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27 octobre 2013 7 27 /10 /octobre /2013 09:04

 

Youri Nevidimyj pressentant qu'il devait parler avant que je ne renonce à rendre compte de son funeste destin :

   "Ô, Toi Journaleux qui jettes sur le papier tes signes mortuaires, qui déroules tes phrases sépulcrales, essayant de fixer le proprement insaisissable, sans y parvenir toutefois, aiguise donc les yeux de ta pensée avant que je ne disparaisse à ta vue, simple existence mortelle à moins que je ne sois qu'une invention, une pure fantaisie de ton imaginaire. Et, maintenant, assiste à ma métamorphose sans m'interrompre aucunement, sans m'adresser de parole inutile. On n'arrête jamais la mystérieuse marche du destin, surtout celle d'un déjà disparu avant même que d'être né. Je m'adresserai à mes bourreaux, les seuls qui, à partir de cet instant, m'accompagneront jusqu'à ce que mon invisibilité, depuis longtemps prédite, puisse enfin trouver son épilogue. Je ne m'imprimais sur la scène du monde qu'à titre de parenthèse qu'il convient de refermer maintenant. Observe sans ciller. Rien d'autre que ton regard figé ne pourra comprendre l'événement au milieu duquel je m'agite pareillement au microbe dans son bouillon de culture. Aurais-je existé vraiment ? "

   L'adresse en ma direction devait se terminer par ces quelques paroles énigmatiques. Désormais Youri Nevidimyj s'adresserait en exclusivité à ses coreligionnaires, ceux qui, le poursuivant depuis sa naissance, ne l'avaient assigné qu'à apparaître sous la figure de l'insaisissable.

   "Ô vous, les Passagers de l'Omnibus qui croyez pouvoir disposer de moi à votre guise, ne pensez-vous  pas que je sois conscient de vos funestes desseins ? Et quoique la faible clarté qui règne dans le carrosse terminal ressemble à la flamme du cierge au profond des catacombes, vous m'apparaissez avec la netteté qui préside aux vérités les plus immédiatement perceptibles. D'abord aux yeux de l'âme, ensuite aux yeux corporels par lesquels le monde se signale à moi dans toute sa splendeur. Mais aiguisez donc votre vue de myope ! Qu'apercevez-vous donc sur ma tête, sinon les arabesques du corail dont l'Hippocampe a bien voulu me prêter les attributs ? Et mon nez surmonté d'une crête en forme en fer à cheval, ne vous rappelle-t-il vraiment rien que vous ayez déjà aperçu ? Heureusement le Rhinolophe est plus généreux que vous. Et le sommet de mon dos dont les omoplates saillantes s'éclairent des yeux globuleux de la baudroie abyssale, n'en avez-vous jamais vu l'illustration dans vos propres globes oculaires perclus d'envie ? Ainsi équipé, il m'est loisible de vous observer sans même prendre la peine de tourner le rocher de ma tête, sans vriller les cordes de ma nuque sédimentée, gardant cependant mes yeux-de-devant fixés sur le double attelage qui me conduit vers ma lugubre mansarde.

  Et, bien que vous paraissiez maintenant sous des formes animales destinées à me tromper, sachez que vous ne faites que vous remplir d'illusions sur vous-mêmes. Vous n'êtes même pas dignes de vous mesurer au puceron, lequel, du haut de son corps de microscopique grillon vous toise de toute la hauteur de sa taille, de toute la grandeur de son esprit. Invisibles, vous l'êtes à votre propre conscience, alors que vous n'avez vécu qu'à réaliser ma disparition, ourdissant vos menus complots en sourdine.

  Pour moi, la Ligne 27 était une respiration, la scansion de mon temps orphelin, la mise en musique d'une mince ritournelle promise à s'éteindre faute d'un souffle qui pût l'animer longtemps. Pour vous, cette même ligne n'était que celle, méprisable entre toutes, qui vous permettait de dresser les antennes de votre haine à mon encontre. Et que vous offusquiez-vous à ne pas voir mon regard, à ne pas entendre ma voix, à ne pas percevoir mes mouvements ? Est-on si dérangeant lorsqu'on ne suit pas les trottinements coutumiers et les bêlements chevrotants de votre troupe simplement occupée à archiver dans ses laineuses circonvolutions les faits et gestes de ceux qui longent l'existence avec modestie, souhaitant seulement qu'on les ignore suffisamment afin qu'ils puissent se déployer dans l'espace avec la belle constance et la discrétion de la liane du volubilis ?

  Qu'avais-je donc commis comme crime à vos yeux de juges impitoyables ? Certes mon passé inglorieux, ma naissance à mi-chemin entre prestige et déchéance, ma perdition au milieu des remous consécutifs à la Révolution, mon exil, ma réclusion dans une sombre mansarde, confié aux subsides des méticulosités sociales, tout ceci pouvait être regardé, peut-être à juste titre, - jamais on ne peut être son propre procureur -, comme une obstination à vivre, un déroutant cynisme à exister coûte que coûte ? Vos rumeurs internes, vos récriminations à bas bruit, vos mélopées moralisatrices, je les percevais, à chaque arrêt lorsque vous descendiez sur le trottoir de ciment, à chacune de vos montées alors que votre regard coupant comme la faux effleurait ma nuque de son souffle vénéneux. Et ce même souffle bilieux, atrabilaire, chargé des remugles de la vengeance, j'en sens présentement les courants, les ruisselets, les minces filaments qui, déjà, emmaillotent mon corps comme le cocon enserre la chrysalide. Mais votre souffle grandit, devient vent impétueux qui porte vos râles, amplifie les grincements de vos dents, donne essor aux hurlements que vous maintenez à grand peine entre vos flancs de chacals maigres et hargneux. Mais qu'attendez-vous donc pour sauter à ma gorge et planter vos canines étroites dans ma jugulaire afin que, mon sang partout répandu, annonce aux hommes l'heure enfin venue de ma repentance ?

  Voilà que se dessine l'instant rêvé, ardemment souhaité entre tous, de ma fin proche. Ô inestimable Rhinolophe, ralentis un instant le mouvement de tes pattes cireuses, replie les soufflets de tes ailes et toi, Hippocampe zélé, freine donc l'Omnibus de manière à ce que la foule des curieux qui se presse aux carreaux puisse assister aux derniers soubresauts d'un lâche et d'un vaurien. Le Diable, à côté,  est une simple eau bénite entourée de faveurs éternelles ! Je les vois déjà se dilater les pupilles du peuple carnassier, lesquelles ne tarderont guère à m'immoler au fond de leur puits disposés à accueillir les pauvres hères, les nécessiteux et les indignes de mon espèce. Mais, Cocher, qu'attends-tu pour ouvrir les portes à grands battants ? Que la vindicte s'abatte sur moi comme la petite vérole sur les Filles de joie ! Mais je comprendrais que tu souhaites tergiverser, attendre que ma dépouille gît dans une flaque d'hémoglobine écarlate avant que de m'offrir en pâture aux nécessiteux des faits divers qui hantent les ruelles étroites de la ville. Assoiffés de la sorte, ils ne pourraient que mieux s'en repaître !

 

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