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25 novembre 2020 3 25 /11 /novembre /2020 10:50
Un lieu où être à soi

La Chambre à coucher (première version)

Vincent Van Gogh - Octobre 1888

Source : Wikipédia

 

***

 

      Parfois il est des livres dont on a totalement oublié l’existence. Sans doute doivent-ils se tapir en quelque lieu de la mémoire auquel nous n’avons plus accès. Quelle joie alors d’en redécouvrir la présence au fond de quelque tiroir poussiéreux parmi des piles d’autres ouvrages, d’anciens manuels scolaires, de feuillets portant des traces manuscrites d’un temps qui s’efface au loin, dans l’illisible songe du passé. C’est donc en faisant du rangement dans ma bibliothèque que j’ai retrouvé ce modeste manuel sur l’œuvre de Vincent Van Gogh, livre au format de poche, plutôt fascicule d’ailleurs que volume digne de ce nom. Sa modestie, aujourd’hui, je la trouve émouvante, une si mince forme destinée à une si grande œuvre ! Je me souviens, dans mes premières années d’adolescence, avoir découvert les tableaux des Impressionnistes et autres Fauves avec un réel bonheur ourlé d’une neuve passion. J’avais acheté, avec mon argent de poche, quelques uns de ces ‘Classiques’ que je feuilletais avec curiosité. Il y avait tant de choses à découvrir sur ces illustrations en couleurs, tellement de rêves à laisser venir au contact de l’art !

   Ce qui me fascinait dans l’œuvre du Hollandais, c’était cette énergie inépuisable dont ses œuvres étaient la mise en scène, la haute affirmation des couleurs, la composition fortement structurée, ces ‘hautes pâtes’ qui s’élevaient de la toile comme si elles avaient voulu affirmer leur viscéral attachement au réel. Tout ce que je découvrais de l’œuvre du Peintre, me plaisait, tellement sa manière de traduire sa vision du monde coïncidait avec la mienne, juste à l’orée de ma propre histoire. J’aimais, au sens fort du terme, tout comme on peut être amoureux d’une jeune fille, ces toiles empreintes d’une forte personnalité. J’aimais ses ‘Mangeurs de pommes de terre’, cette image en subtils clairs-obscurs dont la lumière de résine accentuait la rudesse de la vie du peuple des paysans. J’aimais les ‘Moissons en Provence’, la pluie solaire qui inondait le paysage, le bleu délavé du ciel, les empilements de gerbes, les hautes tiges des chaumes, la solitude du cultivateur dans l’aride plaine de l’été harassée de chaleur. J’aimais ‘L’Autoportrait de 1889’, sa dominante bleue qui faisait ressortir la barbe rousse de Vincent, son regard perdu au loin de lui, la fixité de son être, ce fond cosmique entre ‘Fumée’ et ‘Givre’ qui faisait penser à ses ciels étoilés. J’aimais la singularité de son travail, de son labeur obstiné à creuser son propre sillon, à labourer en profondeur le sol de l’art, à lui faire rendre raison, en quelque sorte, fût-ce au prix de la folie. Et ce fut à ce prix-là qu’il solda sa dette vis-à-vis d’une société qui ne le comprit pas. L’exigence d’absolu qui l’habitait était trop haute, trop forte. Les nécessités de l’Art, il les assuma jusqu’à la dernière extrémité humainement possible. A ses toiles il donna toute sa vie, jeta toutes ses forces jusqu’au ‘sublime désespoir’. Oui, cette expression en forme d’oxymore d’une tragédie qui possède en elle sa propre forme de beauté, bien plus qu’une coquetterie de style, voudrait dire ici la confondante proximité de la Tragédie et du Beau, lorsque l’une verse en l’autre, lorsque celui-ci naît de celle-là.

   C’est bien là l’essence de la vie de ce Peintre génial. Si la notion de génie est souvent controversée dans l’histoire de l’Art, il semble bien que pour Van Gogh on n’en puisse faire l’économie qu’à le priver de ce qu’il a été en propre, à savoir le crépitement d’une lumière de phosphore dans la nuit du monde. C’est ceci le génie : une vive combustion, la pointe de la conscience à l’extrême proue de l’être, un regard visionnaire, une avance sur son temps, une lave intérieure qui ne peut que surgir et, parfois le fait-elle au risque de la maladie, de l’isolement, de la mort. Voyez les destins frappés par la foudre de Hölderlin, de Nietzsche, d’Artaud. Admirables présences dont le commun des mortels n’aperçoit nullement le trajet de comète, la haute exception parmi la communauté des hommes. Ils sont des êtres seuls, de brillants archipels perdus dans l’immensité océanique du vivant, ils sont des sémaphores faisant brûler leur clarté dans la brume opaque de l’incompréhension. Ils n’en sont que plus précieux. Vies de saints, d’anachorètes perchés au plus haut de leurs météores. Souvent ils ne sont reconnus que morts, leur gloire posthume servant d’alibi à ceux qui n’ont pas su ou voulu voir la fulgurance de leur éclair, qui ont choisi de vivre dans l’immanente proximité des choses bien plus que tenter d’apercevoir le rayon d’une beauté, l’effervescence d’une pensée.

   Non, cette digression n’était nullement inutile. On ne peut faire sienne une œuvre telle celle de l’Auteur des ‘Tournesols’, sans précisément se tourner vers le soleil, vers l’irradiation, la combustion qui animent en leur fond toutes les toiles, les portent à nous dans la dimension du pur mystère, du secret un moment dévoilé qui nous précipite au cœur des choses. Ainsi se nomme la vérité pour Vincent : ’Autoportrait au chapeau de feutre’, ‘Route avec un cyprès et une étoile’, ‘Le café de nuit’, ‘La chambre à coucher’. C’est cette dernière, ‘La chambre à coucher’ qui était, en mon âge adolescent, le centre de mon intérêt. Je ne savais encore trop dire pourquoi. C’est la raison pour laquelle, maintenant, il me reste à trouver les justifications de cette séduction qui me poursuivait jusque tard dans la nuit. Rien n’est plus éprouvant pour soi que de ressentir une aimantation dont nulle source ne peut être mise à jour. Mais c’est bien là le lot de notre finitude, jamais nous ne pouvons saisir une chose en totalité, seul l’infini le pourrait dont nous ne sommes même pas sûr qu’il ne s’agisse que d’une buée de l’imaginaire.

    Ainsi cette chambre m’interrogeait. J’y voyais, en creux, la présence de l’Artiste, j’y lisais sa cruelle passion, j’y percevais le drame sous-jacent à cette flamme intérieure qui le dévorait, ne lui laissait nul répit. Alors comment décrire cette chambre en tant que centre d’irradiation de l’oeuvre totale, comment porter mon regard en direction des lignes de force qui en soutenaient la belle et exacte parution ? Certes, lors de mes 15 ans, je ne pouvais mettre entre parenthèses le ressenti que j’avais vis-à-vis de ma propre chambre, des rêves qui l’habitaient, des lectures fiévreuses que j’y faisais. J’essayais de tracer quelque parallèle, d’inscrire mon émotion dans celle de Vincent, de forer, en quelque sorte, le labyrinthe d’une personnalité complexe. Bien entendu mes efforts ne pouvaient se solder que par une interrogation faisant suite à une autre interrogation. Au point où j’en suis arrivé maintenant, toujours se fait jour la question, toujours la fascination s’exerce que je ne pourrai jamais exorciser qu’au prix d’un travail de mon imaginaire. Plutôt que de me livrer à la fastidieuse énumération de ce qui se donne à voir dans la chambre, je vais laisser parler Vincent lui-même, dans une lettre supposément adressée à son frère Théo. Souhaitant seulement que s’y devine un accent de sincérité.

                                                     

                                                                       

                                                                                       Arles, Octobre 1888

 

           Mon cher Théo,

 

   Te voici sans nouvelles de ma part depuis quelques jours. Je dois dire que mon installation dans la ‘Maison jaune’ et les tracas qui y ont été associés expliquent mon silence. Sais-tu, Théo, combien je suis heureux d’avoir trouvé un logement qui me convient. J’y ai mon atelier et cette proximité me décharge de bien des tracas. Tu sais combien ma vie est à ce point liée à l’exercice de mon art. aussi, relier mon lieu de vie et mon lieu de travail constitue pour mon âme inquiète bien plus qu’une satisfaction, un réel bonheur ! Je te remercie de tout cœur pour les 100 francs que tu m’as envoyés. Combien j’apprécie ton geste généreux, il s’inscrit dans celui de l’art. C’est un peu comme si mes tableaux étaient une réalisation commune. Chaque touche de couleur que je couche sur la toile possède l’inestimable qualité d’un amour fraternel dont notre actuelle société est bien loin d’être prodigue ! J’ai mis à profit cette somme pour effectuer un voyage aux Saintes-Maries-de-la-Mer, j’y ai peint des barques, ainsi que l’église fortifiée. Tu ne seras nullement étonné si je te dis que la lumière provençale est une vraie bénédiction pour le peintre que je suis. Elle est si loin des clartés nébuleuses de notre chère Hollande ! Comme tu peux t’en douter je marche beaucoup dans toute la région, peignant ici une scène de moisson, traçant là le portrait d’un inconnu ou bien trempant ma brosse dans un jaune lumineux pour faire apparaître ces fabuleux tournesols, je crois qu’ils sont l’âme de ce pays généreux.

    Mais que je te dise, maintenant, l’un de mes derniers tableaux. Oh, il est bien modeste. J’ai fait le ‘portrait’ de ma chambre à coucher. Je suis impatient de savoir ce qu’en pensera l’ami Gauguin qui ne tardera guère à me rejoindre. Nous parlerons peinture, nous comparerons nos inspirations respectives. Tu sais que je songe, depuis longtemps, à créer ici une communauté d’artistes, mais je te tiendrai au courant de mon projet dès qu’il sera plus avancé. Donc je te présente ma chambre. Imagine un cadre des plus modestes, comment pourrait-il en être autrement ? Aux seuls motifs de ma vie sobre, de mon caractère aussi. Je n’aime pas le luxe, il sonne faux ! Imagine donc ceci : la pièce est petite qu’éclaire une seule fenêtre. Mais cette faible clarté me suffit, c’est sans doute d’elle que j’attends qu’elle visite suffisamment mes toiles et les rende faciles à connaître. La peinture doit être accessible à tous sinon elle n’est qu’une pantomime !

    Les murs sont badigeonnés d’un bleu pâle, pareil à ces ciels lorsque, ici, ils sont balayés par le Mistral, poncés par une lumière basse qui semble envahir les âmes des gens d’ici, les rendre fuyants, eux d’habitude si chaleureux ! Tu sais, j’aime cette couleur, elle est si reposante, un véritable baume lorsque, harassé, je rentre de mes tournées sur les terres chauffées par un soleil ardent. Mon lit est étroit, à une seule place. Mais qui donc accepterait de partager la couche d’un peintre sans le sou, peignant, qui plus est, des scènes si déroutantes pour un esprit tranquille ? Oui, je le confesse, il faudrait qu’une femme consente à partager ma vie, à partager mon œuvre, mais ceci est un rêve de songe-creux.

   Mon lit est étroit, bâti de bois grossier, sans doute l’œuvre d’un ouvrier local. Mais précisément j’aime sa rudesse, son assise paysanne sur les lames disjointes du parquet. Combien ce meuble va-t-il supporter de rêves, de longues méditations sur l’art, sur la vie aussi, elle fuit si vite au-devant de nous ? Souvent tu m’as dit apprécier ce jaune qui va de l’Orpiment au Bouton d’or en passant par le Jaune de Cobalt. Oui cette couleur est belle, éclatante, lumineuse. Ici elle habille les champs de tournesols, les blés en été, les terrasses des cafés illuminées la nuit. Mon cher Théo, il faut être habité de l’intérieur par ce soleil, faute de quoi c’est la mort avant-courrière qui habite nos corps et, déjà, nous ne sommes plus que de noires silhouettes à l’horizon du monde !

   Deux chaises de paille, comme on les fabrique ici, basses, robustes, elles témoignent encore du geste de la main qui les a tressées. Ne penses-tu, comme moi, que la peinture doit porter témoignage des lieux, des gens, de leur dur labeur ? Les mineurs dont autrefois j’ai tracé le portrait, trouvaient là, dans la rudesse de leur existence, leur plus belle justification. Une petite table de bois brun, face au mur, porte le broc et la cuvette pour la toilette. Souvent l’eau y est si fraîche, je la croirais sortie à l’instant d’un puits. Mais je ne saurais me plaindre d’un quelconque inconfort. Je suis d’une nature rude. Et puis un peintre doit être suffisamment amarré au réel pour pouvoir en traduire le vrai caractère qui est toujours brut. La Nature ne vit pas d’artifices, elle nous fait face seulement, à nous de nous y conformer.

   J’allais omettre ce que je consens à nommer ma ‘décoration’ bien que ce terme me paraisse péjoratif, il me fait penser à ces magasins de brocante, il y en a beaucoup ici, qui vendent des vieux outils pour en décorer les murs. Ne crois-tu pas qu’ils seraient logés à meilleure enseigne entre les mains rugueuses des paysans provençaux ? Toutes les modes sont stupides et le conformisme des gens est parfois stupéfiant. Pour ma part je préfère le coutre d’une ancienne charrue au bibelot qui brille de mille feux sur un buffet de cuisine. Les chaudrons anciens ont perdu leur âme, on les récure, on les expose comme des tableaux. Donc j’ai accroché au mur quelques unes de mes toiles, un portrait d’Eugène Boch, un autre de Paul-Eugène Milliet. Ce seront les témoins de mes rêves. Tu vois, Théo, je suis bien entouré. Je me sens bien dans cette chambre. Cela faisait longtemps que je n’avais pas éprouvé un tel sentiment. C’est important une chambre, sais-tu ? C’est elle qui nous a vu naître, c’est elle qui nous verra mourir. Mais Théo, je ne veux nullement assombrir ta journée. Je t’embrasse affectueusement. Vincent.

   PS - Si je pouvais je t’enverrais ma chambre par la poste, ainsi tu la verrais mieux, ainsi tu pourrais te rendre compte de ce lieu de vie qui est aussi, enfin je l’espère, lieu de l’Art !

 

   Voici, je reprends la main après l’avoir laissée à ce Vincent imaginaire, à son frère Théo évanoui dans les lointaines contrées de ce qui fut jadis. Si j’ai fait de ce tableau le lieu géométrique de l’œuvre du Hollandais, si ma conscience a été attirée en ce point particulier, il doit bien y avoir quelque raison à ceci. Et je crois en deviner les affleurements dans les méandres de ma propre sensibilité. J’ai toujours été très réceptif au motif de la chambre sans doute en raison de son symbolisme qui rayonne tout autour d’elle, un genre de magnétisme qui vient jusqu’à aujourd’hui tresser les linéaments de son être irremplaçable. Et, bien sûr, ce ressenti me particularise, mais il contient en lui tout un réseau de connotations universelles. Car la chambre se donne en tant que valeur archétypique. Autrement dit en tant que posture existentielle débordant le cadre du Sujet pour gagner la totalité d’une communauté humaine. Dire que la chambre est abri, lieu de confidence, centre des débats amoureux, tremplin des rêves aussi bien nocturnes que diurnes, ceci sonne à la manière d’un truisme. Qui n’en a éprouvé en soi la dimension de ressourcement, l’amplitude passionnelle, le recueil du secret ? Tous nous sommes redevables à cette mystérieuse pièce de nos plus belles émotions, de nos plus grandes tristesses, de nos plus nobles inspirations.

   J’ai toujours préféré ce qu’il est convenu de nommer ‘roman de chambre’ aux grandes fresques où se croisent des protagonistes multiples, en des lieux également multiples, si bien que n’en résulte, pour moi au moins, qu’un éparpillement mental qui fait se dissoudre les qualités littéraires de l’œuvre. Ici, je dois faire référence à l’un des livres princeps de la littérature-philosophie du XX° siècle, à savoir ‘La Nausée’ de Jean-Paul Sartre. Son roman-essai, je le qualifierais volontiers de ‘roman de chambre’, là où le mot ‘chambre’ prend valeur foncièrement existentielle. Roman de l’enfermement en quelque sorte, roman où se dévoile l’absurde contingence contre laquelle l’auteur de ‘L’Être et le Néant’ élèvera l’oriflamme de la liberté choisie par l’homme pour échapper à son destin. Le héros de l’écriture, Roquentin, fait ses découvertes de l’absurde de la vie, la plupart du temps dans des espaces clos (ils font penser à la pièce de Sartre ‘Huis-clos’), sa chambre, le café, le musée, la bibliothèque et si le Jardin de Bouville, au centre duquel se révèle à lui l’abîme ontologique qui cerne tout parcours humain, ce Jardin, il faut le considérer, symboliquement, comme un lieu fermé, celui où ne se donne que l’ombre du nihilisme. Le thème de la chambre est riche de nombreuses occurrences sur le plan des œuvres, qu’elles soient littéraires ou picturales. Ce que je crois, de manière à établir un lien entre la chambre de Roquentin et celle de Van Gogh, c’est que leurs chambres respectives ont  dû recueillir leurs témoignages, tantôt joie, tantôt tristesse, confidences toujours, lieu unique où peuvent aussi bien s’épancher ‘les intermittences du cœur’ pour employer la belle formule proustienne, que les lumières de la félicité. Nul doute que le caractère tourmenté de Vincent l’ait plus souvent poussé à l’abattement qu’à l’expression d’un bonheur ouvert. L’exaltation du génie se paie souvent à l’aune du sacrifice de sa propre vie. Sans la passion totale, exigeante, l’ouvre du Hollandais n’aurait jamais pu voir le jour. Ses toiles en portent le profond témoignage. La chambre vangoghienne nous convoque à de plus essentielles profondeurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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