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24 décembre 2013 2 24 /12 /décembre /2013 09:13

 

L'œuvre au noir.

 

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Œuvre de Barbara Kroll

 Self-portrait.

 

 

  "L'œuvre au noir". Telle est donc le seul titre recevable pour une œuvre à la singulière ontologie qui travaille à sa propre déconstruction en même temps qu'elle fait phénomène. Nous sommes en effet au seuil d'une transmutation chimique en vue du Grand Œuvre, mais nous en resterons à la densité première du noir, ne nous engageant ni dans l'émergence du blanc, ni dans la turgescence du rouge. Mais l'alchimie est toujours un mystère que seuls les Initiés peuvent approcher. Qu'en est-il, ici, de cette peinture qui nous laisse sur le bord de la toile ? Nous avons beau persister dans notre regard, quelque chose nous maintient dans une manière de suspens, de sidération comme si toute signifiance nous était dissimulée. Pout tâcher de comprendre, nous ne le pourrons nullement à partir de cette peinture, mais en relation avec une autre. Mettre en relation afin que de ce côtoiement quelque chose s'éclaire. Choisissons un polyptique de Pierre Soulages et disposons-nous à y trouver quelque linéament qui nous permette de progresser dans une connaissance de ce qui nous est confié mais qui, pour l'instant, nous incline à demeurer dans l'ombre.

 

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Polyptique de Pierre Soulages.

Source : Éloge de l'art - Alain Truong.

 

   Il s'agit donc de faire surgir quelques différences. Chez Soulages, le noir est langage, le noir est lumière. Le fameux "outre-noir" selon la belle formule de son créateur. Car ici le noir ne se refuse pas à nous. Le noir est travaillé en profondeur par les scarifications de la pâte, infusé  jusqu'à nous en livrer l'âme, la substance intime, la dimension spirituelle. Car, si la toile vibre de cette intensité, c'est bien parce qu'elle nous amène au bord du visible, à l'ultime pointe à partir de laquelle seule notre intellection pourra se saisir des choses. Le domaine de "l'outre-noir" est ce lieu métaphysique ne pouvant recevoir d'homologie que du vide, du néant, d'une absence absolue de forme qui pourrait encore se percevoir dans la catégorie du sensible. Nous sommes au-delà d'une pure matérialité, seulement confrontés à la lumière, donc à l'essence de la peinture. Notre saisie de l'objet pictural aura pour médium une libre intuition que, pour sa part, la raison ne saurait formuler puisqu'elle est redevable d'une quadrature existentielle, d'une nervure des choses en leur certitude apparitionnelle. Toute la force, toute l'énergie de la peinture de Soulages trouve son mode d'apparaître dans une telle "technê" au sens des anciens Grecs, à savoir cette belle activité humaine par laquelle l'homme agit selon sa propre nature, imprimant au matériau l'empreinte de sa singularité.   Les incisions de la matière sont chez Soulages ce que le "sfumato" est à Léonard de Vinci : la marque, le chiffre, le sceau dont la réalité est le réceptacle, laissant apercevoir la trace inimitable de son Créateur.

  Mais, maintenant que nous avons évoqué cet "outre-noir", que pouvons-nous en faire qui nous dévoile ce que cet autoportrait dissimule que nous n'aurions encore aperçu ? Le point essentiel à considérer est celui d'une signification fondamentalement différente des deux noirs qui y jouent à titre de chromatisme pratiquement unique. Si le noir de Soulages faisait signe vers une ouverture, une possible signifiance, une lumière ; l'œuvre ici abordée en semble l'exact contraire : s'y exprime un noir compact, sourd, situé avant une quelconque signifiance. Noir originaire, du fondement, couleur identique aux croûtes sacrificielles que l'on trouve sur les objets rituels de l'art africain. Stigmates de sang séché, donc trace de sacrifice, de magie mais aussi de relation à la mort, à la disparition. C'est pour cette raison que ces empreintes ne laissent pas d'être inquiétantes car elles nous reconduisent à considérer l'espace fermé de notre propre finitude.

  Si les polyptiques pouvaient médiatiser vers quelque signification en laissant jouer l'ombre du noir avec une lumière fécondante, a contrario l'œuvre de Barbara Kroll nous projette dans une manière d'aporie où la seule interprétation possible se résume à une tremblante dialectique s'instaurant entre un visage inexistant et une vêture quasiment illisible. Et, du reste, c'est bien là la force de cette proposition plastique que de nous laisser au bord de "l'œuvre au noir", les autres phases alchimiques demeurant suspendues à cette éternelle indécision. Nous sommes tenus en haleine, dans un genre d'écart à nous-mêmes là où l'angoisse peut paraître et produire son œuvre, "au noir", elle aussi.

  Mais une autre dimension nous aidera dans notre essai de mettre à jour quelque sème supplémentaire. A seulement aborder le thème de la "négritude", les choses nous parleront avec plus de clarté. Bien évidemment l'on aura soin de placer ces différentes références sur deux plans totalement dissociés, l'une ne faisant sens que dans le cadre d'une picturalité, l'autre embrassant le large empan de la civilisation. Ce qu'il convient d'entendre dans cet étrange rapprochement, ce n'est nullement une homologie signifiante, seulement la mise en parallèle de métaphores explicatives. Si la négritude peut trouver son essence comme fondamentalement aporétique en raison d'une difficulté à assumer sa "condition nègre";  identiquement "l'œuvre au noir" dira l'impossible émergence sur la scène du monde car rien ne se montre de l'ordre d'un possible lexique. Sémantique condamnée à se perdre sur un fond qui l'absorbe et la dilue comme si une sombre volonté était commise à la perte consommée avant toute profération. Paroles scellées, pâte mutique, indistinction de la silhouette anthropologique dans des teintes de bitume, dans des reptations quasiment racinaires. Là seulement apparaît un réseau de rhizomes illisibles encore attachés à une sorte  de matière géologique, à une lave se figeant dans une éternelle immobilité. Le visage, quant à lui, tellement semblable à une porcelaine éteinte ne saurait mieux dire que ce corps envahi de lianes étroites, de bandelettes de momies. Esquisse de tubercule s'essayant à paraître dans quelque cerveau archaïque non encore saisi de conscience. Ou alors sur le mode d'une doute confondant.

  Cette peinture que nous pourrions qualifier de "tragique", est belle pour la seule raison qu'elle nous incline à la réflexion sur nous-mêmes, sur l'humaine condition. Mais, s'agit-il vraiment de "tragique" ? Étymologiquement il semble bien qu'il en soit ainsi à l'origine. Ce à quoi nous invite Patricia Vasseur-Legangneux dans son ouvrage  "Les tragédies grecques sur la scène moderne: Une utopie théâtrale" :

 " Le premier auteur-acteur tragiqueThespis, s’enduisit le visage de blanc de céruse, puis il inventa le masque de toile, d'abord assez neutre, sans expression, […]. Peu à peu, mais sans qu'on sache dater précisément cette évolution, le masque tragique va figurer l'expression des sentiments humains […]. "

 Assurément, ici, le visage "blanc de céruse, neutre, sans expression", nous conduit bien au-delà de l'effigie originale que nous prétendons présenter au monde, alors que nous sommes à peine nés de nous-mêmes et qu'une terre reconduite à une "œuvre au noir" nous invite à considérer nos origines. C'est à cela que cette peinture nous convie avec une belle exactitude. 

 

 

 

 

 

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