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26 octobre 2013 6 26 /10 /octobre /2013 08:59

 

  Ainsi avait parlé le Passager assis à l'arrière de l'Omnibus - Vous-même, si vous l'aviez oublié -, rare parmi les rares à faire preuve d'un brin d'humanité parmi cette meute de loups hurlants et bavant leur salive amère. Mais, ce faisant, vous avez élevé le gibet au bout duquel, bientôt, vous ne serez plus qu'une noire silhouette contre le ciel obscurci, délivrant les dernières gouttes de votre précieuse semence avant que ne s'informent les mandragores sulfureuses dont, à votre désarroi, vous aurez assumé la bien involontaire paternité. La collectivité des Imbéciles ne goûte guère qu'on dresse devant son inconséquence plurielle le miroir d'une vérité. Vous voilà donc maintenant dans de sinistres contrées, balancé au bout de la corde de chanvre par l'haleine putride du vent mauvais. Mais ne soyez donc pas désespéré, Lombano, le Chiffonnier, ces humanistes faisant étalage de leur foi en l'existant viendront bientôt vous rejoindre et cela fera plutôt joli cette triple pendaison avec la nuit au-dessous et un ciel mauve au-dessus. Cela ressemblera à la Crucifixion d'Andréa del Castagno, sauf qu'au lieu d'un ciel biblique, vous aurez les façades d'immeubles au couchant et à la place de Saintes éplorées, d'anonymes Passants qui penseront qu'un châtiment n'est jamais plus exemplaire que lorsqu'il est mérité.

  Donc, à présent que je n'ai plus de Lecteur, que je viens d'immoler les deux seuls Secourables qui venaient afin d'empêcher que l'irrémédiable ne se produise, il ne me reste plus, bien que ma peine soit grande, qu'à procéder à ta propre extinction, cher Youri Nevidimyj - mais, en réalité, c'est moi-même que j'assassine puisque aussi bien nous sommes semblables, et en cela mon péché sera moins grand, ma conscience plus légère - donc que ma plume trempée dans le fiel vienne enfin  accomplir cet irréparable que tu ne cesses d'appeler de tes vœux depuis le premier déplissement de tes alvéoles et sois certain que nombreux seront ceux qui viendront m'apporter quelque aide dans cette sombre entreprise. Je sens déjà, dans les corridors de l'Omnibus des mouvements délétères. Youri,  suis-je seul à entendre les sinistres feulements ou bien est-ce mon imagination qui vient de lâcher ses brides ? "

  Youri, ne prenant même pas la peine de se retourner, tant le destin qui collait à ses basques était ourlé d'intentions maléfiques, s'adressait à moi avec une manière de voix d'outre-tombe, laquelle, sur son trajet semait comme de blanches gouttes de gelée :

 "Ton imaginaire ne t'abuse point, cher Copiste à l'illisible écriture qui essaie de voler à mon secours. Mais il est passé depuis longtemps l'instant où, d'un simple coup de reins, j'aurais pu inverser le cours de la diabolique machine. Laisse-les donc, ces Pitoyables procéder à leur sombre besogne. C'est eux qu'ils assassinent et, ne le sachant pas, ils méritent notre indulgence. Mais assiste donc à ma métamorphose, regarde le papillon qui se dispose à replier ses ailes, à effacer les cercles colorés qui s'y impriment, à redevenir triste chrysalide couleur de terre, puis simple effritement, puis poussière. Peut-être le début d'un nouveau cycle, l'amorce d'une palingénésie ? Regarde et écoute seulement. Tout cela est instructif bien au-delà de ce que tu as bien pu imaginer ta vie durant !"

 Je viens, tout juste de m'installer sur le dernier banc que tu occupais, Lecteur, avant que tu ne sois symboliquement pendu. Mais je sens, tout contre moi la présence de ton attention soutenue. Sois assuré qu'elle m'apporte le réconfort qui sied aux épisodes tortueux que tout auteur s'apprête toujours à affronter avec une bien légitime inquiétude. La place est presque idéale bien que la lumière commence à chuter, investissant le ventre de l'Omnibus d'ombres rampantes, couleur de cendre et de suie. Ce ne sont que volètements d'opaques membranes, effleurements de rémiges obtuses, trémulations d'antennes vrillées et crépitations hémiplégiques qui s'agitent dans l'obscure cale où nous semblons sombrer vers quelque révélation hautement mortifère, si ce n'est vers notre propre trépas auquel nous assisterions, impuissants, pieds et poings liés, bouche bâillonnée, lèvres jointives pareilles à un sexe ridé et occlus. Entre les montants de bois nervurés, pareils au squelette de quelque cétacé, s'impriment des mouvements si peu visibles qu'on dirait simplement des mirages au-dessus du désert ou bien des feux follets alentour des pierres tombales ou bien, encore, des chutes de filaments ectoplasmiques cascadant depuis la bouche enrubannée d'un médium, genres de matérialisations de mystérieuses transes. Et moi, immergé dans un fin brouillard qui dissimule l'essentiel à mes yeux, lesquels ne perçoivent guère que les profils trompeurs de l'illusion, comment rendre compte de ce qui survient de l'ordre de l'inconcevable, tout ceci si proche d'une vérité que mon âme se met soudainement à vibrer d'effroi, agitée comme les branches du diapason ? Comment témoigner ?

  Mais il semblerait que Nevidimyj, alerté par ma manière d'état second, par je ne sais quel mystère, veuille se porter à mon secours. Sa voix me parvient comme si elle était éloignée dans l'espace, - il me semble entendre le frémissement des bouleaux de la claire taïga -, éloignée dans le temps - il me semble entendre les voix puissantes, exaltées, des Révolutionnaires clouant au pilori tous ceux qui, par idéologie ou bien par les hasards de leur naissance, contrarient leurs projets, et déjà s'élèvent des paroles de haine, déjà se fomentent des projets de meurtres, des entreprises de manipulation des consciences. Ma solitude est grande, cloué que je suis sur mon banc d'infortune, incapable de saisir la moindre plume, le plus infime stylet afin d'inscrire, ne serait-ce que sur les parois de l'Omnibus, ce que pourraient être mes dernières paroles.

 

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