Les Encloisonnés.
Œuvre : Marc Bourlier.
A l'origine, avant que la frénésie du monde ne s'empare d'eux, les Petits Xylophiles menaient une vie tranquille que n'auraient même pas troublé le passage de la tempête ou bien les humeurs maussades des Existants. Confiés qu'ils étaient à la rive de l'eau, au bord du fossé, à la steppe du terrain vague, au tas de rebut près des habitations, aux ballasts des voies ferrées, à la plage où couraient les enfants insouciants, enfin à tout endroit mimant la fin d'une partie de jeu, ils vivaient à seulement se laisser porter par une insouciance foncière et une liberté de tous les instants. Parfois, des Passants colériques les propulsaient dans le vent du bout de leurs chaussures; parfois des bambins en faisaient des palissades pour leurs châteaux-forts. Puis tout revenait dans l'ordre, ou plutôt dans un désordre auquel ils étaient habitués, dont ils faisaient leur horizon quotidien. Ainsi allaient les choses, comme le nuage parcourt le ciel sans se questionner sur la raison qui le conduit à errer sous l'infinie étendue du ciel.
Tout aurait pu continuer ainsi si, l'un des Xylophiles, plus téméraire que les autres ou bien plus inconscient ne s'était avisé, un jour, de s'enquérir du mode de vie des Terriens. Il était fasciné par la condition des Bipèdes, par leur aisance à se mouvoir dans les avenues scintillantes de lumière, à se vêtir d'habits exacts, à rouler dans des décapotables, les cheveux au vent avec la musique qui se déversait dans le pavillon de leurs oreilles, à bâtir de somptueuses villas ou bien des tours dont la tête se perdait dans les nuages. L'Intrépide Boisé confia ses impressions aux plus proches de ses amis, puis bientôt, la parole faisant tâche d'huile se répandit parmi le petit peuple de Liteaux et autres Voliges avec la vélocité que met la calomnie à se répandre au mitan des bouches vipérines.
Au creux des dunes, à l'ombre des roses trémières, près des vieux lavoirs, derrière des cabanes de planches, on s'assembla bientôt en un étonnant essaim qui bourdonnait de colloques singuliers. On tirait des plans sur la comète, on disait l'avenir avec des couleurs pastels, on évoquait le passé cerné de teintes usées. On aura compris que tout ce petit monde nageait par anticipation dans le bonheur sinon dans la plus pure utopie. Bientôt l'on aperçut de petits groupes s'affairant à cueillir vis et boulons, agrafes et ficelles, enfin tout moyen de contention utile à leur projet. Car il ne fallait pas demeurer Bois dociles que flattaient seulement les mains souples de l'air, pas plus que l'on ne pouvait se satisfaire de flotter parmi les détritus échouant au bas des écluses et autres ruisselets sans avenir. Les Hommes, ces Fascinations-debout, on les avait aperçus dans leur gloire de lumière, dans leur halo pareil à la mandorle des Saints et l'on voulait une partie de ce rayonnement, de cette belle perspective à imprimer sur la toile du néant. Alors l'horizon du sable se peupla de cabanes goudronnées et de sympathiques sémaphores; alors les banlieues virent pousser des champignons de bois et de planches; alors les villages eurent leurs maisons aux balcons brodés, aux volets riants et, en s'approchant, on pouvait y apercevoir les Petits et Petites Xylophiles occupés à toutes sortes de tâches. Ecouter la radio, regarder les écrans de la télévision, boire et deviser autour d'un feu de bois. Le bois était de bûches et non de celui qui les faisait se sustenter et un seau d'eau veillait sur l'incendie. Il n'y avait pas de quoi se faire des cheveux. De ce côté-là, il n'y avait nulle inquiétude !
Mais le plus étonnant se révélait sur les grandes places des villes, auprès des bâtiments officiels, musées et autres monuments et, surtout dans la densité des barres verticales qui longeaient les artères commerçantes, près de la bourse, des cafés et des restaurants. A la symphonie pressée et étroite de la grande folie humaine, faite de béton, d'acier et de verre, les Xylophiles avaient voulu marquer de leur empreinte de bois les constructions des Hommes. Et, plus les jours passaient, plus les habitants des villages et des hameaux périphériques venaient rejoindre leurs Compagnons bâtisseurs, s'entassant parfois plus qu'il n'était de raison dans les cellules étroites que le faible espace vital autorisait, à l'exclusion de tout autre projet extensif. "Moins on occupait d'espace, plus on était heureux.", telle semblait être la devise des nouveaux convertis à cette urbanité grégaire où tout tutoyait tout dans une sorte de bienheureux maelstrom. Et heureux, ils l'étaient, mais à la manière de leurs Coexistants de chair et de sang , c'est-à-dire dans le bruit et la fureur, la course aux désirs multiples, la giration infinie qui s'emparait d'eux comme s'ils étaient devenus de simples chevaux de bois - leurs Cousins matériels -, tournant sans fin sur un carrousel semblant ne pas avoir d'autre but que de tourner.
Et voilà que se faisait jour, dans leur conscience meurtrie, une bien triste et fade vérité dont ils auraient souhaité faire l'économie mais le monde tournait et il paraissait difficile d'en descendre sans bleu à l'âme. Certes le confort, ils l'avaient, certes la chaude communauté, ils en étaient entourés jusqu'à la démesure. Ils ne se plaignaient pas de cette promiscuité faite de ce bois qui les constituait dont, jamais, ils n'auraient voulu renier la moindre fibre. Ce qui les gênait, les troublait, enfonçait ses échardes au plein de la conscience, c'était quelque chose d'impalpable, d'indéfinissable dont ils pressentaient que cela constituerait leur perte proche. Ce qui les glaçait et menaçait de les engloutir dans une finitude proche, c'était ceci : dans leur nouvel habitat si bien ordonné en cosmos, eh bien, il n'y avait plus place pour faire se mouvoir l'invisible. L'esprit rétrécissait comme peau de chagrin, les émotions s'enroulaient en minces vrilles, les sentiments se terraient dans un cocon étroit, les intuitions devenaient gale du chêne, la pensée s'amenuisait pour n'être plus qu'une boule pareille aux amas blancs des chenilles processionnaires.
Mais alors, même de bois, même de cette matière a priori sourde et fermée, comment pouvait-on exister sans l'essor toujours indispensable de la conscience, comment pouvait-on continuer à s'éployer si rien ne concernait plus que du compact, du refermé, du non atteignable ? Comment se disposer à vivre dans cette gangue fibreuse où même la lumière menaçait de ne plus entrer ? Dans ce terrier fermé aux battements du monde, au beau dépliement de sa corolle polychrome, comment pousser devant soi sa propre germination alors que tout menace de disparaître dans l'incompréhension ? Comment ? Il semblait n'y avoir aucune issue et les Xylophiles paraisssaient être destinés à une perdition proche.
Heureusement pour eux, un Sage parmi les sages du petit peuple du bois s'était abrité au creux d'une dune et observait le mouvement du monde. Lui, avait gardé l'espace libre de la pensée, la mouvance de l'esprit, le sillage de feu de la conscience. Il avait résisté aux Sirènes qui chantaient, là-bas, dans le lointain des villes, près des tours hautaines et froides. Près de la folie qui faisait ses gigues et attisait son sabbat. Il préférait la modestie du sable à l'empire suffisant du béton. Il se souvenait, autrefois, en des temps très anciens, avoir été graine, puis arbrisseau près des eaux fraîches, puis arbre à la ramure imposante balançant sa libre architecture sous les coulures du vent. Il en avait gardé une infinie humilité, même si aujourd'hui il avait revêtu l'apparence d'une solive usée, poncée par l'air, érodée par le sable. En son sein il sentait encore vibrer faiblement, mais vibrer tout de même, cette "âme du bois", ce cœur vivant relié à la sève, à la croissance, à la vie et à son inextinguible expansion. Vivant, il l'était, aussi bien que la course du nuage, la libre ascension de l'oiseau, les cheminements des Hommes sur Terre. Cela, cette intime conviction, il s'arrangea pour la jeter au premier zéphyr venu. Elle fit ses circonvolutions et ses arabesques, finissant par venir habiter les pavillons étonnés des Xylophiles, entrer dans leur corps éblouis. Peu de temps passa avant que le Petit peuple du bois ne se défît ses liens, retrouvant la libre dimension de l'espace qui lui était allouée de toute éternité. Aujourd'hui, ils vivent heureux, sur les hauteurs de quelque cimaise de l'art. Allez donc les voir, votre amitié sera cet invisible dont ils avaient cru pouvoir s'abstraire la mesure d'un instant mais dont ils sont tissés, comme vous et moi, depuis le premier poème qui s'est illustré sur l'aire ouverte des choses.