Petite mythologie individuelle.
Dessin de Paul Poule et Alice Augenlicht.
D'emblée, ces petits personnages nous fascinent. S'agirait-il de figurines joyeuses, de simples figurations du féerique et, alors, à tout moment, nous pourrions voir surgir "Alice au pays des merveilles" ? Bien évidemment une Alice aux "yeux de lumière". Car, comment pourrait-il en être autrement dans cette ambiance festive ? A peine notre vision effleure-t-elle le papier et déjà nous sommes en terre d'Utopie, là où les rêves sont des arbres, les sourires des oranges, les nuages des cygnes au ventre blanc comme l'écume. Nous devenons nous-mêmes ces taches noires qui courent sur la plaine blanche d'un sens en train de s'accomplir. Mais cette terre est une île, mais cette terre est le lieu même des songes. Cette terre est l'accueil dont nous avons peuplé notre imaginaire depuis notre enfance et, peut-être même, au-delà. Depuis cette arche accueillante dont notre Mère fut l'instigatrice alors que nous nagions dans les eaux amniotiques, cette belle île en attente du jour, du surgissement dans la nuée de phosphènes. Image de flottement infini dont notre mémoire s'est depuis longtemps absentée, nos cellules cependant en gardant l'empreinte, comme celle d'un océan primitif où plonger nos racines.
Sitôt arrivés dans le Pays étrange, nous cheminons sur des sentiers que bordent quantités d'anecdotes graphiques. Nous devinons leur présence pressée à seulement nous dire la multiple beauté qui parcourt le monde, le regard qu'il faut ouvrir sur l'étonnant fourmillement des choses. Cela s'irise partout, cela suinte du moindre monticule de terre, cela résonne en de subtils harmoniques jusqu'au centre de notre ombilic. Cela parcourt les feuillaisons d'un long frisson, cela monte à l'assaut des collines avec des strates pareilles aux terrasses qui surplombent la mer de leur insistance de schiste. Là-bas, au loin, sur l'horizon courbe, se dessinent les étranges floraisons des arbres, mais aussi la dentelle aiguë des montagnes et dans l'air limpide ce sont de légers cerfs-volants qui sculptent l'air de leurs oriflammes en forme de flèches. Jamais nous n'avions aperçu pareille diversité. Arrivant ici, nos yeux se sont dilatés à la mesure des globes mobiles du caméléon. Plus rien ne nous échappe de l'infinie multiplicité du vivant. C'est une profusion, un continuel ressourcement, une multiplication de chaque fragment de ce qui paraît. Le regard est comblé, jusqu'à la plénitude. Et encore nous n'avons rien vu des prodiges de ce microcosme, et encore notre naturelle cécité nous dissimule bien des surprises.
Mais fallait-il que nous fussions distraits, occupés que nous étions de cet étonnant paysage, pour ne même pas avoir aperçu ce qui s'y éclairait avec un rare bonheur ! Combien ces menues figurines sont étonnantes, combien elles nous invitent à célébrer quelque mythologie seulement connue de leurs habituels officiants. Car la célébration des dieux est une faveur unique qu'il faut mériter. Ouvrir la parenthèse de ses bras en direction de l'azur ne suffit pas. Il faut, soi-même, être la mesure exacte de ce qui a à se dire, de l'ordre de l'extraordinaire. Et, assurément, ces figures tracées à l'encre de Chine s'emploient dans quelque commerce avec le pur irréel. Leur face éclairée comme l'astre de la nuit est la révélation de quelque chose de mystérieux qui s'accomplit à l'orée de leur front et que, jamais, nous ne pourrons concevoir. Ils sont des enfants-fées, des efflorescences magiques portant l'empreinte de la grâce qui vient les visiter. Un pur événement plein de lui-même, une manière d'absolu ne se traduisant nullement en mots. Seulement la disposition à l'ouverture, la libre inclination à la découverte de quelque révélation dont les hommes ordinaires s'absenteraient à l'aune d'un cheminement hasardeux.
Leur bouche arquée vers l'éther, leurs yeux par où coule le désir d'une probable éternité, le large empan de leurs bras, leurs corps carrés comme une ruche, les rameaux fragiles de leurs jambes, tout ceci témoigne d'une appartenance à une race d'élus que notre incurie se contentera de frôler à défaut de pouvoir s'en saisir. Et les apparitions des plus effacés, se confondant presque avec les fils multiples de soie les entourant comme le ferait un cocon, ces différences d'avec le néant originaire, nous les percevons après avoir contraint nos yeux à une accommodation. Celle-ci est tout simplement le résultat d'un nécessaire décillement. Ces personnages sont si nécessaires à notre existence que nous sommes naturellement enclins à aller les débusquer parmi l'infinité de linéaments, de complexités dont le réel sait se parer afin de nous questionner plus avant. L'extraordinaire est cette capacité de surgissement de ces identités qu'on dirait abstraites alors que leur présence devient une évidence à mesure que nous en découvrons les silhouettes heureuses.
Mais alors, parviendrons-nous à nous identifier à ces êtres de papier, à nous glisser dans leur peau afin que nous connaissions, l'espace d'un instant, le déploiement d'un sens qui nous apprendrait quant à notre propre demeure sur terre ? Arriverions-nous à mieux nous connaître face à ces étranges esquisses qui nous regardent avec bienveillance et générosité, dans un évident penchant à l'accueil d'une altérité ? Nous ne pouvons que nous questionner, car, en vérité, ne serions-nous pas de simples utopies que ces figurines auraient inventées pour se distraire de l'étonnant et confondant spectacle des hommes ? Étrange retournement des choses, basculement en chiasme de notre habituelle "vérité", selon laquelle nous apparaissons comme "mesure de toute chose" d'après les paroles de Protagoras le Grec. La réponse à notre questionnement nous ne l'aurons pas, pour la simple raison que notre existence, après avoir été confrontée à ce dessin doué de multiples possibilités d'expression, nous n'en serons guère plus assurés qu'une feuille emportée par le vent et qui, jamais, ne retombe. Il ne nous restera plus qu'à entrer dans le théâtre du génial Jean Dubuffet, ce merveilleux inventeur de "L'Art brut", lequel, selon diverses formes, tenait un langage identique. Ses personnages, petites "statues de la vie précaire" nous invitent à naviguer de concert avec elles, le long de milliers de lignes et d'entrelacements qui ne disent jamais que la vie dans ses battements ordinaires, mais avec le sublime qui convient à toute forme d'art et que, parfois, nous confondons avec quelque gribouillis sans importance. Nous ne sommes cependant, nous-mêmes, que des esquisses à déchiffrer, de minces mythologies contant au monde notre présence sur le mode de l'écriture. Nous sommes des mots tracés à la surface des choses. En attente d'être lus !
Jean Dubuffet - Paysage avec trois personnages.
Source : Galerie Zlotowsky.