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29 mai 2025 4 29 /05 /mai /2025 09:47
Du Fauvisme et de la Modenvité

« Femme au chapeau »

1905

Henri Matisse

 

***

 

   « Ces choix de couleurs audacieux s'écartaient de la palette sobre et naturaliste qui prévalait dans l'art traditionnel et marquaient un changement significatif vers l'utilisation de la couleur comme moyen d'expression émotionnelle dans le travail de Matisse. (…) Cette abstraction de la forme humaine et l’accent mis sur la couleur et la forme plutôt que sur une représentation réaliste sont une caractéristique du style fauviste, qui cherchait à exprimer la réponse émotionnelle de l’artiste au sujet plutôt que de viser une représentation fidèle de la réalité. »

 

                                                                                                   (C’est moi qui souligne)

 

 

   Cette citation est extraite de : « Le chef-d'œuvre fauve d'Henri Matisse "La Femme au chapeau" », méditation délivrée par Amelia Singh.   

 

    Ce travail de Matisse, selon la Critique, s’adresse, essentiellement, au côté sensible du Spectateur, ce que soulignent, à plusieurs reprises, des expressions telles que : « moyen d'expression émotionnelle », « réponse émotionnelle ». Or, nous faisons l’hypothèse que cette assertion ne vise que « l’existence » de cette toile, à savoir le fait qu’elle surgit du néant et ne se donne à nous, qu’à la façon d’un objet artistique comme un autre, faisant l’économie d’en faire ressortir la singularité, à savoir nous délivrer son essence propre. Å l’encontre de cette idée mettant en pleine lumière la réception simplement pathique de l’œuvre, nous prétendons que « Femme au chapeau » fait bien plutôt signe en direction d’un concept purement abstrait. Å des fins d’explicitation, nous mettrons en perspective, par rapport à ce portrait, deux autres portraits : « Autoportrait à la pipe » de Gustave Courbet, illustrant l’école Réaliste, et « Jeanne Samary en robe décolletée » de Pierre-Auguste Renoir, représentant de l’école Impressionniste.

Ce que nous voudrions illustrer, ceci énoncé d’une manière synthétique :

 

le Réalisme convoque le seul percept,

l’Impressionnisme s’adresse à l’affect,

enfin le Fauvisme traduit le recours au concept.

 

    Une description de ces œuvres sera le moyen d’en faire paraître les valeurs singulières développées tout au long du cours de l’Histoire de la Peinture.

 

 

Du Fauvisme et de la Modenvité

« Autoportrait à la pipe »

(1847)

Gustave Courbet

 

*

 

   Le constant souci du Réalisme est, comme son nom l’indique, de coller au réel sans distance. Ainsi l’œuvre résulte-t-elle d’une simple mimésis, il faut que l’expression peinte adhère d’aussi près que possible à l’effectivité du Peintre en son exister même. Nulle interprétation particulière, nul décalage qui auraient pour but d’enjoliver, de magnifier la vérité. Cette dernière doit jaillir de la toile sans affectation ni complaisance. Gustave Courbet nous apparaît tel qu’en lui-même, visage reposé méditatif mis en valeur par le ruissellement d’une douce lumière. Ici c’est le Percept qui s’affirme dans toute la force de son évidence. Nulle place pour une projection des sentiments intimes des Voyeurs, la représentation se donne en totalité sans qu’aucune soustraction ou addition de sens ne puissent y être ajoutés. Nul doute dans le Réalisme, tout va de soi, dans la certitude de son être, comme la netteté de la pomme sur la plaine de la toile cirée, comme la précision des points lumineux du Chariot sur le calicot de la nuit, comme la certitude de l’if se découpant sur le ciel de Toscane. Tout est saisi en un unique coup d’œil sans qu’un reste, un inaccompli ne demeurent celés en quelque coin de l’image. Rien à déduire d’un extérieur, d’un hors-cadre. Ni visage, ni pipe, ni pullover ne sont des mystères, ne sont des énigmes, tout est plein d’emblée. Le Percept est net, tranchant tel la lame du silex. 

 

Du Fauvisme et de la Modenvité

« Portrait de Jeanne Samary »

Ou « La Rêverie »

1877

Pierre-Auguste Renoir

 

*

 

   L’Impressionnisme, maintenant. « Jeanne Samary », illustre parfaitement les tendances de cette école prolifique. Ici, par rapport au Réalisme, l’on voit, d’emblée, combien déjà le réel est distancié, combien il se manifeste dans une manière de douceur irisée qui est sa marque de fabrique, empreinte que l’on retrouve dans la nébulosité des Marines de Turner. Tout y est suggéré, rien ne s’y impose par la force ou la contrainte. En tant que Regardeur, on a « l’impression » de viser l’image au travers d’un verre dépoli ou bien du papier huilé d’une maison de thé. La vision glisse insensiblement de place en place, genre de paisible papillonnement faisant s’envoler le nectar d’une fleur. Touches délicates si proches de la résille souple d’un songe, du grésillement d’une brume au-dessus d’une lagune, du vol éphémère du fragile colibri. Là est bien le lieu de l’affect, de l’émotion à fleur de peau, de la psyché en laquelle se reflètent les mille et un mirages de l’exister. Nulle activité de réflexion sollicitant l’entendement. Juste se laisser aller comme la calebasse sur l’eau dans les douces dérives de l’ukiyo-é, monde flottant, instant fugitif, félicité mouvante, texture si légère propre à l’univers coloré de l’estampe japonaise. Jeanne, posée dans cette espèce de surréalité, nous appartient, en même temps qu’elle se distrait de nous, saillant à peine de ce nuage Rose-Thé se mêlant à la douce allusion de sa chair. Tout est fondu et l’on se croirait en une manière de rêve éveillé poudré des arabesques des chimères les plus intimes. On est si loin, certes des précisions du Réalisme, certes des vigoureux coups de gong du Fauvisme.

 

Du Fauvisme et de la Modenvité

Mais il nous faut reprendre « Femme au chapeau », ainsi contextualisée et en tirer les enseignements qui s’imposent. Au premier regard, à peine sortis du réel de Courbet, tout juste issus du surréel de Renoir, nous voici soudain plongés en un irréel qui nous étonne par l’étrangeté de son être. Si « Autoportrait à la pipe » nous semblait vraisemblable, si « Jeanne Samary en robe décolletée », nous pouvions, d’une manière « naturelle », nous en approprier l’image, voici que « Femme au chapeau » nous déconcerte au motif qu’elle paraît totalement s’inscrire en un univers qui n’est nullement le nôtre. Comme si, à partir du Réalisme, puis de l’Impressionnisme, un retournement en chiasme avait eu lieu, non seulement topologique, non seulement esthétique, mais nous assistons là, médusés, à un changement de mode du connaître, lequel nécessite le recours à un paradigme de vision renouvelé. Tout est en métamorphoses, tout est en surprises. L’épiphanie humaine ne se donne plus sous les traits de la douceur, de la carnation identique à un corail. « Femme au chapeau » est le lieu d’une pure violence picturale, d’une manière de chromatisme fou.

   Le traitement plastique du chapeau est hyperbolique, semblable au violent entremêlement des queues de comète de quelque feu d’artifice, rien n’y est au repos, tout y subit une étrange poussée volcanique, tout y sourd depuis les entrailles d’illisibles et confus abysses. La vêture est parcourue de vigoureux sillons de pâte, genres de soulèvements d’argiles, de convulsions de glaise. La matière, en sa texture, est traversée de bizarres puissances dont nous ne voyons que la lame superficielle à défaut de percevoir le sourd engrenage d’un mécanisme dément. Les supposées fleurs qui ornent la cape sont bien plus la résultante de distorsions internes que de simples motifs artistiques portés au-devant de nos yeux. Tout est contractures, crispations, contrariétés résultant d’une mystérieuse mouvementation semblable à celle d’un primitif chaos.

   Quant au traitement du visage, il est le point d’orgue de ce déchainement de valeurs tonales qui n’ont plus rien à voir avec les formes antécédentes sur lesquelles cette représentation s’est historiquement fondée. Bien loin d’être le visage d’une simple Bourgeoise parvenue à l’acmé de son exposition, ce visage est un masque identique à ceux, polychromes, anguleux, expressionnistes, des cérémonies africaines, symboles du déchaînement intérieur de quelque Chaman honorant, par de surprenants rituels, la mémoire des ancêtres.

   Quant au style coloré, un étonnant Vert de Jade joue en mode dialectique avec sa teinte complémentaire, ce Rouge Garance, conflit s’il en est, porté au plus haut de son expression. Lutte intestine qui, bien évidemment, interroge vivement les Voyeurs que nous sommes.

   S’il s’agissait d’émotion, il ne pourrait être question que d’un genre de commotion pathétique comme le réel ordinaire nous en donne peu d’exemples, sans doute à la limite de quelque folie. Laquelle : celle du Modèle ? Celle du Spectateur ? Les deux, par simple phénomène d’osmose ? Non, nous ne croyons pas que cette hypothèse soit tenable.

 

L’émotion en soi est amplement dépassée

par la dramaturgie formelle

qui s’annonce déjà sous les traits

d’un expressionnisme naissant,

 

 mais aussi, par simple effet d’écho, de réflexion, se laisse également deviner, dans un horizon pas si éloigné, le profil même de l’Abstraction. Déjà, regardant « Femme au chapeau », nous apercevons, dans les coulisses, la vigoureuse manière d’un Kees Van Dongen dans « Femme au grand chapeau » de 1906, déjà, dans un arrière-plan « logique », transparaît « Jeune fille au corsage violet » d’Alexej von Jawlensky en 1912. Comme une projection en abîme, comme un emboîtement d’œufs-gigognes, la dernière œuvre contenant en soi l’antécédente, laquelle antécédente contient en soi celle qui lui est immédiatement antérieure.

Du Fauvisme et de la Modenvité

   Dans le triptyque d’oeuvres exposées ci-dessus, on notera d’évidentes conjugaisons formelles (audace du trait et de la couleur, liberté de traitement du portrait humain, radicalité de la palette de couleurs), mais toutes ces indications sont « positionnelles », « topologiques » si l’on peut dire,

 

leur véritable signification

et le motif de leur appariement

est bien plus d’ordre conceptuel,

 

   nous voulons exprimer par-là que c’est bien un nouveau lexique des valeurs qui se met en place, une façon de renouveler foncièrement le geste artistique, de lui donner un surcroît de sens, ce mouvement s’inscrivant en un champ plus large, diachronique, lequel fait apparaître une nette métonymie, un assuré glissement de sens qui s’opère à partir du Réalisme, s’approfondissant dans l’Impressionnisme, s’augmentant de façon significative dans le traitement Fauve pour aboutir, enfin, à l’Expressionnisme et à l’Abstraction. Et si nous accroissons la focale de notre regard, bientôt se montreront les interprétations cubistes du réel, peut-être les portraits Futuristes d’une Lioubov Sergueïevna Popova, puis ceux, transgressifs, iconoclastes d’une Dora Maar chez Picasso, d’une Marie-Thérèse Walter à l’équivoque silhouette, d’une Jacqueline à l’étrange posture de figurine égyptienne.

   Toutes ces variations, tous ces motifs géométriques, tous ces emboîtements, toutes ces mutineries et séditions picturales ne se comprendront plus, dès lors, qu’à l’aune d’une cérébralité, d’une intellection à l’évidence fort éloignées de la convention Réaliste, de l’entente Impressionniste. Notre entendement, substantiellement bousculé par le nouveau régime narratif, ne résultera plus alors de la mise en marche de nos percepts primaires, pas plus qu’il ne relèvera d’une impulsion émotionnelle, il ne consistera plus  qu’en déductions logico-rationnelles, qu’en compréhension en profondeur de ce qui se joue là, dans cette pure effusion pathético-gestuelle, qui est l’infléchissement du Destin de l’Art, lequel, d’une manière entièrement homologue, est infléchissement du Destin de l’Homme.

   C’est en ceci, ce hiatus, cette césure introduite au plein du motif génétique du mode d’expression, que se détermine cette optique conceptuelle qui deviendra le mode le plus courant utilisé pour décrire les situations existentielles, quelles qu’elles soient. Sur ce point précis, le XX° siècle se fera le fossoyeur des représentations du XIX° siècle, la Modernité se tournant délibérément vers des formes épurées, géométriques, consistant, si l’on veut, en une mathématisation du réel bien éloignée de la posture académique et des normes rigides de l’ancienne mimèsis.

 

L’Axiome se substitue au fait pur et simple.

L’Idée arrive en lieu et place de l’évidence existentielle.

La Pensée supplante le seul ressenti subjectif.

La Raison éclipse toute velléité d’impulsion sensible.

 

   Bien évidemment, ceci n’infirme en rien la valeur singulière des œuvres du passé. Ce que nous croyons, c’est que l’Art en son ensemble est Langage, que les mots qu’il fait paraître, réalistes, impressionnistes, abstraits, tout comme dans une phrase, jouent les uns avec les autres, naissent les uns des autres, signifient par rapport à une altérité, la dimension sémantique résultat de toutes ces riches interactions, de ces relations, de ces co-appartenances sans lesquelles les œuvres ne profèreraient que dans un désert nu et vide.

 

 

 

 

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