Esquisse : Barbara Kroll
***
Afin de pénétrer l’univers clos des choses, le plus souvent convient-il de partir d’une neutralité formelle et colorée, d’un silence natif afin que, de ce naturel retrait, quelque chose de signifiant puisse apparaître, manière de lexique archaïque sur lequel greffer sensations, perceptions, connaissances plurielles. Une terre blanche par exemple, une masse de calcaire anonyme, des feuillets d’ardoise grise en lesquels le souci de notre œil percevra bientôt, à l’issue d’une longue patience, quelques tracés, quelques lignes venant éclairer le sombre lacis de notre entendement. Donc, peu à peu, la surdité originaire se rendra sensible au faible bruit de fond du Monde. Donc, peu à peu, la cécité des roches cèdera sous l’amicale pression de lignes de couleur s’annonçant telle la terre en tant que la terre, simple matériau inerte s’ouvrant aux motifs de l’essence qui paraît et se laisse patiemment inventorier. L’essentiel en sa belle et simple parution. Du motif muet des roches initiales s’élèveront bientôt des failles de squarzite à la couleur de pollen, les traits discrets de mystérieuses diaclases, une partition doucement musicale d’oxydes de fer à la teinte de rouille, d’oxydes de cobalt à la teinte vert-olive. Ainsi, squarzites, diaclases, oxydes, rouille, vert-olive traceront, à fleur de peau, ces précieux prédicats les révélant à nos yeux, à la façon d’une « leçon de choses » aussi simple que pleine de vivants et enthousiasmants motifs.
Mais, si ces valeurs et qualités de la roche nous émeuvent, ce n’est nullement à la hauteur de leurs arabesques esthétiques, mais du plus profond du statut apparitionnel de ce qui vient nous rencontrer et constituer les nervures et strates du sens.
Car vivre est comprendre.
Car comprendre est mettre en relation
les objets qui doivent l’être,
comme si une immémoriale nécessité avait, de tout temps, exigé que leur coalescence fût un jour réalisée, révélée.
Si notre texte, placé sous l’incipit du portrait minimal tracé par le pinceau de Barbara Kroll, peut recevoir quelque forme de justification, cette source de droit proviendra, en droite ligne, des homologies structurelles qui gravitent à l’intérieur des choses, genre d’impérieuse nécessité qui ne demande que la clarté de sa portée au plein du jour. Car il y a, selon nous, d’abord de façon métaphorique, ressemblance entre la morphologie de la roche en ses plis naturels et celle, plus subtile, sans doute, du tracé de graphite presqu’invisible qui détoure le visage du Modèle, celui de l’Artiste, puisque désigné comme forme d’un autoportrait. Ensuite, au-delà du formel, c’est bien l’être même de la terre qui se donne à voir dans sa belle et simple exposition, aussi bien l’Être de l’Artiste en sa projection sur la plaine de la toile. Lignes apparemment inertes qui rejoindraient d’autres lignes, certes immobiles dans la texture peinte, mais infiniment mobiles, animées du réel souci de vivre, d’élaborer des projets, de lancer, en avant de Soi, ces fleurets mouchetés de la création pareils à des jets successifs d’actualisation de la conscience selon des modalités toujours renouvelées : soit discrétion de l’ébauche, soit violence du trait lorsque la passion à l’œuvre n’endigue plus le flux de sa puissance.
Convergence des traits du visage
et de ceux des diaclases inscrites
au cœur des roches
*
Peut-on oser l’hypothèse que, des lignes du désir humain, symbolisé par le contour du visage et le tracé des lèvres, à celles des nervures de la roche, perçues comme désir de la Terre, il n’y aurait même pas l’épaisseur d’un simple trait ?
Désir humain,
Désir de la Terre,
une seule et même passion :
se signifier, se porter au regard du Monde en tant que cette étonnante singularité qui ne pourrait trouver quelque sens que ce soit en dehors de ces projections d’essence.
L’Être en-Soi-pour-soi,
la Chose en-soi-pour-soi.
Seul le passage du Soi-Majuscule-Humain, au soi-minuscule-matière créant un écart de nature, et, conséquemment, un intervalle de compréhension. Ceci, nous vous l’accordons volontiers, n’est que pure spéculation. Mais, au fond, émettre quelque concept au sujet du Soi, au sujet de la Nature, n’est-ce pas, en toute rigueur, avancer dans la touffeur de la jungle, mains en avant, fouillant l’obscurité, n’apercevant, tout en haut, la lumière de la canopée, qu’à la façon d’une déstabilisante illusion et n’en saisir que le virtuel éparpillement, la douce et fuyante irisation, le poudroiement céleste en son évanouissement même ? Nous demandons et rien ne vient nous assurer que notre conjecture soit fausse, pas plus que juste, nous direz-vous. Mais vivre, dans le pli le plus secret des choses est prendre le risque de l’erreur, aussi bien celui de la certitude.
Cet autoportrait de l’Artiste est remarquable en ceci qu’il vient à nous sur le mode du retrait, de l’à peine naissance, comme retenu en arrière de la lourde, exténuante tâche d’exister. Une simple buée venant de la Nature, ou bien exsudant du Modèle même serait en pouvoir de tout dissoudre, à savoir de faire refluer ces quelques traits en des lignes captatrices hors notre raison, de gommer le fin voile de peau, d’abraser la rouge lueur des lèvres. Alors que nous étions sur le bord d’une révélation, sur la margelle d’un geste de possible croissance de la Forme Humaine, voici que cette dernière refuse de se donner, ne serait-ce que sur le plan formel et peut-être même se soustrairait-elle au pur destin onirique qu’elle avait fait naître sur la toile de notre conscience nocturne. Ceci veut signifier que toute donation d’existence est toujours, par essence, sur le point de s’absenter et, par voie de conséquence, de nommer notre propre absence à qui-nous-sommes ou nous-croyons-être. Énigme en tant qu’énigme.
Nous n’aurons guère d’autre « possession » de Celle-qui-fait-face qu’à la traduire en mots, sans doute mots de cendre, mots de poussière qu’un simple alizé pourrait effacer sous le rythme souple de son haleine. La tête, mais est-ce bien une tête que cet étrange bouton sommital que nous pourrions aussi bien voir se confondre avec la simple ébauche du fait anthropologique tel que nous le montre la sculpture archaïque grecque ? Étranges têtes d’idoles cycladiques dont quelque vague relief du visage, à peine l’arête du nez, à peine le bourrelet sus-orbitaire, à peine la figure d’un ovale élémentaire, pourraient faire signe vers les quelques lignes de la chevelure, la griffure des lèvres dans le mode contemporain de traitement de la perspective humaine tel que proposé par l’Artiste allemande. Mais le travail d’esthétique comparée s’arrêtera là, afin de laisser libre le champ d’interprétation.
Cette évocation minimale de la condition qui est la nôtre, loin de nous laisser indifférents au motif d’une si légère allusion, ne peut que nous inquiéter sur la nature d’hypothétique absentement de toute réalité humaine. C’est bien là la force signifiante de tout lavis, de toute touche aquarellée, de toute ébauche, que de placer, devant nous, la simple possibilité de l’impossible. Car, à notre possible porté au plus loin du temps, nous devons croire, faute de quoi c’est le tragique qui nous dissoudrait dans l’acide muriatique de son effectivité et alors nous ne penserions plus les choses mais ce sont les choses qui nous penseraient depuis leur mystérieux pouvoir térébrant. Mais bien loin de céder à quelque désespoir, nous faut-il nous rattacher, dans cette bizarre figuration de l’Être, au double motif des lèvres, cette incandescence qui nous sauvera, au moins provisoirement, du désastre. Nous abandonnerons donc la représentation sévère des idoles cycladiques, leur préférant ce magnifique portrait de « Jeanne Hébuterne au collier », de Modigliani, peut-être le seul parmi la série des « Jeannes » à affirmer quelque trace de volupté, sous le motif arborescent d’une bouche doucement purpurine dont nous trouverons l’écho dans « Lèvres du désir » de Barbara Kroll, du moins est-ce le titre que nous attribuons à cette œuvre en voie de sa propre genèse.
Pour nous, il existe une évidente connexion entre les deux œuvres : même attitude réservée-inclinée, identique effacement de la peinture en une belle retenue, pareil bourgeonnement des lèvres, certes plus affirmé dans l’interprétation contemporaine que dans sa version classique. Mais l’intention reste la même : donner à la douceur féminine des gages de son pouvoir, cette belle sensualité-volupté à fleur de peau, d’autant plus performative qu’elle se retient tout au bord d’un dire. Simple évocation peut-être plus annonciatrice d’une possible joie, qu’elle ne l’aurait été en une exubérante et impudique monstration. Parfois le retrait qu’implique la négation est-il plus à même de nous convaincre que la positivité bruyamment étalée dans une trop évidente affirmation.
Nous avons dit à propos de « Lèvres du Désir », mais avons-nous dit suffisamment, avons-nous dit exactement ? Ce qu’il faudrait, à la manière dont un bourdon s’éparpille dans un étrange bruissement, sorte de délire chorégraphique face au nectar de la fleur, ce qu’il faudrait donc, c’est assurer un genre de point fixe face à ces Lèvres, face à ce Désir et, au gré d’infinies variations phénoménologiques, ressentir en nous, l’étrange bouillonnement de lave que suscitent ces rubescentes présences. Ce qui veut signifier qu’il serait, pour nous, de la plus grande urgence,
de faire de ces Lèvres adverses, les nôtres ;
de faire de ce Désir autre, notre propre Désir.
Une évidence s’annonce ici : on ne sonde véritablement l’essence des choses qu’à se trasporter en leur feu essentiel, à comburer à même leur ignition, à réaliser cette mythique fusion, point d’orgue d’une indistinction du Sujet et de l’Objet, objectif que l’on porte secrètement en Soi depuis que la lumière, un jour, nous révéla au mystère du Monde.
Certes nous apercevons combien pour les Lecteurs et Lectrices, ces assertions sonneront à la façon d’un Idéalisme mystique dont nul ne pourrait revenir qu’harrassé, la cible est trop haute, la cible est trop brillante. Mais c’est bien de ceci dont il s’agit face à toute énigme (l’économie de cette toile, sa foncière étrangeté), s’extraire de l’obscurité archaïque qui modèle la forme de notre psyché, oser se confronter au rai de clarté, cette si belle métaphore de la Vérité en son « habit de lumière ». Oui, le risque est le même que celui du Toréador lumineux faisant face à la noire énergie du Taureau : vaincre ou mourir. Car, à l’instar du jeu tragique se déroulant dans la poussière dense de l’arène, connaître, se porter dans le lumineux, constitue la seule voie possible ; tout faux pas, tout geste inabouti revenant à nous dissoudre sans délai dans la ténébreuse fougue taurine. Énoncer ceci, bien loin d’être un excès de la représentation et du langage, est ce ressenti du danger qui, en permanenec, menace de nous précipiter dans l’abîme.
Alors, est-ce si important de donner un sens à la toile de cette Artiste ? Est-il question de Vie ou de Mort ? La réponse ne peut qu’être affirmative dans une visée d’essence métaphysique-symbolique. Nous réitérons notre hypothèse :
Comprendre est Vivre,
ne nullement comprendre est Mourir.
Le Sens est ce qui nous est octroyé de plus précieux. Le non-sens est, comme dans la philosophie plotinienne, cette matière vile, dernier terme de la procession, aberrante exténuation qui échoue à remonter vers son principe, ultime dispersion de soi, chute dans le non-être absolu. Certes, toute méditation métaphysique est hautement paradoxale au motif que la visibilité, la concrétude du langage, la charge pleine des mots désignent un objet invsible dont nul n’est assuré qu’il ait quelque réalité que ce soit. Mais là, cette radicale incertitude, est ce qui manifeste son plus évident intérêt. Se poserait-on tant de questions concernant la possible origine du Big Bang si son contenu nous était transparent ?
Quelle que soit la perspective selon laquelle prendre acte de « Lèvres du Désir », ne peut que totalement nous désarçonner. Toutes les biffures des prédicats de l’épiphanie humaine nous mettent en danger de ne plus rien comprendre au Destin du Monde.
Plus d’yeux pour le viser.
Plus d’oreilles pour entendre le chant des étoiles.
Plus de nez pour humer les souples et énivrantes
fragrances de la peau de l’Amante.
En réalité, nous sommes en plein désert, tout comme un Ermite à la recherche de son Dieu, lequel fuit à mesure du regard qu’il essaie de porter en sa direction. Alentour, tout paysage s’évanouit, toute dune s’écroule, tout arc de barkhane se dissout dans la vibration soutenue du mirage. Donc, au milieu de ce non-pays, de ce non-lieu, privés de repères, nous n’avons, pour seul orient, que cet Incarnat persistant des Lèvres. Braise dans la nuit d’un devenir étréci à la taille de la peau de chagrin. Oui, « chagrin » se levant du cruel sentiment d’abandonnisme qui nous étreint : comment arrimer notre Désir, cet impétueux appétit de vivre, à ce qui, certes rougeoie, mais menace à tout instant de s’absenter du champ quémandeur d’une volupté privée de son objet ? Car, dans la simple logique de l’effacement de-ce-qui-est, nous pourrions bien, tel l’infortuné philosophe présocratique Empédocle, précipiter notre propre disparition en nous jetant dans la fournaise de quelque volcan. Tout désir est, par nature volcan. Et c’est parce que le fait de le tutoyer est le plus grand risque qu’il nous requiert tel son obligé complément. Peut-être l’icône krollienne nous dit-elle ceci en son langage pictural ? Ceci nous pouvons le croire à la hauteur du questionnement dont il est, tout au long des plurielles œuvres, ce désir, la manifestation la plus apparente. C’est toujours ce que nous avons médité au travers des nombreux textes consacrés à cette singulière entreprise : dire plus en disant peu.
Ceci est l’une des missions de l’Art,
peut-être l’unique, en réalité.
Paul Klee ne disait-il pas,
d’une façon totalement « prophétique » :
« L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »
/image%2F0994967%2F20251013%2Fob_1acc5a_aaa-copier.jpg)
/image%2F0994967%2F20251013%2Fob_99a84a_bbb-copier.jpg)
/image%2F0994967%2F20251013%2Fob_b2239c_ccc-copier.jpg)