Donc, cher Passager du texte, dont les yeux incrédules parcourent de leurs faisceaux ourlés de curiosité malsaine et de hargne contenue les travées des sièges de bois, dispose-toi, assis dans l'Omnibus, à assister au spectacle le plus étonnant qu'il te fût jamais donné de voir. Voici un bref résumé de la scène. Installé tout au fond de l'Omnibus cahotant, tu as tout le loisir, comme d'une loge au théâtre, d'embrasser un vaste horizon, de voir la scène et les coulisses, les poulies et les cintres faisant leur petite mélodie d'existence. Tout au bout, à l'opposé de ta position, Youri dont l'étique silhouette se découpe sur l'ouverture donnant accès à l'éminence sur laquelle se tient le Cocher. Tu aperçois même le Rhinolophe agitant ses ailes dans l'air poisseux, car la nuit ne saurait tarder à venir, plongeant toutes choses dans une souveraine ambiguïté. Ce ne sont, devant toi, que des Spectres qui s'animent dont tu ne perçois les contours qu'avec parcimonie. Les rues que tu parcours avec tes Covoiturés ne te livrent que de faibles nervures qu'éclairent avaricieusement quelques misérables becs de gaz. Aux arrêts habituels que tu connais par cœur, - Rue Guynemer; Observatoire; Port-Royal; Pascal; Gobelins -, le Coche ne s'arrête pas, comme s'il était soudain pressé de rentrer au bercail et de livrer la masse informe qui, depuis longtemps déjà, incommode ses flancs. Le ventre de l'Omnibus est parcouru de bruits divers, grognements, hululements, vagissements, que tu ne connais nullement pour être les modes d'expression des Usagers de la Ligne 27.
Soudain, la station Banquier à peine franchie, voici qu'autour de toi les choses s'animent, comme si l'on avait frappé le brigadier sur les planches de la scène. Mais, oui, c'est bien Nevidimyj en personne qui s'agite au premier plan dans une manière de harangue décousue, voulant, sans doute, prendre la foule des miséreux et hagards Déambulants à témoin :
"Ô Hippocampe à la queue ombilicale, laquelle te sert de fouet pour faire avancer notre sinistre équipée, Hippocampe au dos cambré hérissé d'épines, au museau tubulaire, aux yeux profonds et pointilleux, crois-tu donc que sous tes oripeaux marins je n'aie point reconnu le Cocher, celui par lequel nos destinées sont gouvernées, le Guide qui nous conduit, par rues et traverses vers un probable Achéron ? Mais que ne précipites-tu donc les sombres idiots qui vivent dans ta carlingue étroite, tout droit dans la demeure d'Hadès, aux Enfers, là où est la seule place qui leur convînt ? Du reste, ils ne s'apercevront même pas, céciteux qu'ils sont, avoir changé de condition ! Mais, ô combien je te comprends, merveilleux Hippocampe, profitons donc ensemble de cette charretée de gueux, il sera toujours temps de nous en débarrasser. Amusons-nous d'abord de leur égarement !
Et toi, Rhinolophe, qui es le miroir du très précieux Pégase, toi le cheval ailé divin, rassure-moi donc. Après que nous n'aurons plus le boulet de ces tristes épiphanies, conduis-nous, en compagnie du Cocher, aux merveilleux rivages de l'eau claire où s'abreuve la source, ouvre-nous grandes les portes derrière lesquelles s'abrite le mythe solaire, sers-toi de tes pouvoirs chamaniques infinis afin que la sublime Alchimie, l'étonnante Imagination parlent à nos intuitions le langage de l'Esprit, celui du Secret, de l'ineffable Esotérique et alors nous surgirons dans l'Olympe, vibrantes énergies spirituelles au domaine illimité !
Buvons, tant qu'il en est encore temps, la douce ambroisie des dieux; laissons errer nos yeux sur le crépuscule empli de goules et de démons, l'Omnibus, ce genre d'empyrée où brillent les cinglantes étoiles nous en protège, le Diable en soit loué; cherchons dans l'enceinte de nos corps étroits la noire idole qui nous distraira de nos bien prosaïques occupations mondaines. Ici, sur la Terre, beaucoup ne vivent qu'à se projeter dans un ailleurs bien illusoire, genre de lieu utopique où tout converge, aussi bien le bonheur, que les inventions sublimes et les amours extra-platoniques métamorphosant les amants en de pures révélations étonnées d'elles-mêmes.
Mais, voyons, savant Rhinolophe, distingué Hippocampe au savoir proprement abyssal, vous que votre regard porte bien au-delà des monts cernant l'horizon humain, souvent affirmez-vous que la vie, la vraie, celle qu'il est possible d'assumer est bien celle de notre avenir immédiat, de notre temps le plus perceptible, de notre espace le mieux maîtrisé, ici même, par exemple, parmi les déambulations rassurantes du vieil Omnibus. Rien ne saurait advenir hors de la Ligne 27, de ses stations rassurantes comme l'ambre, de ses Occupants, lesquels constituent une communauté soudée, une manière de Confrérie où chacun, non seulement a ses devoirs, mais ses droits, mais aussi son imprescriptible privilège d'accéder au bonheur inscrit dans le moindre chaos de la chaussée, son pur accès à la jouissance paradisiaque. C'est sans doute une telle raison qui nous pousse, nous les anonymes Passagers clandestins, à chaque instant de notre vie à nous précipiter dans ce havre de paix, cette divine conque où s'apaisent les souffrances, où naît la sérénité, où se déploie la félicité selon des harmoniques que notre humble savoir serait bien indigent à illustrer, à rendre palpables. Sans doute suffit-il d'en être atteint, d'en entretenir le fastueux projet pour que notre conscience en soit durablement, profondément éclairée. "
Succédant immédiatement au soliloque de Nevidimyj, une voix s'éleva dans le silence soudain, écartant les ombres, dessinant parmi la noirceur un sillage d'écume blanche. La parole semblait être celle d'un prédicateur, peut-être d'un moralisateur ou bien d'un juge, sinon les trois à la fois. Des intonations pareilles au tranchant de la vérité s'y allumaient ici et là :
"Mensonges que tout cela, tromperie exorbitante, duperie qui enfonce ceux qui vous sont confiés, les Illuminés, à emprunter quotidiennement votre mortel carrosse. Certes, tes Passagers, habile Rhinolophe; certes tes Convoyés, malin Hippocampe habitent ton antre claudicant parmi les inégalités du pavé, pensant se sauver, comme s'ils accomplissaient un mystérieux pèlerinage. Mais c'est bien du contraire dont il s'agit. C'est seulement la route pour les Enfers qui déploie devant leurs yeux cernés de myopie ses lacets et ses circonvolutions mortelles. Bien sûr, il y a fort à parier que toute la sombre engeance que tu serres aimablement entre tes roues cerclées de fer, ô Sublime Omnibus, ne mérite guère mieux qu'un châtiment final, une chute définitive dans l'oubli. Leur vie durant, tes Embarqués ne se sont comportés que comme des avaricieux, des jaloux, des orgueilleux, des égoïstes et l'on pourrait même inventer d'autres péchés capitaux afin que le tableau soit complet. Mais, passons. Cependant, il n'aura pas échappé à votre lucidité de Guides, Toi Rhinolophe, Toi Hippocampe, qu'un Individu, un seul, méritait d'échapper à votre vindicte, et cet Individu est celui-là même que Lombano, puis le Chiffonnier, deux hommes au grand cœur, ont souhaité sauver mais ont dû renoncer, la foule maudite les ayant condamnés par avance. L'homme dont je parle, vous l'aurez reconnu sous les traits de ce Voyageur tellement anonyme, tellement engoncé dans les mailles de son misérable sort, celui qui se dissimule au regard des autres, qui respecte un silence absolu mais n'en est pas moins un habitué, un assidu de la Ligne 27. Oui, Youri Nevidimyj, par un simple défaut de sa naissance a été condamné par les hommes à expier une faute dont il ne pouvait endosser l'origine, passant sa vie à longer les trottoirs, les caniveaux, à errer sur toutes les sentes d'infortune imaginables. Hippocampe, il était devenu ton double, fondu qu'il était en toi, assis dans ton ombre protectrice, c'est du moins ce qu'il attendait d'un Guide. Comment as-tu pu l'ignorer si longtemps ? Il est encore temps de vous racheter par une bonne action, Toi et le Rhinolophe. Que ne le faites-vous descendre au prochain arrêt afin qu'il échappe à la meute de ses Poursuivants ?"