Esthétique du dénuement.
Photographie : Yaman Ibrahim.
"La beauté des peuples pauvres est invincible. On ne la perçoit pas tout de suite parce que
ce que voient les yeux est souvent troublé par les idées, les images reçues."
JMG. Le Clézio - L'inconnu sur la terre.
Tout d'abord, afin que la lecture soit conforme à son objet, il est nécessaire de lever une ambiguïté. Si les peuples pauvres sont beaux, comme le fait très justement remarquer Le Clézio, c'est, bien évidemment, à leur insu. Ces peuples n'ont pas choisi le dénuement comme manière d'exister afin que, de ce choix, puisse résulter la beauté. C'est bien plutôt l'indigence qui s'est emparée d'eux, mettant en pleine lumière cette modestie, cette simplicité dont ne peut résulter que la vérité à condition, cependant, que les choses soient regardées avec adéquation.
Se portant au-devant de notre regard, notre conscience n'a d'autre choix que celui de la lucidité, c'est-à-dire d'une juste compréhension du monde. Et ce monde se résume alors à quelques perspectives aussi simples que le tranchant de la lame. Le lexique en est étroit, se limitant à quelques mots : faim, solitude, maladie, précarité, analphabétisme, et quelques autres attributs du même ordre. Ces mots ne sont pas des coquilles vides que l'on pourrait observer et, ensuite, vaquer à ses occupations mondaines, sans plus. Ces mots ne sont pas seulement des concepts, des idées, des choses à contempler selon la fantaisie d'une quelconque théorie. Ces mots sont des réalités, des dards, des poinçons, des emporte-pièces, des vrilles qui ne cessent de tarauder l'âme dès l'instant où ils y ont été déversés. C'est notre responsabilité d'Hommes, de Femmes que d'en éprouver la cruelle densité. Ces mots sont des boulets qui s'attachent aux chevilles et, dès lors, nous chancelons, notre marche s'habille des traits de la claudication.
Souffrance du corps d'abord. Cette souffrance des peuples délaissés, nous la sentons en nous faire ses trajets mortifères, nous sentons ses crocs plantés à même notre chair, nous la percevons ronger nos os, sucer notre moelle. De l'esprit ensuite. C'est comme une immense toile d'araignée qui recouvrirait nos neurones, les ligoterait, contraindrait nos idées à s'attacher à ces vies non seulement humbles, mais inapparentes, mais inexistantes si nous osions quelque oxymore éclairant. Parfois faut-il se laisser aller aux contrastes, aux violentes dialectiques, opposer opulence et paupérisme; modestie et arrogance; considération et mépris.
Si ces confrontations sont abyssales, elles n'en mobilisent pas, pour autant, des actes immédiats dont nous nous saisirions afin qu' un apaisement de la douleur, un soulagement de la misère puissent se faire jour chez ces peuples oubliés. Penser à eux, les prendre en considération, ne pas les laisser dans quelque oubliette de l'histoire, c'est déjà les réhabiliter, leur donner la dimension humaine auquel un regard " troublé par les idées, les images reçues" les a soustraits, plus par négligence, du reste, qu'en raison d'une intention mauvaise. Comme toujours, il nous faut apprendre à regarder, avec les yeux du cœur, de l'intelligence, de l'âme. Notre humanité est à ce prix, la leur également.
Mais nous parlions d'esthétique donc, étymologiquement, "qui a la faculté de sentir, sensible", donc une inclination à l'émotion, au sentiment, à la perception de ce qui se joue dans notre relation au monde, aux choses, aux Existants avec lesquels nous entretenons un commerce. Ouverture à l'altérité. Il faut se poser la question de savoir en quoi, cette photographie, nous guide vers une telle considération esthétique. Une précision s'impose. L'esthétique n'a pas pour objet privilégié, premier et incontournable, de s'adonner à la contemplation du beau tel qu'il peut apparaître "naturellement" dans le paysage, dans les arts, peinture, sculpture, mais aussi, et peut-être originairement à la dimension de l'épiphanie humaine, en tant qu'esthétique existentielle. Si l'on n'a pas intégré cette dimension anthropologique, alors seulement une esquisse apparaît, laissant dans l'ombre nombre de significations fondamentales. Bien évidemment, évoquant cette perspective à laquelle pourrait s'appliquer le prédicat de "esthétique de l'épiphanie", nous ne pouvons manquer de mettre en perspective la conception lévinassienne du rapport à l'Autre. Ce rapport qui ne peut être que désintéressé, authentique, direct, absent de tout calcul :
" Dans le geste altruiste, quelque chose de ma liberté, de ma puissance, trouve à s’exercer ".
Emmanuel Lévinas.
Et il ne saurait y avoir de liberté sans éthique, ce que le Sociologue Philippe Corcuff et la philosophe Natalie Depraz ont cerné dans une belle formule elliptique :
"L'interpellation éthique dans le face-à-face." (ou "régime de compassion).
Enfin, pour rejoindre notre propos d'une attention continue que nous nous devons de porter à tous "les damnés de la terre", afin que leur sollicitation muette ne reste pas lettre morte, ces intelligentes considérations de Lévinas dans "Totalité et infini" (Essai sur l'extériorité) :
"Un être, depuis sa misère et sa nudité, s'exprime et en appelle à moi. Dans la droiture du face à face, sans l'intermédiaire d'aucune image plastique, il invoque l'interlocuteur et s'expose à sa réponse et à sa question. Ce n'est ni une représentation vraie, ni un acte, mais je ne peux pas rester sourd à son appel. En suscitant ma bonté, il promeut ma liberté."
Ainsi convient-il de prendre conscience que la liberté humaine ne saurait être un acte isolé, une pure décision d'une singularité circonscrite à quelque monade abstraite. Nous adressant à cette Fillette à peine sortie du giron de ses préoccupations enfantines, nous pourrions dire :
"Ta liberté est la mienne. C'est par ta liberté que j'existe. C'est par la mienne que tu existes. Accordons nos regards sur une communauté de vue de manière à ce que toute différence de l'ordre de l'humain soit abolie. Nos destins réciproques exigent un cheminement de concert. Jamais nous ne pourrions être l'un et l'autre mais l'un pour l'autre."
Et, maintenant, si nous voulions nous accorder sur une rapide interprétation symbolique de l'image, voici ce que nous pourrions avancer :
Prenant essor à partir du sol de poussière, cette Fillette ne peut se disposer qu'à prendre un indispensable élan vers une transcendance, seule capable de la situer, d'emblée, dans les possibles fondements d'une liberté.
L'ombre qu'elle projette au-devant d'elle est son projet, encore situé dans les limbes.
Derrière elle la lumière venue de l'orient, lumière originaire, brille en tant que porteuse d'espoir et d'avenir. Apercevant cette clarté à l'aune de sa propre projection sur la terre battue, la Fillette se limite, pour l'instant, au seul domaine des apparences. Ici le rapport à l'allégorie platonicienne de la caverne est limpide. Ce n'est que lorsqu'elle se retournera qu'elle percevra la source de l'illumination et, par affinité, son corollaire : la vérité. Alors pourra s'initier une marche vers un but doué de sens.
La vie, simple et presque quasiment végétative, circonscrite à la satisfaction partielle et déficitaire des besoins vitaux se sera métamorphosée en existence. A savoir une émergence enfin accomplie qui la détachera d'un néant comme seul fondement.
Parvenus au terme de notre réflexion, nous nous rendons compte que nous n'avons nullement parlé de la beauté évidente de cette jeune Malaisienne - à moins qu'il ne s'agisse d'une autre appartenance ? -, que nous n'avons pas décrit son apparence physique pas plus que des détails de sa vêture. Peut-être avons-nous pensé que nous avions failli à notre tâche de faire émerger une esthétique et pourtant nous étions au cœur de ce qu'elle avait à nous dire et à nous révéler : notre simple devoir d'humanité.