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31 juillet 2025 4 31 /07 /juillet /2025 08:16
VERTIGO

***

 

« Si je me retourne sur moi,

le vertige me saisit. »

 

« L’extase matérielle »

 

J.M.G. Le Clézio

 

*

 

« Si je me retourne sur moi, le vertige me saisit. »

 

   Sans doute faut-il énoncer ceci, ce vertige du retournement sur Soi qui est vertige du passé, vertige d’avoir été, vertige de n’être plus que ce lieu sans mémoire, ce pouvoir réduit à la portion congrue d’une effectivité qui se cherche mais ne se trouve point. Alors, on s’installe sur la toile d’une chaise-longue, on s’installe en Soi, rien que pour Soi, pensant tirer de cette condensation de qui-l’on-est, bien plus qu’un simple et étique filet d’eau, peut-être une ampleur de Soi jusqu’ici encore non éprouvée. On fait confiance à son imaginaire, on se campe sur le versant de quelque fantaisie, on s’arcboute sur la moindre irisation du souvenir dont on espère que, par un miracle de son propre destin, il ne se métamorphose en un brillant, en un somptueux arc-en-ciel. Par la vertu d’une pensée prodigue on se réjouit d’avance de trouver en chaque couleur la richesse d’un symbole, escomptant en tirer bien plus qu’une connaissance, un accroissement de son être porté au-delà de son site habituel, un déploiement sans fin, suppute-t-on, et l’on accorde déjà son corps à un mouvement anticipateur d’une joie future.

  

Les couleurs ?

 

   On convoque le Rouge, autrement dit la passion, l’amour, l’énergie. Il n’en demeure qu’une sorte de lueur éteinte, à peine Capucine, tout juste l’insistance d’un Nacarat, une usure des sens, une décoloration des sentiments.

   On se confie à l’Orange, en espérant la mesure d’une joie, l’aventure d’une créativité. La Tangerine aux vives teintes est devenue Safran usé, le vif Corail s’est mué en pâle Aurore, si bien que ne se donnent plus qu’une lumière presque éteinte, le reflux d’une inventivité dont le solde est presque imperceptible sous la vive clarté du jour.

   De ces rayonnements qui s’absentent, l’on fait vite le deuil, puis l’on se contente d’appeler le Jaune solaire, on cherche à y débusquer l’optimisme, à s’y vivifier à l’aune de son potentiel d’énergie. Mais l’Or s’est transmué en Topaze sourd, en Soufre discret. On n’en reconnaît plus la palette vide, anonyme.

   On se réfugie dans le Vert rassurant, dans cette touche de Nature à laquelle l’on pense devoir se ressourcer sans délai. La pesanteur réconfortante de Malachite a laissé place à un Tilleul inconsistant dont on désespère qu’il ne puisse nous régénérer, nous disposer à quelque nouvelle ouverture, nous offrir une possible éclaircie.

 

Et ainsi de toutes les couleurs qui s’affadissent, perdent de leur éclat.

  

   Le Bleu est délavé, comme dilué par des tornades de pluie.

   L’Indigo a abandonné la profondeur de la méditation pour n’être plus que songe léger se perdant en d’immatérielles contrées.

   Le Violet royal, mystérieux, magique s’est effondré sous sa propre vanité, une exsangue Glycine s’est substituée à la belle certitude d’Améthyste.

  

   Immergée dans le bain des couleurs, mon énonciation est soudain devenue universelle, le « On » de l’esquive, de la dérobade, de la dissimulation s’est vite offert en lieu et place de ce « Je » qui devrait être la seule mesure de ma propre identité, de ma singulière ipséité. Mais c’est ceci, ce moirage, cette diaprure du vertige qui m’arrachent à moi-même pour me remettre au « confort » anonyme des foules, à leur obscure banalité, à leur fausse certitude, à la supposée assurance des assemblées plurielles en lesquelles je pense pouvoir échapper à la rudesse de ma propre condition, à l’inhospitalité d’un abri qui, bien plutôt que de me protéger, me propulse sans ménagement au sein même de la polémique insistante du Monde. Seul le faire-face est la solution qui convient à ma propre exposition à l’altérité. Tout le reste n’est que fausseté. Mais le faire-face est toujours risque de Soi, danger de Soi, dissolution en une extériorité dont je ne ne peux rien contrôler, disposition de Soi à ce qui, inconnu, opaque, ténébreux, prend vite le visage d’une menace constante. Alors, pris entre le « On » anonyme et le « Je » égoïque, mes certitudes tremblent à la manière d’un vacillant château de cartes.

  

   Alors, pensant pouvoir échapper au trouble, à l’égarement, à l’indéterminé, je me réfugie en quelque site d’un souvenir heureux dont j’espère que le baume me soustraira aux divagations actuelles, effacera quelques rides, fardera de jeunesse des propos qui se perdent dans la platitude du quotidien. Une image vient de loin comme au travers d’une brume, d’un voilage qui ne laisserait à la figure que la possibilité de ses propres contours, nullement la profondeur de son essence. La représentation est floue que mes sens ne parviennent nullement à fixer. Il me faudra donc me contenter de cette approche, de cette approximation. Sur le grisé d’une photographie ancienne, deux visages se détachent, certes familiers puisqu’il s’agit de celui de Maman et du mien, mais leur distance, leur étrangeté me feraient presque douter de la réalité ancienne de cette situation. Nous sommes devant la fenêtre de la pièce à vivre de « La petite maison » à Beaulieu, premier pied à terre dans ce village de mon enfance avant que « La grande maison » ne soit construite.

  

   Sur la photographie, Maman est à droite, tout sourire, visage entouré d’un casque de cheveux fournis, ondulés. Ce visage de la « force de l’âge » (elle a un peu plus que la trentaine), je l’avais oublié, recouvert qu’il était par les strates du temps, revient à moi avec toute sa force tranquille, son auréole rassurante. Je suis à gauche sur l’image, appuyé contre Maman. J’ai aux alentours de quatre ans, visage rond, encore marqué de l’empreinte de la petite enfance. Je suis vêtu d’une barboteuse aux carreaux de Vichy que Maman a confectionnée elle-même. Elle porte un tablier également de fabrication maison. Je ne sais qui a pris la photographie, sans doute mon Père, en tout cas nous offrons au Preneur de vue le bonheur qu’il attend de notre attitude tendre, toute faite d’enlacement réciproque. Rien n’est forcé, tout coule de source. L’amour filial s’alimente à la source maternelle qui, à son tour, vit de cette présence fidèle à ses côtés. Que dire aujourd’hui de ce témoin d’un temps ancien qui paraît avoir pris la valeur de ces illustrations anciennes que l’on trouvait dans les magazines d’antan, si ce n’est que mes sentiments n’ont pas varié, que l’amour est toujours présent, regrettant l’absence de son objet ?

  

   Cette séquence, je la nommerai simplement ma « petite madeleine » au motif qu’elle recompose un passé disparu au travers d’un regard actuel cherchant à s’accroître de ce souvenir. Mais ceci sitôt formulé, je prends immédiatement conscience que ne se présente à moi nulle amplification, nulle majoration de ce qui fut, ces événements anciens qui rejailliraient, par une sorte de miracle, atténuant le maussade, le fade du quotidien. Comme si le simple fait de la remémoration pouvait insuffler, en ma chair présente, une dimension méliorative, un espace d’accomplissement. Nullement. Mon regard lucide sur les choses ne les installe guère dans une manière de prodige qui les dilaterait de l’intérieur, genres de baudruches portant en elles, au terme de leur réactivation, les motifs mêmes de leur expansion, de leur félicité. Il me faut le reconnaître, le pouvoir magique de la réminiscence est usé, perdu en ce labyrinthe temporel dont la mémoire ne parvient nullement à démêler l’écheveau embrouillé. Trop de choses ont eu lieu depuis la petite enfance, trop de confluences, de divergences, de parcours annulés, trop de volte-face, trop de retournements, trop de reniements. Il ne demeure qu’une trame usée, laquelle ourdit les fils lâches d’un âge qui n’espère plus rien des nouveautés, sinon ce vertige infini sur lequel j’essaie, laborieusement, de tresser quelques mots.

  

« Si je me retourne sur moi, le vertige me saisit. »

 

   Antienne qu’il me faut réactualiser à chaque instant afin de ne perdre nullement le fil de ma méditation, lequel n’est que la mise en mot d’un état d’âme sans réelle nervure. Vertige de l’espace, vertige du temps comme s’il y avait conflagration de ces points de repère, confusion de ces amers. L’espace se cristallise, devient une sorte de clepsydre minérale, de concrétion têtue. Le temps s’amenuise au point qu’il paraît devenir une simple portion d’espace privée de contours. Espace/temps à eux-mêmes leur propre confusion. Temps/espace sidérés, l’un effaçant l’autre. C’est ceci, le vertige, ne plus savoir où l’on est, ne plus savoir qui l‘on est. Alors on confie au tain du miroir le blême de son visage, on projette sa face de Pierrot Triste dans un vide sidéral. Nulle Colombine à l’horizon. Nulle présence sauf la sienne propre qui pourrait se comparer à ces filets de fumée grise qui, en automne, montent d’un frais vallon, se perdent dans l’immensité du désert céleste. On n’en peut deviner ni l’origine ni anticiper la fin. Nulle altérité mais aussi, mais surtout, nulle présence à Soi dont la conscience délimiterait la pure et indiscutable réalité. Identique, le Soi, à une boule d’ouate jetée en plein ciel, laquelle ne rencontrerait ni une forme homologue, ni un écran sur lequel faire écho, recevoir l’accusé de réception de sa propre existence. L’errance en tant qu’errance qui pourrait trouver sa gémellité dans l’erreur en tant qu’erreur. Une vie s’élance selon le trajet déterminé de sa flèche mais ce trajet n’a nulle finalité, ce trajet est simple mouvement sans loi ni justification, une perte du sens que tout s’ingénie à confirmer à la hauteur d’un silence qui hurle et s’assourdit lui-même.

  

   Certes, quiconque lira, prendra acte de mon écriture décousue, pareille à une girouette tourmentée, tirée à hue et à dia, une fois selon la volonté du Noroît, une autre fois selon la furie de l’Harmattan, une fois encore selon les morsures des vents Catabatiques, ceux qui érodent les calottes glaciaires élevées de l'Antarctique et du Groenland. Pris dans les remous de cet incroyable vortex, quelle alternative me reste-t-il afin de me recentrer sur moi-même, afin de produire un discours logique qui me placera à nouveau dans les travées rassurantes des occupations mondaines, peut-être même, l’esprit redevenu serein, une marguerite, une naïve pâquerette décideraient-elles d’orner ma bouche, de m’attribuer une légèreté depuis longtemps perdue ?  

  

   Je saisis le dictionnaire qui dort sur la plaine de mon bureau. Je l’ouvre à la page qui mentionne le beau mot de « Vertige » (je pourrais même m’amuser à le métamorphoser d’une manière paronymique en « Verte Tige », ce qui aurait pour effet de réduire mon affliction à ce cher « état de Nature » chanté par ce bon Jean-Jacques !), mais rien n’y fera et, peut-être, sous la poussée d’un simple mais impérieux désir d’Inconscient, je déciderai de demeurer dans cette « Stimmung », cette étrange humeur, cet état émotionnel vivant de sa propre consomption, comme si, de cette indécision, ne pouvait naître rien moins qu’une félicité, sans doute inapparente aux yeux des Curieux et en ceci, douée d’une infinie valeur, celle de la confidence à Soi.  

  

   J’irai directement à l’étymologie, pensant tirer de la source nourricière bien plus qu’une connaissance, peut-être un dévoilement de qui-je-suis, une perspective inaperçue, un nouveau mode d’emploi à partir duquel me réorienter dans l’existence. Donc j’avance dans la forêt des mots, j’explore leurs hautes canopées, je m’abreuve à leurs ruissellements, je goûte leurs douceurs pluviales, je m’enveloppe de leurs lentes mélopées. J’interroge le VERTIGE en sa native venue. Je l’écoute faire ses fins ébruitements, j’essaie d’en surprendre le mystère caché dont je suppute qu’il est la face à peine visible du mien, cette énigme qui bourdonne tout autour, jamais ne se résout. Peut-être est-ce là sa plus grande richesse ?

  

Vertige : « étourdissement passager où l'on croit voir les objets tourner autour de soi ».

  

   Oui, tout tourne, le passé s’enlace au présent, lequel gire de conserve avec le futur. Tout glisse, échappe à même son propre vertige. Oui, car les Choses aussi éprouvent cet « étourdissement », elles qui, tout comme nous les Hommes, sont mortelles, sont de passage et se hâtent de vivre leurs vies de Choses du mieux qu’elles le peuvent. Je regarde à nouveau la photographie ancienne, cette signature de qui était Maman, de qui j’étais en un temps devenu sans attache, une rapide nuée que le ciel a effacée. Je tourne autour de Maman qui tourne tout autour de moi. Nous sommes tous deux pareils à de gros bourdons tachés de pollen qui ne vivent qu’à récolter la provende qui, à la fin, les réduira à n’être qu’une infime trace jaune perdue dans les tourbillons de l’air. C’est bien nous qui sommes les « Objets » supposés tourner en une sorte de gigue dont nul ne peut comprendre la signification. Sorte de Danse de saint Guy à elle-même sa propre obscurité. Mais ce qui me pose problème au plus haut point, c’est la mention fallacieuse de « passager ». En quoi donc l’étourdissement pourrait-il prétendre à ce prédicat, lui l’étourdissement qui est synonyme d’existence ?  Nul parcours existentiel sans ébranlement continu, délire permanent, griserie quotidienne, égarement chronique, évanouissement constant, faiblesse rémanente, syncope pérenne, choc perpétuel, trouble incessant. Est-il né ou bien encore à naître Celui qui, exempt de toutes ces affections, se donnerait comme l’équivalent d’une présence quasi divine ?

  

Poursuivons notre inventaire : « esprit de vertige » : « folie passagère d'inspiration divine »

  

   Ces mots, nous les devons à Bossuet. On ne pouvait guère attendre autre chose de la part d’un Évêque, Prédicateur de talent de surcroît. Ce qu’il faut dire, surtout venant de l’athée que je suis, c’est qu’en matière de création d’un vertige radical, indissoluble, infrangible, l’Homme ne pouvait faire mieux que d’inventer Dieu. Acte de supposée liberté qui se transmue en aliénation définitive. Comment, après ce constat d’un « Dieu unique, éternel, immuable, immatériel, tout-puissant, souverainement juste et bon, infini dans toutes ses perfections », l’Homme pouvait-il encore exister sereinement, envisager son destin autrement que poinçonné d’une dette irrémissible qui le condamnait à n’être qu’un vulgaire « ciron » à l’égard de ce Transcendant qui le contraint et le dépasse de toutes parts à l’aune de sa dimension incommensurable ? Oser se mesurer à Dieu c’est, d’emblée, en être l’Obligé, condamné à végéter, sa vie durant, sous les fourches caudines d’une irréfragable Puissance. Alors être Homme devient la simple synonymie d’être lui-même vertige et rien que ceci.

  

   Mais redescendons à des strates plus terrestres avec Rousseau qui nous dit dans les « Confessions », à propos du vertige : « Impression de chute qu'éprouvent certaines personnes au-dessus du vide ».

   

   Certes, Rousseau, lui qui se définit comme « Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille … » ne pouvait éprouver à l’encontre de ce qu’il considérait comme une véritable cabale sociale que le plus inquiet des sentiments, la plus vive des réprobations. On ne peut énoncer sans révolte « Lʼhomme est né libre, & partout il est dans les fers » sans ressentir en soi, au plus profond, un long et dommageable frisson, une impression de total égarement, un véritable et préoccupant tournis qui confine, parfois, à une authentique  détestation de vivre. Nul plus que Rousseau n’en a éprouvé, au vif de sa chair, l’intime déchirure.

 

   Ce que jusqu’ici nous avons exploré au travers de ces citations célèbres : le Vertige réduit à ce qu’il est par essence, un non-sens absolu qui ne rencontre jamais que son propre vide. On a ôté, de ce vertige, tout ce qui était extérieur à sa nature, petits soucis, vagues inquiétudes, passagères contrariétés, espoirs déçus, si bien qu’il ne reste, à la manière d’un fascinant diamant allumant ses feux maléfiques dans une nuit fermée, incompréhensible, que le Pur Vertige, autrement dit l’angoisse manifeste qui ne connaît nulle hétéronomie, qui gire tout autour d’elle-même avec l’insistance d’un gros frelon animé des plus funestes intentions. L’angoisse en tant qu’angoisse, l’amie fidèle d’un vertige qui ne trouve plus nulle ligne capable d’en définir les contours, d’en préciser l’insondable aporie.

  

   Conclure ce texte guidé par le sentiment étrange d’une existence qui se dérobe à chaque pas, ne pourra avoir lieu qu’à citer, pêle-mêle, dans une manière d’infernal vortex, la liste de ses valeurs lexicales, lesquelles se télescopant à la façon d’un perturbant charivari, nous conduiront à la limite d’un ébranlement de tout l’être, avancée à l’aveugle sur la voie étroite d’un destin de Fildefériste :

  

   « Empr. au lat.vertigo « mouvement de rotation, tournoiement », « vertige, étourdissement, éblouissement » de vertere « tourner », « retourner, renverser », « changer, convertir, transformer ».

  

   Et puisque, à l’initiale de notre méditation, nous avions placé une remarque de J.M.G. Le Clézio, autant clore ce rapide débat par une citation tirée également de « L’extase matérielle », réflexion désabusée, mais ô combien lucide, sur le contenu le plus souvent tragique de la Condition Humaine :

« …tout cela n’est que désert,

nudité, glace, bloc de marbre

qui cerne et ferme !

Comment est-ce possible ?

Que faire ?

Je n’ai même plus un débris,

même plus un mot

sur quoi prendre appui

pour provoquer,

pour tenter de me révolter,

pour briser les murs.

Rien.

Rien. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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