Souvent, pour avancer, on lançait ses bras vers l'avant, on faisait basculer sa croupe vers l'arrière, on plongeait la tête dans le grand maelstrom humain, on faisait une sorte de brasse coulée, on se frayait un passage parmi le tunnel des anatomies, on glissait, long reptile aux écailles luisantes dans la masse compacte de la chair, tantôt parmi les lourdeurs des poitrines pléthoriques, près des fesses mafflues et rebondies - on mangeait beaucoup en ces temps de disette généralisée -, on sentait, tout contre sa forteresse de peau les crins intimes des autres Existants, leurs odeurs grasses et suintantes, on percevait leurs mouvements, un seul gros animal, un genre d'éléphant de mer balloté au rythme de sa graisse séculaire. Les bruits, on les percevait comme venus de très loin, filtrés par des épaisseurs d'ouate et ils s'abîmaient dans le flux d'algues humaines avec un son identique à celui d'un clapotis. Partout, la marée se répandait, gagnait les places, les jardins, les agoras, infiltrait les temples, les hauts espaces des atriums, les cabines d'ascenseurs. Les tours vitrées aux façades anonymes se remplissaient et, parfois, l'on voyait la lente chenille anthropologique faire ses ondoiements et ses remous le long des parois brillant comme l'acier.
On avançait et c'était cela le principal. La plupart du temps ce n'étaient que de longues processions hémiplégiques, sauts de carpe et glissades de saumons remontant le gravier rugueux des avenues. La foule, dans le goulet des portes conduisant aux sanctuaires des biens thésaurisés, s'étrécissait soudainement, gros ver annelé faisant passer, les uns après les autres, ses anneaux laborieux animés d'un coruscant désir. Dans le ventre sulfureux des boutiques, dans les boyaux étroits des galeries marchandes, on regardait de ses yeux écarquillés, de ses yeux injectés de sang, de ses sclérotiques prêtes à se rompre, les rejetons du négoce mondial, les icônes technologiques, les miroirs aux alouettes de la modernité. Partout, sur la terre, de longues processions parcouraient les allées du monde, partout s'étalait le flux des envies, partout régnait l'immense paranoïa qui semblait ne plus avoir de fin. Mais les hommes hagards, les pantins commis à dévorer l'entièreté des choses disponibles, tellement rivés à l'étroitesse de leur cheminement, n'apercevaient même pas les sombres nuages que leur inconséquence faisait naître aux quatre coins de l'horizon. Ils venaient tout simplement d'entrer dans la grande ère de la glaciation mentale, manière de dérive du continent humain en direction de son inévitable naufrage. Tout ceci ressemblait aux glaciations préhistoriques, par exemple à la période du günz au cours de laquelle la vie sur terre ne deviendrait qu'une faible hypothèse. On inclinait vers l'animal, le végétatif, le repli germinal, la simple faille tellurique. On était lézarde, on était incompréhension. Le soleil, fatigué par l'incurie des hommes, s'était retiré dans son empyrée; les étoiles ne scintillaient plus qu'avec parcimonie, la lune perdait progressivement son croissant doré.