Peinture : Barbara Kroll
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L’Homme est une énigme
L’Art est une énigme
Ce qui vaut à ce texte le titre étrange « d’Énigme contre énigme ». Mais quelle autorité, quelle logique, quelle détermination nous permettent d’affirmer ceci ?
Homme-Énigme en ce qu’il ne se connaît lui-même, lui qui est sans distance par rapport à son propre Soi, désemparé qu’il est de cette proximité qui sonne tel un définitif éloignement.
Art-Énigme, dont les œuvres, le plus souvent, ne se laissent nullement dévoiler, dont l’essence profonde nous demeure invisible.
Å cette affirmation, au même titre pourrait-on dire que les Autres, le Monde sont aussi des invisibles. Si ce n’est qu’avec les Autres, avec le Monde, nous sommes en dialogue, nous obtenons des réponses qui, pour partielles, décevantes parfois, existent tout de même en tant que face à face productif de quelque signification.
Avec Soi, le colloque singulier tourne vite court, aporétique qu’il nous paraît au motif que les réponses qu’il apporte à nos questions sont complaisantes, biaisées, destinées à une unique réassurance narcissique. Quant à la position de l’Art par rapport à ce que nous en attendons, l’écho qu’il nous adresse, teinté de pur mystère, nous laisse sur notre faim, s’il ne se résout même par une longue mélancolie qui s’empare de Nous. Lorsque les œuvres nous délaissent, nous sommes abandonnés sur un champ de ruines qui est le nôtre, rien que le nôtre. C’est notre amour propre qui est touché à vif car nous voudrions comprendre l’œuvre, condition de possibilité de notre propre compréhension. Toujours nous sommes des déshérités, des orphelins de l’Art, témoins les tristes épiphanies de Ceux, Celles qui, sortant d’un Musée, portent en eux les stigmates d’une mésintelligence de ceci qui vient d’avoir lieu : écroulement d’un espoir qu’ils portaient au-devant d’eux, tout comme un Officiant apporte des offrandes à son dieu, déjà remercié du geste même du don.
C’est en effet, en termes de donation que le problème se pose, qui part du Voyeur en direction de ce qui l’aimante, qui le fascine, dont il attend un juste retour. En réalité
c’est une partie de Soi
qu’on destine à la peinture,
à la sculpture,
ne leur demandant qu’une restitution qui accroisse notre Être, le comble en partie du moins, en réalise une manière d’accroissement versé au titre de nos minces joies. Combien de déceptions, parfois, succédant aux félicités espérées. Tout comme, prenant des œuvres pour modèles, les portant en Soi à la façon d’irrémissibles révélations, nous croyant soudain investis d’un réel pouvoir démiurgique, nous essayant à la simple reproduction, sans autre projet que d’imiter le Maître, nous n’obtenons que formes et couleurs sans signification, pire peut-être, c’est nous-mêmes que nous défigurons par simple effet projectif :
nous sommes êtres
du manque et
de l’insignifié
Cette esquisse de Barbara Kroll, sur laquelle nous méditons, se donne bien comme l’illustration du motif de l’énigme en sa plus verticale dimension. Cette Artiste est habile à nous entraîner, nous les Voyeurs consentants, en des sites d’allure totalement métaphysiques d’où, toujours, nous revenons désorientés, car il n’est nullement facile de rejoindre la terre ferme après avoir vécu dans les parages de ce qui, sans lieu ni temps, sans visage, nous place dans la pure abstraction de ce qui ne se montre que sous les traits du paradoxe, de l’ambiguïté et, en définitive de cette impalpable angoisse adhérant aux questions sans réponse.
Alors, visant cette œuvre que nous avons nommée « Énigme », il se pourrait bien, qu’entourés des brumes du songe, nous ne tardions guère à nous projeter en cet étrange Personnage dont nous ne savons rien, dont nous ne saurons rien, pour la simple raison que sa forme nous demeurera définitivement étrangère. C’est un peu comme si nous devenions nous-mêmes, pure étrangeté. Donc nous reprenons l’énoncé de notre proposition,
« Énigme contre énigme ».
Énigme du personnage
en lequel nous nous fondons
en quelque manière,
énigme de l’Œuvre ici représentée
à l’initiale de sa genèse.
Tout se donne à même
une possible naissance :
bouton de rose avant son dépliement,
lumière d’aube avant sa suffisante clarté,
clair-obscur de la chambre avant
que les volets ne s’ouvrent au jour.
Plafond, mur ne sont que de vagues lueurs d’aquarium, couleur de Menthe et d’Eau qui glissent en elles, en leur propre matière, sans pour autant bourgeonner, se révéler. Pure réserve de soi en son naturel mystère. Le sol est gris, un gris léger de Cendre, simple pulvérulence dans le long sommeil de la pièce. Le mur de gauche sonne, mais dans la discrétion, genre de Dragée à la délicate carnation. Toutes ces choses de l’environnement quotidien ne sont que
des touches aériennes,
un souffle avant la parole,
un soupir précédant un désir,
une simple latence avant un
possible envol de l’imaginaire.
Tout est recueil en soi que vient confirmer la présence/absence « d’Énigme », que vient étayer l’amorce de peinture plaquée au mur. Tout paraît et rayonne de l’intérieur à même un motif analogique cherchant à nous dire l’équivalence des choses en leur dépouillée teneur métaphysique :
Sujet = Œuvre = Murs = Plafond
et l’on sent bien la hauteur
de néantisation de chaque objet
porté sous notre regard.
Mais reprenons :
en soi, tout Sujet est énigme
En soi, tout Art est énigme
La seule chose possible : la mise en relation de l’Énigme avec l’Énigme. Si nous utilisons les majuscules pour Énigmes, ce n’est que pour affirmer leur équivalence
avec ces sortes d’Universaux
que sont l’Être,
le Néant,
l’Abîme
Tout, ici, est de cet ordre de l’à-peine visible, du compréhensible a minima, du dicible retenu en soi. Rien ne surgit, rien ne fait sens, rien ne profère de valeur, tout demeure en son plus profond célement. Et, de ceci, rien ne sortira dont nous pourrions créer une narration, rien ne sera support de méditation, ressort d’une possible parole, efflorescence d’un langage, fût-il énoncé dans la prose la plus modeste, même la plus archaïque. Mais, sans volonté expresse de le faire, nous venons d’émettre le mot essentiel selon lequel envisager la matière même de cette œuvre : « archaïque ». comme si, soudain, par rapport au contemporain, nous étions propulsés vers quelque germe originaire se perdant dans la nuit des temps, essentiel moteur, du reste, d’une méditation métaphysique, laquelle a besoin
du retrait, de l’ombre,
de l’irisation, du moirage du réel,
elle, la métaphysique qui en est l’antécédence, l’annonce car, à l’évidence, tout exister provient de l’Être en sa plus abyssale posture. Å nous immerger dans cette ébauche, dans cette aquarelle aurorale, la seule certitude qui puisse nous rencontrer (ce qui fait le charme et l’attrait de ce rapide travail) c’est bien évidemment
l’incertitude de la lisière,
le tremblement du trait,
l’hésitation de la teinte,
l’amorce de figuration,
l’indice d’une situation,
le linéament de ce qui
pourrait advenir.
Nous sommes à l’orée des choses, sur leur seuil, à l’avant-poste d’une scène à venir. Et c’est cette incertitude, ce suspens, cette vacillation qui nous retiennent là, tout au bord de l’image, en réalité, plus images nous-mêmes, qu’êtres incarnés, toujours en vertu de ce principe d’homologie qui nous relie aux objets que vise notre inlassable regard.
Ce qui justifie l’énigme,
c’est la condition homologue
de l’être-œuvre,
de l’Être-homme :
deux entités métaphysiques portant irrémédiablement en elles la mesure néantisante, nocturne dont ils sont affectés en leur fond. Tous deux : Homme, Œuvre s’annulent à même leur charge de lourde négativité. Ils relèvent du préfixe « in » qui se décline sous les espèces d’un lexique privatif : « in-dicible », « in-effable », « in-visible », « in-audible », « in-ouï », « in-sondable », « in-imaginable », « in-intelligible », et l’on n’en finirait de citer la liste des prédicats ouvrant sur leur abyssale finitude, la seule du reste, finitude, qui ne puisse revendiquer le préfixe qui retranche, à savoir le « in » qui l’accomplirait dans la forme même de « l’in-finitude ».
En effet, connaîtraient-ils l’infinitude et ils déboucheraient aussitôt sur l’absolue effectivité d’être sous toutes les esquisses possibles et imaginables, infiniment présents à eux-mêmes et aux Autres, infiniment lisibles, infiniment visibles, au motif que ce temps dilaté, quintessencié, aurait porté leur être à l’acmé de leurs propres et inouïes possibilités. Si bien que leur charge commune énigmatique s’effaçant, ils se donneraient dans la pure évidence d’être, leur ouverte signification ne poserait nul problème de compréhension, d’interprétation et ils apparaîtraient telles de simples et immédiates vérités dont nulle ombre n’affecterait l’immense limpidité. En eux, contrairement à l’assertion d’Héraclite
« Nature aime à se cacher »,
la formulation se métamorphoserait en
« Nature aime à paraître »,
sans affectation ni rétention,
mais selon la pente naturelle de leur être.
Sublimes étrangetés que ce face à face d’une véritable dramaturgie existentielle : le Sujet est d’illisible posture. De Lui, ou d’Elle, nous ne savons que cette folle ambiguïté en laquelle ce personnage dissout sa propre identité.
Homme tourné vers la faible lueur Rose-thé du mur ?
Femme dont la longue chevelure noire occulterait le visage ?
Toile : début de tracé d’une épiphanie humaine avec le double cerne noir des yeux ?
Simple étang vert sur lequel flotterait quelque allusion à des « Nymphéas » ?
Touches uniquement abstraites dont nulle signification n’émergerait ?
Réellement nous ne pouvons rien savoir de ce lexique formel encore situé dans ses premiers balbutiements.
Serait-ce ici l’angoisse d’anticipation créatrice de l’Artiste qui se manifesterait ?
Ou bien plus vraisemblablement, serait-ce la nôtre qui se lèverait devant toute cette lourde chape d’incompréhension ?
Ou bien encore, serait-ce la conjugaison des deux, laquelle énoncerait en un seul et unique mouvement, l’hésitation de l’Art à paraître, liée à l’hésitation, la nôtre, sous le mode de l’analogie, du mimétisme, dimension pathique attachée au surgissement même des choses en leur plus saisissante éclosion ?
Toujours nous sommes
au bord des choses :
au bord de l’être,
au bord du temps,
au bord de l’espace,
au bord de l’Art,
au bord de nous-mêmes
Où donc le centre ?
Où donc le centre
qui serait baume,
qui serait onction à poser
sur la meurtrissure de l’être ?