Le Cri du Silence.
Le Cri - Edvard Munch – 1893
National Gallery – Oslo.
Source : Histoire des arts
De Rombas.
Tout cri proféré introduit une distorsion de l’espace, entraîne dans son sillage une césure du temps. Il y a un avant du cri et un après. Avant est l’exercice d’une certaine liberté, le déploiement d’un existentialisme au long cours. L’épée de Damoclès, inscrite dans la logique du vivant, se contente d’être au-dessus de nos fragiles fontanelles, de menacer, d’énoncer l’aporie dans un geste de suspens. L’avant-cri est attente, irrésolution, cheminement hasardeux, mais progression envisageable, projet simplement différé. L’avant-cri postule de possibles horizons, des trajets multiples, souvent contrariés mais toujours promis à une finalité, à l’atteinte de quelque but. Dans l’avant-cri, l’homme a son site comme l’homo erectus l’avait au seuil de sa caverne ombreuse à seulement regarder la ligne des arbres, l’écoulement du ruisseau, la falaise de pierre blanche. Il y a, alors, seulement une tension, le toujours possible surgissement, au milieu des nuées, de l’éclair de feu et la fuite rapide vers l’abri primitif. Il y a étrangeté à se confronter à la Nature, à son irrépressible puissance, à l’assise de son royaume. Il y a étrangeté à sa propre rencontre avec ce qui est autre et, par définition, toujours menace.
Le cri est, d’abord, un simple borborygme intérieur, un grondement d’orage dans les plis du lointain, un ébruitement de l’âme, mais sans conséquence autre que son propre événement. A ce stade, le cri est horizontal, ce qui veut dire que, sur son trajet, il rencontre toujours du réel, du vraisemblable, du réalisable, du projet, de l’homme, du sens. Encore ne s’est pas ouverte la démesure, encore n’est pas apparue la sémantique obtuse, faisant occlusion à même sa profération. L’avant-cri est cette manière de territoire flottant, sans attache véritable, cette dérive le long des eaux qui comportent la cataracte en leur essence, mais à titre de simple virtualité, d’hypothèse. Le cri en puissance affutant ses armes, avant que de se révéler en acte.
Les hommes poursuivent leur traversée dans un genre d’inconscience consentie, d’hébétude hasardeuse si proche d’une superstition, d’une remise de leur destin à une divinité cachée qui veillerait à ce que leur navigation consente à les déposer sur le rivage opposé, fourbus, sans doute, épuisés, mais vivants, capables de s’illustrer dans d’autres voyages, d’autres épopées. Tout ceci est ressenti du fond d’une ombreuse intuition et les Voyageurs courbent la tête, à défaut de pouvoir regarder la lumière de la vérité dans son arc éblouissant. Il y a des rémissions successives, des fausses alertes, des signes avant-coureurs et, soudain, au milieu des flammes rouges du ciel, du bouillonnement ferrugineux de la terre, des convulsions obscures des eaux, c’est le surgissement du cri venu dont ne sait où, qui envahit la totalité de l’espace disponible, faisant ses coruscations étoilées jusqu’aux limites du monde, jusqu’au tréfonds des consciences. Plus rien alors n’a de repos, plus rien ne s’abandonne à sa propre léthargie, plus rien ne s’exhausse au-dessus de la marée sonore noyant tout dans une inconséquente et incompréhensible glu.
Car, à partir de maintenant, les mouvements ne seront plus possibles, les trajets cloués à leur propre sidération, les hommes métamorphosés en statues de sel, simples concrétions soudées à leur immanence étroite, reconduits à n’être plus que simples excroissances minérales fermées à tout ce qui s’anime, signifie, parle. Car le langage est aboli. Comment, d’ailleurs, l’homme pourrait-il proférer quoi que ce soit alors que le bruit assourdissant envahit chaque recoin disponible, s’invaginant dans la moindre faille du sol, colonisant l’immense courbure d’un horizon à l’autre. Il n’y a plus de place pour l’homme qu’à renoncer à sa pensée, à amenuiser les prétentions de sa raison à expliquer, à dissoudre sa conscience dans les plis de l’absurde partout à l’œuvre.
Sans doute évoquera-t-on la survenue de quelque tragédie humaine, à savoir les ravages de la peste, la famine, les conséquences d’une surpopulation, le déferlement d’un tsunami dévastateur. Mais l’explication sera trop courte car, s’il s’agissait d’une famine, fût-elle importante, jamais elle ne pourrait l’ensemble des Vivants, une partie seulement. Alors que les ravages résultant du cri ont une immédiate et universelle portée : c’est l’humain en sa totalité qui courbe l’échine sous les fourches caudines du non-sens absolu. Ce que le cri a ouvert, c’est une dimension verticale, une chute infinie sondant jusqu’aux abîmes, là où ne se donne plus à voir que le silence, à espérer que le néant révélant ses coutures mortifères, l’infinie désolation de lignes enchevêtrées sur leur nœuds d’incompréhension.
Ce qui fait la force de répulsion du tableau de Munch, c’est que, d’emblée, nous sommes exclus de ce qui y fait phénomène Nous butons sur la vitre compacte du cri et c’est, soudain, comme si nous nous trouvions dans l’œil du silence, au creux d’un battement sans fin, d’une oscillation infinie, sur le bord d’une bonde par laquelle le néant ferait son écoulement sinistre, son sifflement métaphysique. Identiquement au Personnage de la fiction mortelle, nous sommes dessaisis de nous-mêmes, dépossédés de notre âme, en proie à la perdition, livrés sans possible rémission à une exclusion ontologique, notre être se dissolvant par le même mouvement qui le rend conscient de la rigueur de l’abîme, de l’inconcevable qui lui est attaché comme l’ombre de notre propre condition mortelle. Le cri de Munch se trouve porté à son incandescence par la violence qui le parcourt tout au long de la toile, dont nous ne pouvons nous échapper, tellement sa force résulte de sa livide abstraction, longue complainte ossuaire dont le Foudroyé nous faisant face est la terrible effigie, cri sans objet - nous ne savons qui est à son origine ou bien qui en est le destinataire -, cri plongeant ses griffes acérées jusqu’au tréfonds d’une raison dévastée, cri de la folie majuscule semant l’effroi d’une dispersion schizophrénique - plus rien ne tient ensemble, longue et confondante diaspora du corps, de l’esprit, de l’âme -, occlusion du sublime langage dont ne subsiste plus que cette absurde vocalisation animale, cette démesure tératologique - mais quel monstre va donc surgir ? -, et l’épiphanie humaine n’est plus que cette consternante torsion buccale, celle dont le dernier souffle, sans doute, est la vulgaire mise en scène macabre. Ayant regardé cette œuvre magistrale, nous étant livrés à sa lecture néantisante, nous ne l’oublierons plus, ses stigmates seront en nous, braises vives logées au nu de notre chair, poursuivant, à bas bruit, son œuvre de déconstruction. Mourant, nous absentant du monde, disparaissant à nous-mêmes, poussons-nous ce cri intérieur, lequel serait notre dernier mot en direction des « frères humains » qui après nous vivront ? Ceci, ce mystère, peut-être s’éclairera-t-il un jour, depuis cette métaphysique dont l’impulsion fut donnée à seulement interroger notre être sur le sens des choses venant constamment à notre encontre. C’est toujours au-delà de nous-mêmes que questionnent les choses de notre habituel horizon, lesquelles, pour témoigner, ne disposent jamais que du cri du silence !