L’Autre qui vient à nous.
Source : Art and Photos.
L’Autre est là qui nous regarde en son énigme. L’Autre, nous le voyons, nous en prenons acte comme d’une présence matérielle, d’une effigie témoignant de sa forme, de ses contours, de sa silhouette. Cette vieille femme - sans doute une Indienne -, nous la voyons dans sa posture accroupie, cette singulière attitude de la plupart des Orientaux. Elle est pareille à une statue qui se serait échappée d’un temple afin de venir considérer le monde autrement qu’à l’aune de son icône, à l’ombre du sacré dont elle paraît émaner. Donc pareille à une des déclinaisons de l’art dont nous nous saisissons immédiatement dans un genre de hâte, comme si les significations dont elle réalise son épiphanie pouvaient, soudain, nous échapper. Alors nous tentons une rapide herméneutique, un effleurement du sens, tel qu’il parvient à notre conscience avec la fulgurance de l’intuition. Et, comment amorcer mieux toute compréhension qu’à se livrer aux lignes spontanées de la description ? Car décrire est déjà un acte par lequel nous appréhendons le monde selon les perspectives visibles qu’il met à notre portée.
Il y a comme une harmonie des linges drapant le corps avec le corps lui-même. Les plis de l’étoffe jouent en mode alterné avec les sillons du visage. La même douce insistance à dire l’empreinte des jours, la succession des événements, les expériences inscrites dans la touffeur de la chair. Linges floraux et rythmés entourant les genoux dans une attitude de retrait, de recueillement. Car cette effigie dont on penserait qu’elle vient d’être modelée par les mains habiles du Potier est essentiellement la représentation d’une évidente sérénité. Tout en atteste, depuis la généreuse donation du visage, jusqu’aux lianes brunes des mains qui semblent commises à entourer quelque secret. Le visage, lui, - cette représentation de ce qu’il y a de plus haut en l’homme -, rayonne d’une lumière qui l’effleure à peine, s’illumine d’un reflet nous invitant à penser au-delà d’un simple masque qui aurait taillé dans la glaise le relief de son aventure existentielle.
Il y a toujours plus dans l’apparence que l’apparence elle-même. Ceci nous est dit dans chacune de nos perceptions mais nous avons hâte de vivre, c’est-à-dire que nous nous empressons d’oublier. Trop long serait l’inventaire, trop vive la douleur d’exhumer ce qui ne vit qu’à titre de fossile et que les sédiments de la vie ont recouvert de leur gangue d’ennui. Car il y a toujours danger à connaître et, à ce risque, nous préférons celui de marcher en ne faisant que des pointes. Poser notre pied à plat et progresser à libérer le sol de ses vérités celées et déjà nous défaillons et déjà nous accélérons le rythme. Le funambule ne glisse sur son fil qu’à la mesure de sa vitesse. Ralentirait-il que déjà le vertige s’emparerait de lui, le conduisant à sa prochaine finitude.
Mais le sourire, à peine esquissé, est là qui nous attend, dans une posture de généreux accueil, comme s’il avait compris d’emblée nos hésitations, notre confondant pas de deux. Nous sentons bien que l’effraction en direction de l’Autre est ce mince fil sur lequel, nous aussi, nous glissons, ne sachant jamais de quoi notre prochain pas sera la révélation. Nous disions l’Autre en son énigme et voici que celle-ci se dresse devant nous avec sa bienveillante étrangeté, sa disponibilité empreinte de réserve, d’hésitation, peut-être de doute, cette nécessité dont nous devons nous emparer avant que de chercher à savoir. Et pourtant, la falaise du front est accueil, la tempérance du regard, accueil ; accueil également la lumière assourdie des pommettes ; accueil l’arc ouvert des lèvres, l’éminence souple du menton. Et cette perle au creux de la narine, ces rangs de bracelets apparaissent comme signes extérieurs de ce qui aurait à se dire mais demeure dans le silence.
C’est ainsi, il nous faut nous résoudre à seulement glisser le long de ce qui n’est pas nous, à nous interroger longuement, à faire de nos trajets de constants égarements sur les sentiers du monde. Nous connaître nous-mêmes et déjà nous renonçons et déjà nous sommes comme cette vieille Indienne l’est pour nous, hors de portée de notre propre regard, en dehors des significations qui auraient pu nous éclairer. Tout, chez l’Autre, tout en nous fait sa rumeur existentielle sans que nous puissions en bien saisir le rythme, en interpréter l’harmonie. Longue dérive parmi la débâcle des glaces, lente flottaison juste une coudée au-dessus des bleus icebergs qui reposent sur leur immense socle d’oubli. Jamais nous n’apercevrons nos fondements, pas plus que nous ne parviendrons à entrer dans le périmètre secret de l’Autre. Tout ceci est, bien évidemment, coalescent à notre condition humaine, et c’est bien parce que le mystère demeure entier que nous poursuivons notre progression sur le sentier sinueux de la vie. Peut-être, un jour, les prémices seront-elles réunies où nous apercevrons des territoires jusqu’alors inexplorés : les murmures de l’eau qui nous habitent depuis notre apparition sous la voûte aquatique qui fut notre premier univers étoilé ; la terre dont nous sommes tressés puisque notre destinée apparaît, métaphoriquement, à la façon de l’arbre déployant ses ramures à partir de ses racines terrestres; de l’air qui nous parcourt intérieurement et anime nos lèvres du somptueux langage ;du feu de notre esprit livré aux éruptions mentales en direction de la connaissance. Notre quadrature existentielle se déplie toujours selon la course des éléments dont, bien souvent, nous n’apercevons pas les subtils symboles. L’eau, la terre, l’air, le feu, bien souvent ne s’illustrent qu’à titre de simples gouttes que le vent efface, de poussière se confondant avec le chemin, de souffles inapparents agitant les feuilles mortes, de fugaces étincelles dont notre visage est la mise en scène et que la lumière reprend dans son sein, à défaut de pouvoir la remettre dans nos mains ouvertes sur la trame des choses alors que le temps, dans l’éther, fait sa symphonie jamais achevée, jamais perceptible. Nous sommes cette temporalité à elle-même aveugle de sa course parmi les étoiles. C’est pour cela que nous sommes hommes. Et le demeurons.