Photographie : Hervé Baïs
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« Ce qui a pur surgi,
voici la merveille »
ce sont ces deux vers qui rythmaient, telle une antienne, l’un de mes précédents textes sur une photographie d’Hervé Baïs mettant en scène, dans la discrétion la plus essentielle qui soit, la persistance à être, dans le presque inaperçu, de quelques tiges de roseau faisant fond sur le gris d’une eau de lagune. Or l’image qui va nous occuper aujourd’hui, bien loin d’en être le contrepoint au motif de sa climatique plus claire, de la présence visible d’une arborescence, se donne comme sa complémentarité, son écho, son répondant selon une commune idée de ce thème de l’origine qui traverse nombre de mes textes, mes habituels Lecteurs et Lectrices en auront pris acte. Et puisque mon discours fait signe en direction d’une analogie, autant mettre ces deux images en perspective afin que, de ce rapprochement, un sens puisse en être tiré.
Certes, des esprits logiques, ne manqueraient, d’entrée de jeu, de faire remarquer le caractère d’opposition, comme si l’on plaçait, face à face, deux sujets provenant directement d’un incoercible Principe de Contradiction. Mais je crois qu’il faut franchir cette vitre têtue des apparences et voir, au-delà de leur persistance, la similitude qui en tisse l’essence :
c’est de Surgissement dont il est question
et rien que ceci, le déploiement dans le Réel viendra plus tard, sans doute convient-il, dans l’instant, de demeurer dans une zone irisée, nacrée, diaphane, cotonneuse, une zone qui énonce le Pur bien plutôt que de pointer ce qui, déjà frappé d’existence, se dispose à n’être plus qu’une ombre parmi le vaste réseau des déclinaisons, des apparitions, des fourmillements, des manifestations plurielles qui affectent les choses en leur constant et paradoxal cheminement. Autrement dit, demeurer en la réserve, attendre dans le silence, patienter dans le non-dit, avant même que les assauts de la parole mondaine n’aient partout semé leurs pommes de discorde, n’aient essaimé cent et une faussetés qui ternissent l’image du Monde, la teintent de la suie des affabulations et impostures dont le quotidien est prodigue à foison.
Mais il nous faut, gardant en toile de fond l’autre image, nous focaliser sur Plage de Mateille et tâcher d’en cerner les prédicats cardinaux, en eux seuls nous trouverons la vérité de l’image dont la nôtre ne peut que nécessairement découler : une vérité naissant de sa semblance. Ce qu’il faudrait encore, à la limité du pensable, du conceptualisable, du vers « Ce qui a pur surgi », gommer le « surgi » et ne garder que le « Ce qui a pur », c’est-à-dire nous situer sur cette invisible ligne de crête que nous pourrions rendre visible, palpable, sous la figure du « in » (« im ») privatif, au travers d’un lexique tel que :
in-traçable, in-dit, in-envisageable, im-proféré, in-visible, in-audible, in-observable, im-perceptible, in-discernable,
de manière à ce que trace, visage, visibilité demeurant à l’écart, qu’affleurement, jaillissement des choses demeurent celés en eux, retenus, suspendus, sorte d’immaculée blancheur d’où tout, à tout instant, pourrait se donner en tant que cette « merveille » dont, Tous, Toutes sommes en attente, à défaut d’en pouvoir décrire l’épiphanie, d’en pouvoir prononcer le nom de talc et de cristal.
C’est ceci la « merveille »,
le signe avant-coureur de ce qui fait présence,
c’est la juste mesure orientale de l’aube
s’exonérant de sa chute hespérique,
c’est le doux bourgeonnement de la clarté
avant la dilatation solaire,
c’est la belle méditation de la pensée
avant sa claire exposition,
c’est le pas retenu
avant la chorégraphie,
c’est le son abrité
avant sa modulation,
c’est le désir suspendu
avant l’orage amoureux
Alors il n’est d’autre alternative que de nous immerger au plein de l’image en sa radiance primitive, en son antécédence de l’heure, en son immobile et lente parution. Nous devrions dire « pré-parution », comme l’on profèrerait « pré-dire », « pré-venir », « pré-parer », tenir le dire, le venir, le parer, sur la margelle même de leur pouvoir-être,
enfin se tenir dans l’intervalle pré-ontologique,
dans le tremblement du pré-être,
dans la libre et étonnante orée de la pré-figuration,
de ce qui va ad-venir,
de ce qui va croître sous le Ciel
depuis la modestie patiente de la Terre
Le Ciel est une claire espérance, une légère allégie, une Idée plus qu’une substance. Ses grains sont lisses, si peu préhensibles et c’est comme s’ils n’existaient pas, s’ils n’étaient que des nuées imaginaires, les fins linéaments d’un songe. Le Ciel descend à la rencontre de ce qu’il n’est pas, de cet adverse, de cette altérité dont il suppute la dure réalité (en vérité une simple théorie, c’est-à-dire la buée d’une contemplation), de ce qui lui fait face et l’attire comme le miroir attire le reflet qui s’y confie avec sérénité. Où la limite du Ciel en sa blancheur, où la rencontre avec cette autre blancheur de l’eau ? Entre les deux, la ligne d’horizon est un si mince fil qu’il mêle les deux présences en une seule : le Multiple devenu l’Unique, inestimable vertu de l’osmose. Virginale, la Nappe d’Eau, pareille à un étincellement, à une floculation ayant trouvé le repos de leur Principe Premier. Rien ne fait saillie, rien ne fait injure dans cette uni-temporalité, dans cette uni-spatialité.
Et pourtant, l’aimantation de la Terre, la lourdeur de la glaise, la pesanteur de l’argile trouent cette harmonie : des formes arborescentes rayent la psyché aquatique, des ombres avancent, un pli ride la plaine liquide. De l’étant a surgi, du Noir s’est mis à l’œuvre, de l’écriture s’est posée sur l’immémorial mutisme des choses. La Blancheur s’est divisée qui se mêle déjà aux allées et venues des Humains, aux paroles, aux incantations, aux exclamations et clameurs de toutes sortes. En vertu du Principe de Complémentarité, de celui des Correspondances, des phénomènes d’Écho, la Blancheur connaît maintenant son contraire où ce qui paraît comme la frondaison d’une contrariété.
Blancheur sur Blancheur et rien ne fait signe qui soit compréhensible, qui éclaire, qui permette au concept de s’ouvrir. Tant que le Blanc fait fond sur qui il est, c’est comme si, de l’intérieur de son mystère, du sein de ce songe immaculé, rien d’autre ne pouvait être atteint qu’une dimension franchement abyssale, une plongée dans un abîme privé de mot, le face à face d’une question confrontée à une démesurée béance. Solitude confrontée à la Solitude et c’est le Désert de l’Esprit qui croît lui-même à la mesure de sa propre démesure. Vérité oxymorique en forme de confondant vortex.
De l’autre côté du Blanc, comme sur le versant opposé d’une montagne, le Noir, le Gris appellent et veulent rejoindre le Sauf, le Vierge, l’Innommé, seulement en ceci l’épreuve du SENS pourra être expérimentée et, corrélativement, les deux faces du phénomène, la Blancheur aquatique, la griffure Arborescente pourront échanger leur lexique, entamer un dialogue, construire une narration Humaine, simplement mais hautement Humaine. Pour qu’il y ait Sens, entre deux entités, il faut réduire l’écart, resserrer les lèvres du Réel, faire venir la condensation des éléments, activer la polarisation de ce qui, désaimanté, ne s’arrime à rien de concret, ne connaît que l’envers de la salvation, à savoir la perte dans un labyrinthe sans fin.
Il faut combler la profondeur vertigineuse abyssale,
il faut faire se rejoindre les bords de l’abîme,
il faut réduire la béance à son
plus petit dénominateur commun
Alors la faille se resserre, la diaclase se suture, la fissuré étrécit, la ligne de fracture se colmate et tout ce lent travail de conciliation des antagonismes, d’ajointement du différent, de concorde des opposés, d’alliance des lointains, tout ceci réalise ce qui, d’impossible, devient effectif, tangible, préhensible et compréhensible en sa valeur même de réalité-vérité en acte.
La Blancheur de l’Essence a consenti
à quitter son intime secret
pour jouer avec l’Ombre de l’Existence
qui, loin d’être son envers, est la face qui nous regarde, que nous visons comme la seule possible, parce que la seule visible. Cependant, jamais l’Étant-Existant, cette Noire Arborescence, ne pourrait se manifester, faire phénomène, sans l’énergie sous-jacente de l’Être-Essentiel qui en permet le surgissement. Certes, le Réel, ce Janus Bifrons à deux visages, nous n’en percevons que la face de lumière, sa brillance, son apparence, aussi bien ses nervures ténébreuses, son graphisme accentué, alors que, presque toujours, nous négligeons de pénétrer la Blancheur, de l’interroger jusqu’en ses ultimes fondements. C’est seulement, tel le travail de la navette du métier à tisser, cet étonnant mouvement de va-et-vient de la Blancheur en direction de son Vis-à-vis, cette brisure noire du champ virginal que surgit la seule chose à même de conférer du contenu à notre présence sur Terre :
le Sens en tant que cet orient qui nous sauve,
au moins provisoirement
des noirceurs de l’Hespérie
C’est ceci, je crois, le travail d’archéologie que nous devons mener au contact de cette belle image comme de bien d’autres de ce Photographe attentif : démêler du réel compact, opaque et toujours confus, quelques lignes de force dont notre être pourra tirer quelque connaissance utile à sa persévérance parmi la jungle le plus souvent illisible qui constitue notre milieu ambiant. Déchirer le voile obstiné des ostensions, lui préférer ce qui, en toute discrétion, en agite la présence prolixe. Le Silence nous en apprend bien plus sur le Monde que les bavardages qui en débordent le réel. Toujours ceci est à expérimenter du sein de Soi, la seule dimension dans sous sommes à peu près sûrs, Quiconque se donnât-il la peine d’en invalider la certitude.
« Surgir du Blanc » veut dire
sortir du Rien,
abandonner la Néant,
plonger dans l’Ombre Existentielle,
Gris, Noir,
et faire Sens à la face du Monde
avec, en arrière-plan
la mémoire de notre Origine :
à peine plus qu’une buée
à l’orée des choses.