Mont Gerbier des Joncs, la ligne grise et blanche du Forez, les Cévennes bleues aux entailles profondes, les îles de sable et de saules à Orléans, les châteaux majestueux des Rois, l’Océan aux flots immenses ; il y avait Le Fleuve Garonne, les roches sauvages du Val d’Aran, la chute dans le mystérieux Trou du Toro, le Port de la Bonaigua où couraient les chevaux, les briques rouges de Toulouse, les quais de pierre de Bordeaux, l’estuaire de La Gironde pareil à un lac de boue, l’Ile Verte, l’Ile Margaux, le grand peuple des oiseaux, les hérons, les aigrettes, les mouettes rieuses, les cabanes à carrelets, leurs hauts piquets plantés dans la vase, puis l’Océan, le grand large, l’obélisque blanc du phare de Cordouan, sa lanterne traversée d’air et de soleil ; il y avait Le Rhône surgi des glaces bleues du Saint-Gothard, le miroir du Léman pareil à une grande faucille couchée sous le ciel, Lyon et La Croix-Rousse, Le Mont-Blanc et son cône de neige, puis la coulée rapide vers le sud, la steppe de la Crau semée de galets usés, hérissée d’asphodèles et de bouquets de thym, la Camargue, ses galops de crinières blanches sous le vent, les robes luisantes des taureaux, la grande montagne de sel de Giraud, Port Saint-Louis et ses vols de flamants roses comme un nuage à l’horizon. Il y avait en lui tous ces trajets lents ou rapides, ces chutes brusques, ces méandres, ces clapotis, ces îlots de sable aux flancs paresseux, ces barres rocheuses, ces hauts plateaux cernés de vent, les rideaux des peupliers, les larmes des saules, le coassement des grenouilles, la fuite argentée des truites, la procession oblique des écrevisses, les pertes d’eau dans les failles, les résurgences, les rives de mousse et de lichen, les parois de sable hautes comme des dunes, les vasières, les sols de tourbe, les calices blancs des nénuphars, la lame aiguë des flèches d’eau, les plumets roses des renouées, les quenouilles brunes des massettes avec leur doigt dirigé vers le ciel, il y avait les mosaïques de lumière des marais salants, les petits promontoires de sel, leur couleur de neige, leur crépitement sous le soleil entre les griffes de râteaux des paludiers ; il y avait tout cela et Odin savait depuis toujours qu’il devait garder comme un secret ces images, ces bruits, ces sensations. Un jour il les raconterait à ses enfants, à ses petits-enfants comme le faisait Monsieur Chaliès aux élèves émerveillés de la classe etOdin pensait que ses camarades, eux aussi, sans en laisser rien paraître, dissimulaient dans quelque cachette minuscule, ces trésors aussi indispensables que la vue, le toucher et l’émerveillement qui habite si bien le monde des rêves.
Et ce qui rassurait Odin plus que tout, c’est qu’il savait que ces fleuves étaient éternels, et qu’ils couleraient encore bien après que les hommes auraient déserté la Terre. La leçon de géographie terminée, on dessina sur de grandes feuilles blanches, la carte de France, les taches brunes des reliefs, les lacs verts des plaines, les eaux à peine bleutées des océans et d’un trait d’outre-mer foncé, les sinueux parcours des fleuves qui irriguaient la terre comme la pluie féconde les semailles.
On rangea les feuilles sous les abattants de bois, on sortit en récréation, on joua à pousser des calots et des agates sur des chemins de poussière, on lut quelques vers de Sully Prud’homme, on rentra à la maison, on fit ses devoirs et on s’assit sur des bancs pour profiter des caresses douces du printemps. On fit tout cela, sauf Odin qui prit un panier d’osier, y mit quelques provisions et après en avoir averti sa Mère, se dirigea vers le bas du village où coulait la Leyre, petite rivière sans ambition qui faisait avancer son destin, goutte à goutte, entre champs et falaises sans que nul y prêtât attention.
Cependant la Leyre cachait en de subtils contours quelques vrais coins de paradis que Grand-père William avait fait découvrir à son petit-fils, les jours de pêche, alors que l’aube coloriait à peine la cime des aulnes et que les villageois sommeillaient dans leurs couettes de plume. La Grève de Talbert était un de ces lieux remarquables quoique serti de silence et de modeste apparence. Dans un coude de la rivière se trouvait une plage de gravier que le courant venait lécher de ses bulles claires et irisées comme des ballons de fête. Près de la berge opposée, un grand trou qui abritait gardons, ablettes et autres goujons. Odin en avait ferré plus d’un de sa gaule de bambou mais aujourd’hui il s’était seulement muni de son panier, ayant l’intention de réserver la grève à une collation et à quelques rêveries aquatiques.
Car Odin, s’il était bon élève et appliqué à la tâche, n’en était pas moins un éternel rêveur que le vol d’une libellule pouvait entraîner à des lieues, jusqu’au faîte des nuages et parfois au-delà.Odin fit basculer le couvercle d’osier, prit une pomme qu’il croqua à belles dents - le suc cascadait dans sa gorge-, grignota quelques galettes de sarrasin et se coucha à même les galets encore chauds du soleil qui les avait abreuvés. La Leyre chantait tout doucement et cela faisait un bruit de vent comme les flûtes indiennes au sommet des Andes. L’air était si doux, la nature si encline à l’imagination, qu’Odin s’endormit alors que le jour commençait à sombrer, éclairant d’un dernier feu les chatons des noisetiers. L’air battait alentour de ses palmes légères, disposant le corps de l’enfant au repos. Bientôt un croissant de lune apparut à l’orient alors que la rivière murmurait à l’oreille d’Odin
« Viens donc me rejoindre, Odin et faisons tous les deux le merveilleux voyage aux sources de l’Alphée. »
La Leyre n’avait pas fini de murmurer qu’Odin abandonna son lit de gravier pour la douceur des eaux. Il les sentit entourer ses jambes comme des lianes qui, sans tarder, s’insinuèrent en lui et son corps devint alors diaphane et aérien, à la manière des cirrus qui habillent les ciels légers de Bretagne. Il se sentit investi de mille gouttes pressées qui cascadaient vers l’aval, de tourbillons, de nuées, de longs filaments mêlés à l’humus, aux racines noires pareilles à des anguilles, aux tapis gorgés d’eau des mousses, aux balais aquatiques qui le faisaient songer à la caresse de doux éventails de plumes.
Il passa sous des ponts, tourna sur des roues d’eau, longea des moulins, franchit des écluses, glissa le long de barques à l’étrave de goudron, puis son corps se divisa en de longues ramures, laissant la place à des îlots que peuplaient de grands oiseaux gris et blancs, des sternes au vol rapide, des aigrettes aux becs jaunes, leurs longues pattes semblables à des tiges de bois. Longtemps il rôda parmi les roselières, se frayant un passage au milieu des joncs, frôlant les feuilles vertes des guimauves, leurs pétales blancs comme du talc ; il entendit les busards fendre l’air de leur voilure blanche et fauve ; il entendit le mugissement du butor étoilé ; il entendit les lames aiguës des faucheurs claquer dans les chaumes ; il sentit les plumets neiger sur sa peau humide, flotter au gré des courants que lui, Odin, dirigeait maintenant avec la science et la sagesse immémoriale des fleuves au long cours.
Rien ne lui paraissait plus naturel que sa condition aquatique, au milieu des balais des roseaux, entouré des cris et des vols planés des oiseaux, leurs ailes gonflées pareilles aux voiles des goélettes. Depuis toujours Odin savait cela, cette grande sagesse des eaux, cette sorte de vérité liquide qui parcourait le monde des étangs, des lacs et des océans jusqu’au socle profond de la Terre. C’était comme si les milliers de petites vagues, les milliers d’écailles brillantes qui hérissaient la face des mers avaient voulu dire aux hommes quelque chose de mystérieux et de profond mais il n’y avait pas de mot, pas de phrase qui pût seulement approcher d’un souffle toute la richesse qui vivait, à leur insu, sous le miroir des eaux.
Il y avait l’infini savoir des carpes des étangs aux ventres gonflés d’œufs ; il y avait toute la beauté des étoiles réfugiée dans les yeux aveugles des poissons-lanternes, les chants de la terre résonnant dans les conques marines. Il y avait la nage rapide des ragondins qui poussaient l’eau de leurs pattes palmées et cela voulait dire l’impatience de la vie ; il y avait le long glissement des loutres dans les eaux vertes, tout à l’intérieur d’Odin, et cette fuite voulait parler du temps qui passe ; il y avait le sautillement des araignées d’eau sur la glace polie des étangs et l’on savait alors la fragilité des choses, leur texture si fine, semblable aux dômes des baudruches.
Puis Odin sentit qu’il quittait le delta et ses marais gorgés d’eau et de vie, que son propre courant l’entraînait, malgré lui, vers l’amont. Il fut une large rivière verte et bleue que les barques des pêcheurs sillonnaient en tous sens ; il franchit des filets piquetés de poissons d’argent ; il frotta ses flancs à des quais de lave brune que des promeneurs longeaient en riant ; il passa sous un pont aux arches en ogive, des enfants y pêchaient éperlans et civettes au bout de tiges de sureau ; il franchit une écluse, devint un canal paresseux sous l’ombrage des platanes aux troncs vert-de-gris, à l’écorce ophidienne ; il prêta son dos à l’étrave des péniches, regarda sur le chemin de halage les allées et venues des robes estivales ; vit des peintres du dimanche avec leurs minces chevalets, des familles en chemise qui pique-niquaient ; il croisa des croisières, des rires, des éclats de voix ; il traversa une écluse de billots de bois, haute comme une tour qui cachait une eau basse entre des galets, une nature sauvage, bientôt des rives escarpées puis des torrents aux larges tourbillons que remontaient des saumons aux minces ocelles.
Dans un méandre de la rivière il lui sembla reconnaître Monsieur Chaliès lui-même, un carnet de croquis à la main, occupé à faire des esquisses, à noircir des pages au fusain, à y dessiner sans doute les grands arbres qu’il aimait tant : peupliers, aulnes aux troncs blancs, saules cendrés, bouleaux aux écorces luisantes, coudriers aux tiges droites parsemées de chatons. MaisOdin ne pouvait s’attarder et il crut entendre la voix où couraient des galets, lui dire :
« Dépêche-toi Odin, ton voyage n’est pas encore arrivé à son terme. La patience d’Alphée est grande et sa demeure toujours ouverte à ceux qui veulent, comme toi, percer ses secrets, mais il n’est jamais de bon augure de faire attendre les dieux, leur bonté fût-elle immense comme la voûte des cieux ! »
Alors de son corps d’eau qui maintenant s’amenuisait, se contractait, Odin fit sortir une caravane d’ondes pressées qui se mirent à franchir d’étranges gorges, des roches escarpées, des verrous de pierre qui se dressaient contre le ciel. Le chemin s’inclinait brusquement à la verticale, sorte de gradin de basalte qui se lançait à l’assaut des nuages. Odin cambra ses reins dans un ultime effort pour franchir les degrés de la roche. L’eau jaillissait en écume d’une bouche d’ombre et il sut alors que cette épreuve serait la dernière, comme s’il se fût confronté à sa propre énigme.
Il fut soudain au milieu d’une immense conque qui secrétait une lumière verdâtre, phosphorescente, se réverbérant sur des parois blanches de calcite. An centre d’un vaste amphithéâtre se dressait une fontaine. Une blonde Néréide répondant au doux nom d’Aréthuse, drapée dans des voiles bleus, s’y tenait dans une pose hiératique qu’on eût dite éternelle. De ses cheveux blonds tombait une pluie fine. A ses pieds de minces ruisselets parcouraient le sol en de longs fils cendrés. Odin ne pouvait détacher ses yeux des Filles de la Néréide qui s’égaillaient sur le basalte nu.
Alors, du plus profond de la pierre, se fit entendre une voix qui emplit la caverne :
« Odin ; mon fils, je suis Alphée, le dieu des Fleuves et des Rivières. N’as-tu donc point reconnu tes Sœurs, La Seine aux pieds légers ; La Loire aux hanches sinueuses ; La Garonne et sa taille menue, Rhône et sa danse rapide ? Odin, mon Fils, danse donc toi aussi et rejoins ensuite les tiens qui dorment les yeux ouverts au bord de la Rivière. Enseigne leur les secrets de l’eau et, eux aussi, viendront un jour puiser aux sources de la sagesse ! ».
Puis la voix regagna le silence lourd du basalte. Le soleil au travers des saules jouait sur les cailloux de la grève. Un rayon se posa sur la joue d’Odin, illumina ses cheveux. Il frotta ses yeux, s’étira. Il lui semblait revenir d’un long voyage, d’un très long voyage que sa mémoire avait oublié. Les maisons du village s’éclairaient sur la falaise. Il pensa qu’il était grand temps de rentrer. Avant d’aller en classe il ferait un dessin pour Monsieur Chaliès. Il y aurait des prés et des collines, des saules et des aulnes, de grandes plaines d’eau, de verts marécages, de blondesNéréides, le Fleuve Alphée aux doigts multiples, et au milieu, Grand-Père William et son panier de pêche, Odin et ses rêves comme des nuages tout autour de la tête. Oui, assurément, le dessin plairait à son Maître. De cela il était sûr, comme du ciel si bleu, si pur qui courait d’un bout à l’autre de l’horizon à la manière d’un grand arc-en-ciel traversé de pluie.