Passion insulaire.
Barbara Kroll.
Acrylique sur panneau.
De prime abord, cela surgit de la nuit comme une évidence. Deux formes identifiables sans que nous puissions, un seul instant, douter de leur réalité. Posés là, devant nous, nous avons deux corps nous disant le long poème de l'Amour. Il suffirait de s'y laisser aller sans la moindre retenue et, alors, nous serions dans une compréhension immédiate de cela qui se joue et se propose cependant comme une énigme à déchiffrer. Car, si le projet semble n'avoir nul besoin d'une propédeutique pour nous parler avec clarté, il n'en demeure pas moins que nous sommes retenus, comme en suspens, au bord du geste plastique. Nous projetons notre regard sur l'image et, aussitôt, notre vue ricoche, retourne à son origine, c'est-à-dire quelque part dans la complexité de notre conscience.
D'une manière décisive, le colloque singulier qui est proféré, dans l'intime, entre les deux Figures nous demeure inaccessible. Dyade confiée à elle-même dans le plus pur mystère qui soit. Et, d'affûter nos pupilles en forme de diamants, de chercher à forer la paroi qui résiste, ne nous servirait à rien. C'est la nature du binôme singulier des Amants que de se voiler afin que l'essentiel ne puisse être accessible qu'aux seuls protagonistes de la scène. Ici, il s'agit de théâtre, ici, il s'agit de dramaturgie. A savoir la création d'un monde dont sont inévitablement exclus ceux qui ne participent pas, en quelque manière, à la partition qui se joue dans un espace-temps unique ne trouvant jamais d'équivalence à l'extérieur de sa propre sphère.
Si nous ne pouvons douter qu'à la source de la proposition graphique se trouvent deux anatomies de chair et de sang, traversées de flux divers, de sensations, de perceptions, de dérives sentimentales et oniriques, l'abstraction qui en est restituée les éloigne de nous, les situe sur une espèce de piédestal hors d'atteinte. Il n'y a plus de chair à vif, plus de palpitation épidermique, plus de langage articulé nous disant l'exception d'un destin, son cheminement sur les rives de l'exister. Nous sommes simplement reconduits à nous-mêmes, dans notre massif de muscles, notre cage d'os, l'exiguïté de notre tunique de peau. Pour le dire métaphoriquement, nous, les Voyeurs apparaissons dans le genre d'outres gonflées sous les coups de boutoir de la nécessité, alors que nos Questionnants sont d'identiques outres vivant de l'intérieur les flux et remous qui les animent. Et nous ne pouvons faire l'économie de l'utopie insulaire, laquelle serait symboliquement le meilleur moyen d'accéder à la pensée que le langage voudrait atteindre mais qui, toujours, échoue à rendre compte des situations limites, puisqu'aussi bien, c'est d'un genre d'absolu dont nous parlons. L'évènement de la passion transcende inévitablement toute connaissance, tout savoir. Le domaine des affects est si particulier qu'il ne saurait faire l'objet d'une analyse objective, comme nous pourrions la conduire à propos d'une plante dont on décrirait, par exemple, les stades de sa métamorphose. La Nature, si elle demeure souvent celée dans quelque phénomène difficilement saisissable, n'oppose jamais le même refus que dresse à notre encontre l'incandescence des sentiments. C'est de cela dont nous essayons de parler, d'ignition, de combustion spontanée que l'intellect pourrait prétendre approcher au moyen de la sublime intuition, mais cette dernière, en raison de son caractère ineffable se voile à mesure qu'elle se dévoile.
Maintenant, ce que nous désignons sous le vocable générique de "passion", s'adresse aussi bien aux expériences de la connaissance, de la spiritualité, de l'art. C'est immanquablement d'insaisissable dont il s'agit puisque ces essais de l'entendement humain de se dépasser en direction de ce qui est autre, l'Aimé, l'Aimée, l'Esprit, l'Être, l'Oeuvre demandent que soit pratiqué un saut en dehors de la raison. Les Amants, le chef-d'œuvre, le mystère du savoir sont d'emblés situés au cœur de cette île que nous entourons de nos flots pressés à défaut de pouvoir en franchir l'énigmatique et lumineuse enceinte. C'est pour cette seule et unique raison d'un hors-de-portée, aussi bien de la main que des yeux, que toutes ces déclinaisons du sublime nous interpellent si fort. Le sachant ou non, c'est à cette perpétuelle recherche de la trace signifiante, du signe révélateur que nous nous employons, faisant ceci ou bien cela. Mais, chacun à sa manière, cultivant son jardin selon les affinités qui s'adressent à lui, parcourt infiniment l'horizon de sa peau en direction de la peau du monde.
Notre corps est, à la fois, cet immense espace existentiel qui nous porte au-devant de nous vers le futur qui nous attend, en même temps qu'il constitue une sombre et compacte geôle à l'intérieur de laquelle nous nous débattons avec effroi. Le sens vrai d'une liberté possible est ce passage de nous-mêmes en direction de ce qui n'est pas nous mais tisse des liens ouverts à notre propre compréhension. Il est toujours question d'un subtil balancement, d'une oscillation dont les polarités nous originent à notre condition même, comme le nycthémère fait procéder le jour de la nuit, la nuit du jour. Il s'agit d'une dialectique tellement constitutive que nous vivons en son sein, sans bien en percevoir l'essence plénière. D'une immanence vers une transcendance; d'une transcendance vers une immanence. C'est ceci que profère le couple d'Amants de la peinture, les immémoriaux Adam et Ève, en mode crypté, que nous devinons le plus souvent à demi-mots, dont nous savons nous exonérer dans les affairements nous distrayant de notre être, alors que, toujours, une Île nous appelle à pénétrer en son sein !