Tassé sur mon petit monticule de bois, cherchant à occuper, dans l'espace, la moindre place qui pût s'imaginer, muet mais non aveugle, je tâchais d'observer l'étrange scène qui se déroulait devant moi, prenant en mon esprit les notes qui s'imposaient afin que, plus tard, je pusse coucher sur du papier les événements singuliers qui envahissaient l'horizon de ma conscience avec l'amplitude des marées lors des équinoxes. Du reste, mettant à profit les rares moments de lucidité qui me visitaient épisodiquement, je me questionnais sur le fait de savoir sous quelle forme je pourrais retranscrire l'inconcevable qui, devant moi, déployait l'immense voilure de ses ailes. Mais je dois avouer, à ma décharge, que j'étais, en ce singulier instant, plutôt préoccupé de percevoir la réalité dans sa verticalité constitutive plutôt que d'échafauder le cadre d'une possible écriture.
En cette heure tardive, l'intérieur de l'Omnibus n'était guère éclairé que par les réverbères de la ville et l'on devinait ses Occupants à leur silhouette plutôt qu'on n'en discernait les formes avec rigueur. C'était comme une masse informe, compacte, cernée de lueurs non clairement définissables, comme si l'on avait eu affaire à quelque enchevêtrements de racines ou de tubercules s'élevant difficilement au-dessus d'un sol marécageux, tourbière ou rive d'une mangrove. Mais, pour autant, la vie animant ces étranges Spectres n'était pas seulement végétative, comme s'il se fût agi d'un métabolisme immémorial oublieux de lui-même. Des linéaments d'existence se faisaient jour, de-ci, de-là, genre d'ondes concentriques diffusant leur courant selon de lentes et longues vibrations. On se doutait, observant ce spectacle inhabituel, que quelque chose se tramait en sous-sol, identiquement aux convulsions internes de la lave avant que le bouchon du cratère soudain libéré ne dégageât une énergie trop longtemps contenue. L'attente de cette manifestation, au cours de laquelle devaient s'élever du sol torturé de l'Omnibus, roches en fusion, bombes, fumeroles et corpuscules ignés déchirant l'air de leur impérieuse nécessité, devait bientôt se clore, la nuit du Coche s'illuminant de mille convulsions, de centaines de mouvements désordonnés identiques aux sabbats des sorcières.
Les premiers à ouvrir le bal furent ceux des Convoyés qui occupaient les places les plus éloignées des banquettes disposées à l'avant du carrosse mortuaire. Et, malgré la hâte visible des Imprécateurs à accomplir leur peu ragoutante besogne, régnait une certaine discipline, un rang se constituant au sein duquel chacun prenait sa place, les Officiants ayant, selon toute vraisemblance, des fonctions différentes à accomplir. Youri Nevidimyj, sentant sa fin proche, souhaitant d'ailleurs hâter cette dernière, informé qu'il était par une intuition chauffée à blanc, en même temps qu'il était averti par son regard dorsal, -dont il convient de se souvenir qu'il était constitué de deux yeux globuleux de baudroie abyssale -, informé donc que le cours des événements s'amplifiait, pareillement au galop pressé du Rhinolophe, aux coups de fouet réitérés de l'Hippocampe sur la croupe d'icelui, le Voyageur-mansardeux se mit à pousser une manière de long feulement vindicatif qui glaça le sang des infortunés Passants arpentant les pavés, pensant sous la poussée du cri que leur vie s'ouvrait à trépas.
"Informes Tubercules, mielleuses Racines, Rhizomes nécessiteux, armez donc vos excroissances molles, aiguisez-les, faites-en des pieux que vous enfoncerez entre mes clavicules délétères. Ligotez-moi, faites de ma peau des étendards, sucez la moelle de mes os jusqu'à ce que mon invisibilité soit parfaite. Comme si le Néant qui m'a atteint depuis ma douloureuse naissance ne suffisait pas, comme si ma vie étriquée, ma vie de funambule progressant sur le fil tendu entre les deux falaises du Rien n'avait déjà procédé à mon extinction. Mais votre haine serait-elle donc sans limite ? Mais votre cœur ne serait-il qu'une bombe volcanique faisant exploser sa densité mortifère contre tous les gueux de la Terre, les déshérités ? N'avez-vous jamais perçu combien votre entreprise était vaine ? Certes, mon épiderme mangé par les engelures, ma peau diaphane à force de privations, la faiblesse de mes articulations, la friabilité de mes os, vous en viendrez à bout, vous les réduirez à l'état de cendre, de poussière, peut-être même n'en restera-t-il rien. Mais ce que vous ne pourrez néantiser, votre volonté fût-elle immense, c'est l'image que j'ai instillée dans les linges étroits et nécessiteux de votre matière grise, dans les filets de vos neurones, les arcanes de votre conscience. Votre mémoire sera votre constante geôle. On ne détruit pas le moujik en le dissimulant derrière la silhouette aristocratique du boyard, toujours il reparaît alors qu'on voudrait le verser dans les basses fosses de l'Histoire.
Hurlez donc Loups aux inconséquentes babines, faux Révolutionnaires qui n'avez jamais pris les armes que pour piller les riches, les aristocrates et, enfin, prendre cette place que vous convoitiez depuis le lieu de votre concupiscence naturelle, ce "foyer du péché" que vous avez allumé en vous, incapables que vous étiez de vous assumer en tant que simple Existant parmi la multitude. Votre victoire sera éphémère qui ne tardera guère à retourner contre vous les crocs envieux que vous ne pouvez dissimuler au regard de vos futures victimes. De moi, Youri Nevidimyj, vous n'avez jamais vu que les vêtures de l'aristocratie, ma toque de fourrure, les brocarts et les velours vénitiens, les bottes de cuir aux larges revers, les gants en agneau glacé. En réalité, ils n'étaient que des colifichets destinés à entretenir une illusion, celle de vivre par procuration une existence trop vite gommée, laquelle ne dissimulait que mes origines modestes de moujik. Votre insatiable cupidité s'est laissée aveugler par le carrousel des apparences ou de ce qu'il en restait. Quant à moi, privé d'identité, qu'avais-je à offrir aux autres que cette figure d'errance à le recherche d'une bien hypothétique origine ? Mais à observer vos dents acides et sulfureuses qui brillent dans l'ombre pareillement aux lames des sabres, je sais ne pas vous avoir convaincus. Et, du reste, comment le pourrais-je alors que je ne suis déjà guère plus consistant qu'un spectre et que ma parole, venue de l'au-delà ne vous parvient qu'avec la teinte de l'irréalité, sinon du mensonge.
Ô, Racines, Rhizomes putrides, vous attendez seulement que je vous calomnie afin que votre hargne, un instant retombée, - vous écoutiez le récit de ma fable avec quelque humilité -, puisse enfin trouver la catapulte qui projettera en ma direction les boulets ignés destinés à biffer mon nom de la carte de votre monde étroit. Mais qui donc ouvrira le bal de ma dernière danse, de mon ultime pirouette ? Toi, Irma-la-Secrétaire, qui te dissimules derrière les contorsions multiplement océaniques du Poulpe géant, libère donc tes tentacules, étreins-moi, colle contre mon corps émacié la densité de tes ventouses visqueuses afin, qu'une fois dans ma vie, je puisse connaître l'ivresse d'être embrassé. Oui, c'est cela, ton étreinte est si douce alors que tu ne la voudrais que cruelle. Un de tes tentacules s'est introduit dans la forge de ma bouche, vrillant la braise de ma langue de bien langoureuse façon. Jamais je n'aurais cru le baiser de la Mort aussi doux, aussi pleinement charnel, voluptueux. Et je ne saurais décrire avec de simples mots, avec un vocabulaire habituel, ce qui m'envahit actuellement - je ne parle point de tes flexibles extensions pareilles à des lianes -, mais simplement de la félicité de l'enfant que je crois être soudain redevenu, chaudement lové dans les bras de sa première Amante, cette Mère dont je n'ai même pas une image, pas même le souvenir du moindre effleurement. Non, ne te retire pas encore, tiens-moi dans le corset de tes bras multiples, invagine-toi dans le moindre de mes recoins, introduis-toi dans mes orifices disponibles, je connaîtrais ainsi l'ivresse d'être possédé. Mais je vois que, déjà, tu te retires sur tes glaireuses éminences, souhaitant regagner l'antre que tu occupes parmi les tiens, dans un vibrant enlacement. Sans doute t'ai-je déçu, ô Poulpe au grand cœur, j'ai si peu l'expérience de l'autre, replié que je suis sur le microbe de mon existence anémique.
Mais, dans la file des Exterminateurs, qui donc est cet étrange Crapaud aux atours granuleux, aux ocelles bruns comme le limon, au goitre violemment gonflé ? Parle donc Vieux Crapaud, afin que, parmi les exhalaisons de ta voix croupissante, je puisse déceler celui ou celle qui, juste l'espace de son crime, habite ton informe flaque épidermique. Sais-tu que tes sombres et savantes paroles résonnent en moi à la façon de subtils attouchements ? Je pensais tes émissions vocales urticantes, tes éructations abrasives, eh bien c'est du contraire dont il s'agit. Ce qui sort de ta bouche, selon bulles irisées et clapotis minuscules, ressemble aux effluves de la douce guimauve, aux exhalaisons du lilas, aux larmoiements des grappes de glycine. Je ne te savais pas si empressée, chère Félicie, toi la Retraitée si discrète, à m'investir aussi goulument, à me dévorer de tes yeux vert-de-grisés ou s'allonge la fente du désir, à parcourir le clavier de mon corps de tes attouchements griffus, lesquels irisent jusqu'aux rayons de ma moelle épinière parcourue des crépitements du plaisir inopiné. Toi qui ne rêvais, potée de géranium sur les genoux, qu'à enfoncer les tessons de terre cuite dans le gras de mes fesses, simple et anonyme Voyageuse de la Ligne 27 à qui l'on aurait donné le Bon Dieu sans confession, te voici maintenant amoureusement penchée sur mes éminences, les flattant de ta langue criblée de pustules, frottant contre leur soie la tunique râpeuse de ta vêture, tétant goulument de ta bouche élastique, largement fendue, le moindre de mes poils, comme s'il était revêtu d'un nectar subtil. Voici que, presque mort, les gens de toutes sortes, les plus vils comme les plus distingués, me considèrent à la manière d'un objet précieux dont, à loisir, ils souhaitent percevoir l'ultime éclat avant que l'infini ne le ternisse. Ma vue m'a-t-elle abusé ? N'ai-je pas simplement été le jouet de ma propre personne ? N'ai-je pas trop facilement cédé à la folie, à son mélodieux chant de sirène, alors que mes semblables ne souhaitaient que ma compagnie ? Combien parmi les hommes auraient bu avidement mes paroles, ce n'est pas si fréquent d'écouter les histoires d'un exilé, orphelin de surcroît, ancien moujik rapidement passé par la case boyard avant que les révolutionnaires vinssent mettre un terme à cette existence ressemblant si fortement au rire du dément. Mais c'est ainsi, parfois ne se rend-on compte de sa capacité à vivre qu'au seuil de sa disparition. Toi, Crapaud à l'assise royale, retire-toi car j'ai assez appris de toi et dispose-toi à t'effacer afin qu'il soit loisible à mon prochain Invité de m'apprendre, me concernant, les choses que j'ai volontairement ignorées, ou sottement feint de considérer simplement dérisoires. Merci pour ta génuflexion qui ne fait que t'honorer et signe la qualité de tes hautes vertus."