Peinture : Barbara Kroll
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Parfois, observons-nous une image et c’est le seul paradoxe qui se donne en tant que signe visible, et seulement ceci. Alors, cette image, nous l’abandonnons à son sort, lequel n’est que notre propre sort renonçant à être ce qu’il devrait être, une juste compréhension des choses jusqu’en leur pli le plus secret. Nous vaquons, le jour durant, à nos occupations, nous lisons, nous jardinons, nous marchons, le cœur apparemment léger, l’âme au repos mais, dans le fond intérieur qui est le nôtre, l’image délaissée (dont nous pensons qu’elle ne surgira point à nouveau), l’image donc poursuit son mystérieux trajet, jetant ses adhérences ici et là, sans crier gare, à bas bruit. En réalité nous nous sentons bien lestés d’un nouveau poids mais nous n’en devinons ni l’origine, ni la finalité et, cette représentation confiée aux sombres rivages de notre inconscient, poursuit sa vie de mince événement à la hauteur de notre totale indifférence. Aussi, observant cette peinture et nous soustrayant aux énigmes de notre existence cachée, tâchant d’expliquer l’inexplicable, nous essaierons de découvrir, au milieu des sinuosités d’une libre méditation, quelque sens dont nous pourrions affecter notre ordinaire tellement soumis aux aléas et contingences qui en sont les dentelles ordinaires le plus souvent dommageables quant à la direction de notre esprit, quant aux justes délibérations de notre raison.
Certes, dans la vie de tous les jours, parmi les multiples frondaisons des rencontres, péripéties et accidents, convient-il, précisément, de « raison garder » afin de ne nullement nous égarer sur ces « chemins qui ne mènent nulle part ». Et, c’est bien sur ces chemins de hasard pareils au jet incertain d’un coup de dés, qu’il nous faudra progresser au motif que l’inconnu, toujours, excède le connu, que sa richesse est insoupçonnée alors, qu’instinctivement, nous la penserions dépourvue de quelque intérêt que ce soit.
Nous ferons de notre esprit, un genre d’acide corrosif attaquant la craie du tableau peint, l’ornant d’une neuve effervescence, comme si, de cette alchimie, quelque chose comme une vérité, au moins provisoire, devait en naître. Donc nous dirons l’image au plus près puis, dans un second temps, nous la dirons au plus loin du motif évident qu’elle semble nous tendre. Un mur gris, tout là-haut, à la manière d’une paroi sale, patinée par l’usure du temps. Puis, plus bas, un genre de coulure de teinte Saumon, sans doute une peinture ancienne montrant, par transparence, ses coulures, ses nervures. Se superposant à ces deux thèmes, des lignes rouges figurant un possible cadre de fenêtre, mais une fenêtre n’ouvrant sur rien d’autre que sa propre opacité. Puis, dans le tiers inférieur de l’image, l’éblouissement blanc de Neige, d’une table. Le regard des Observateurs que nous sommes s’y attache et cette fixation, en une certaine manière, dissout tout ce qui se situe hors d’elle. Si bien que les deux Formes situées de part et d’autre de ce schéma, ne font sens qu’à être des esquisses de surcroît, étranges cariatides assises ne soutenant nul chapiteau, peinant même à soutenir leur être, à le faire persévérer au-delà de ces taches atteintes de confusion, ourlées d’indécision. Cependant nul n’aura de peine à reconnaître en ces deux figures, de simples et évidents Profils Féminins se faisant face, dans ce qui pourrait paraître en tant qu’intime conciliabule. Les bandeaux blancs ceignant les têtes, les longues nappes noires des cheveux, le rose chair des anatomies, le croisement des longues jambes, les escarpins noirs à hauts talons, tout ce lexique anatomo-vestimentaire nous installe dans une sorte de certitude qui nous rassérène, nous place au cœur même du vivant en l’une de ses multiples manifestations.
Certes, mais ceci ne résulte que d’un premier regard hâtif qui se contente de la surface, ignorant quelque profondeur dont nous pourrions tirer de plus substantielles conclusions. Donc il nous faut relativiser. Donc il nous faut nous détacher de ce réel qui nous hypnotise et aliène notre propre liberté. Car, aux évidences de première saisie, convient-il de substituer des doutes, certes de « seconde main », mais ce sont eux, ces doutes, qui nous placeront aussi près que possible d’un lieu de pénétration plus avancée de ce qui, par hasard, ne serait peut-être qu’illusions, poudre aux yeux, talc jeté sur la lame de notre entendement. Ce qui, d’emblée, doit nous alerter, le peu de vraisemblance de la scène : le mur est vide, la fenêtre est absente, la table se redut à une simple flaque blanche anonyme, les Formes Féminines, n’ont de forme que leur étrangeté, n’ont de féminin que ces pures abstractions, leurs visages sont dépourvus de traits, leurs membres paraissent n’être que fragments mécaniques tels ceux des marionnettes à fil. C’est dire ici, tout le dénuement et, plus encore, la pleine mesure d’irréalité qui les frappe.
« De l’autre côté de Soi », énonce le titre sur le mode de la pure énigme, du pur logogriphe. Le réel se donne et se retire sitôt, si bien que c’est notre propre réalité de Voyeurs qui se trouve remise en question. Donc, prenant au sérieux « l’autre côté de Soi », obligation nous est faite de méditer plus avant ce qui pourrait ne paraître que sentence gratuite.
« L’Autre côté de Soi ». Existe-t-il VRAIMENT quelque chose qui existerait, ferait sens à l’extérieur même de ce Soi, lequel, pour sa part, retient dans l’ombre sa part de mystère ?
Si le Soi est mystère, logiquement
le Non-Soi est mystère redoublé.
Si l’on se réfère au concret de l’image, la Forme de Gauche semble être la simple réverbération de la Forme de Droite. Afin de nous y retrouver et d’y loger tout le voile, toute la dissimulation les constituant, donnons à ces formes les appellations suivantes :
« Ego » pour celle de droite,
« Alter » pour celle de gauche.
Toute cette argumentation pour
confirmer l’hypothèse
qu’Une Seule Présence
peut venir au monde,
à savoir celle d’Ego,
laquelle, par la puissance de son être assuré de lui-même, reconduit aux oubliettes toute présence adverse, singulièrement celle d’Alter réduite au statut de figurant ontologique, impossibilité d’être au-delà de sa simple évocation. Du point de vue unique d’Ego, toute transcendance, donc toute chose hors d’elle est pure affabulation.
C’est Ego et uniquement elle
qui possède le pouvoir constituant :
pouvoir constituant
du Monde,
des Autres,
des Choses.
Autrement dit, son surgissement absolu est une telle évidence que toute prétention d’en doubler la présence se condamnerait, par avance, à ne connaître que l’inintelligibilité, la nuit profonde des limbes. Certes affirmer ceci de l’extérieur sonne à la manière d’un incompréhensible défi. Nul ne saurait prétendre que le Monde ne dépend que d’un Être, qu’au-delà tout est vide, privé de sens. Certes ceci est indiscutable. Maintenant, si l’on fait l’effort, par l’imagination, de se rassembler Soi-même autour d’un simple point, de projeter ce point en la monade singulière d’Ego, en son foyer le plus précis, l’on aura vite fait de constater, qu’au moins, au vif de l’impression,
on est ce qui est,
à la fois en-Soi
et aussi bien
hors-de-Soi,
que nulle autre réalité que la sienne propre ne peut s’imposer d’elle-même, sauf à être l’hypothétique reflet d’un Être tout aussi hypothétique, à savoir la présence d’Alter ne se donnant qu’à la mesure d’une non-présence, une simple buée venant du seul lieu possible d’Ego en l’absolue nécessité de son exister.
Sans doute, me direz-vous, ceci est pure surinterprétation, coquetterie de qui se pique d’intuitions philosophiques. Peut-être, mais ceci ne nous empêchera nullement de poursuivre plus avant notre argumentation. Revenons à l’image. Donc ces deux situations existentielles, celle d’Ego, celle d’Alter, sont-elles au moins vraisemblables, ne sont-elles, comme à l’accoutumée chez Barbara Kroll, le prétexte à quelque allégorie dont nous pourrions tirer un enseignement. Poser ainsi la question est déjà donner la réponse. Ceci est la mise en scène, indubitable, du problème de l’Être et du Non-Être. Ces soi-disant Êtres, assis de part et d’autre de la flaque blanche de la table, ont-ils d’autre consistance que d’être de pures virtualités sas possibilité aucune d’actualisation ? Deux pré-formes hallucinées ne parvenant nullement au statut achevé de Formes ? Deux entités vides dont nul cercle ne viendrait délimiter le réel, une simple dissolution de ce-qui-pourrait-être dans ce qui, visiblement, n’est pas ? Le fragment de texte qui précède, vous l’aurez compris, scinde ces deux « personnages » selon une irrémissible ligne de partage donnant à Ego et seulement elle, le droit de prétendre à l’exister. Mais poursuivons notre méditation : de ces deux Formes attablées, situées en vis-à-vis, nous ne pouvons qu’attendre la mise en œuvre d’une situation dialogique, quels qu’en soient les motifs, simple bavardage ou réflexion davantage constituée. Attendant ceci, nous demeurons sur notre faim car nous sommes visiblement confrontés à une évidente aporie. Comment des Êtres privés de visage pourraient-ils entrer en dialogue, manifester quelque sentiment, émotion ou contentement, comment pourrait-il y avoir la moindre émergence d’un sens résultant d’accusés de réception réciproques ? Nous voyons bien que la scène est vide, que les acteurs sont absents, qu’il ne s’agit, tout au plus, que de leurres, d’artefacts, de subterfuges tout droit sortis de la tête d’un Alchimiste fou. Nous sommes en pleine irréalité et, pourtant, il nous faut impérativement donner à cette image quelque fondement vraisemblable dont, faisant son motif central, elle nous apparaîtra en tant que forme parmi la foule des formes signifiantes. Mais tout ceci dépend de la perspective selon laquelle nous l’envisageons, de quel sol nous partons afin d’édifier, au contraire d’un songe, un concret suffisamment assuré de son être. Car toute position philosophique ou réputée telle se donne un humus, une terre sur quoi fonder et élever ce qui, prétendant être, trouve sa propre justification. Mais jetons un rapide coup d’œil à l’histoire des idées de manière à ce que, pourvus d’une vision synthétique, nous puissions nous y retrouver parmi le confondant fourmillement des choses, des actes, des projets.
« Partir de… » - Le problème de toute théorie philosophique est bien la nature de son origine, laquelle conditionne l’ensemble du trajet ultérieur d’une pensée. Alors, partir de quoi ?
De l’Immobile avec Parménide ?
Du Flux avec Héraclite ?
De l’atome avec Démocrite ?
De l’Ignorance avec Socrate ?
De l’Idée avec Platon ?
Des Causes Premières avec Aristote ?
De l’Un avec Plotin ?
Du Dien Eternel avec saint Augustin ?
De la Monade en tant que Conscience Individuelle avec Leibniz ?
Du Doute et du Cogito avec Descartes ?
De la Volonté de Puissance avec Nietzsche ?
De la pure Joie et du conatus avec Spinoza ?
De la perception-sensation avec Hume ?
De la Raison et de la Pensée avec Kant ?
Du Sentiment de la Nature avec les Romantiques ?
De l’esprit avec Hegel ?
Du Moi Absolu avec Fichte ?
De l’Être avec Heidegger ?
Du Je Transcendantal avec Husserl ?
De l’Inconscient avec Freud ?
On le voit, l’éventail est si large que l’esprit a du mal à s’y retrouver et se met à flotter de Charybde en Scylla, tel est le sort de Ceux et de Celles qui, ayant perdu la boussole qui leur indique le Nord, tournent en rond et ne savent pour quel chemin se décider. Pour notre part, il ne nous est guère possible de sortir de ce vortex
qu’à convoquer le paradigme de la Modernité
qui commence à se dessiner sous l’autorité
de Descartes avec son cogito,
trouve un répondant dans la conscience
individuelle monadique chez Leibniz,
se renforce chez Kant avec sa priorité accordée au Sujet,
se poursuit et s’amplifie dans la notion de Moi Absolu chez Fichte,
trouve enfin son point d’acmé au travers
du Je Transcendantal ou Je Pur chez Husserl.
Si des notions telles l’Idée, l’Un, l’Esprit, l’Être, l’Inconscient, demeurent de pures abstractions difficiles à saisir, en réalité tout à fat inaccessibles, le mérite du Sujet, de sa Conscience, du Moi, fût-il « Absolu », du Je, fût-il « Transcendantal », donc la question du thème universel de la Subjectivité (nous sommes bien des Sujets, n’est-ce-pas ?), nous paraît être, sinon totalement concret, sinon purement évident, du moins observable en Nous-mêmes, la seule « matière » dont nous puissions à peu près répondre avec le minimum de marge d’erreur. Toujours nous sommes relativement au clair avec notre conscience, alors que la conscience autre, la conscience de Celui ou Celle qui nous font face, demeurent mystères entiers, et ceci est la seule façon de reconnaître, en eux, au plus profond, au plus intime, la ressource absolue de leur propre liberté.
Donc reportant notre méditation sur les deux Sujets de la peinture dont nous essayons de cerner les Êtres respectifs, nous dirons aussi bien d’Ego que d’Alter, qu’en l’abîme de leur conscience, ces deux Êtres s’affirment en tant que pures autonomies, en tant qu’imprescriptibles Présences que rien ne saurait hypostasier, mettre en réel danger.
Chacun pour Soi
en la totalité de son Être.
Ce qui veut dire que « de l’autre côté de Soi », rien d’assuré n’existe, si ce n’est ce Pôle de Liberté dont on peut tout dire, mais aussi bien ne rien dire au motif que la Liberté est pur mystère, que Celui ou Celle qui en sont les dépositaires sont également purs mystères et que ceci est la définition la plus universelle mais aussi la plus approximative de ce petit mot « être » en lequel Chacun, Chacune, au motif de sa propre liberté , donnera le sens qu’il convient de lui attribuer en « son âme et conscience ».
Ainsi, l’Être s’affirmant
comme Liberté
décrétée par le Sujet,
l’Énonciateur lui-même, le Sujet donc, donnera les gages les plus sûrs, à savoir un possible sens à ce qui vient à lui, ici et maintenant, au milieu des tourments, absurdités et autres contresens dont l’existence est tissée à foison. Å n’être sûrs de rien sur nos entours, dans le domaine immense de l’altérité, du moins gagne-t-ton quelque stabilité, quelque assurance à se décider pour Soi, en toute connaissance de cause, en prenant la précaution oratoire de s’affirmer tel au regard d’une Esthétique, au regard d’une Éthique car du Beau et du Bien nous ne saurions faire l’économie qu’à nous précipiter dans les premières faussetés et approximations venues, elles irriguent notre Terre, la rendant étrangement étrangère, elle qui devrait nous être pure familiarité, nous être pure affinité !
Ces deux Êtres de l’image, nous en avons fait le lieu d’un monologue, d’un conciliabule intime, d’une approche revendiquée comme totalement subjective.
Chaque Ego est donc,
pour l’autre,
Alter
en sa dimension la plus insondable qui soit. Étant tout à la fois des Ego et des Alter, nous nous situons aussi bien dans l’Immobile Parménidien dont nous pensons que notre Ego est le pur témoignage, mais aussi bien dans le Flux Héraclitéen dont nous pensons que l’Alter est la figure de proue au motif de sa variabilité, de son inaccessible esquisse. Ce qui nous conforte dans l’idée que non seulement
la Vérité est relative,
mais que nous-mêmes,
sommes des Êtres du paradoxe,
de l’illusion,
de la contradiction,
toutes conditions au terme desquelles,
il y a nécessité pour nous
de trouver notre point d’équilibre,
une fois du côté Ego,
une fois du côté Alter.
Nous sommes des Êtres de la Nature :
des Océans livrés au flux et au reflux,
des Forêts que la saison rend changeantes
selon le caprice des saisons,
des Fleuves qui passent d’un instant à l’autre
de la crue au plus bas des étiages.
Nous sommes,
malgré ceci ou
à cause de ceci !
Nous sommes !
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