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13 juillet 2016 3 13 /07 /juillet /2016 19:28
Drapée dans sa nuit.

Photographie : Katia Chausheva.

C'était un matin sans attaches qui, déjà, quittait les rives de l'été, avec de légères brumes annonçant l'automne. Sur Paris, le ciel avait sa consistance grise, glissant sur le zinc des toitures dans un silence cotonneux. Je n'avais rien à faire au Journal et la ville agissait sur mon humeur à la manière d'un repoussoir. J'ai pris une veste légère, des chaussures de toile et suis parti ne sachant guère où le jour me conduirait. J'aimais, dans un genre de léthargie, remettre mon destin au hasard - mais en avait-il jamais été autrement ? - et confier mes pas à la première idée venue. Le bus 27 arrivait Place d'Italie. J'y suis monté sans bien savoir où ce minuscule événement me conduirait. Il y avait peu de monde à cette heure matinale et le Jardin du Luxembourg dévoilait des teintes vert de gris. Depuis le Pont du Carrousel, la Seine se laissait voir avec de faux airs tranquilles, telle une rivière colorée à la hâte, s'enfuyant vers quelque palette impressionniste. Après "Opéra", le bus s'arrêta Gare Sant-Lazare. Un instant je demeurai devant l'accumulation temporelle d'Arman. Mais que pouvaient bien indiquer ces horloges au détour d'une existence : un flottement, un changement de direction, le simple balancement entre la vie et la mort ou bien l'imminence de quelque fait étonnant ? Un genre de fable tragique et l'empreinte resterait longtemps suspendue dans le vide. Les quais de Saint-Lazare dégorgeaient leur foule pressée en direction du métro. J'errai un moment sur l'aire de ciment gris, puis me dirigeai vers un panneau indicateur portant les noms de quelques destinations. Je ne sais pourquoi je choisis Maison-U comme lieu où faire quelque découverte. Je n'en connaissais que le château, l'hippodrome et le début de la forêt dont je n'avais jamais dépassé la lisière. J'obliquai Rue de la Muette. Bientôt le peuple végétal et ses layons partant en étoile sous la rumeur des arbres. C'était si calme ces frondaisons et ce sable sous les pieds dissimulant le moindre bruit. Parfois des cavaliers et cavalières sur de beaux alezans. Leurs sabots semblaient des coups de gong qu'une savante étoupe eût transformé en lointaines percussions. L'espace n'avait plus lieu. Le Journal était loin au bord du canal, perdu au milieu des pierres grises. La ville était une perdition, quelque chose comme une île perchée sur une utopie, un grésil, le tracé de l'aile du pigeon. Tout menaçait de s'évanouir, de disparaître. Non dans la douleur. Dans le pur détachement de soi de ce qui entaillait et menaçait. Une liberté nouvelle, une simple décision d'apparaître dans la fuite des jours et de s'en remettre à cela qui voudrait bien se présenter.

Arrivant au bout d'un sentier, dans le cercle parfait d'une clairière, d'abord je ne vous avais pas aperçue. Seul le Château de la Muette et, comme en retrait, à la lisière, le Pavillon de Chasse. Vous y demeuriez dans l'ombre bleue, à peine plus visible que la brume sur l'étang. Alors, vous apercevant soudain, je me suis arrêté. Vous étiez drapée dans un grand châle noir. Votre visage en émergeait dans une pâleur lunaire qui me donnait le sentiment d'une apparition. Un peu comme si, brusquement, je m'étais trouvé sur le bord d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe. Vous, dans la perspective de cette demeure austère dont les larges moellons de pierre blanche, les fenêtres aux cadres étroits, le sombre toit d'ardoises donnaient l'impression d'arriver hors du temps, vous donc, en un lieu indéfinissable. Comme en toile de fond, des phrases entières de "La Maison Usher" me revenaient en mémoire, genre d'équivoque marée qui faisait ses battements d'enclume dans la conque de ma tête :

"Pendant toute une journée d’automne, journée

fuligineuse, sombre et muette, où les nuages

pesaient lourd et bas dans le ciel, j’avais traversé

seul et à cheval une étendue de pays

singulièrement lugubre, et enfin, comme les

ombres du soir approchaient, je me trouvai en

vue de la mélancolique Maison Usher. Je ne sais

comment cela se fit, – mais, au premier coup

d’oeil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment

d’insupportable tristesse pénétra mon âme."

Je ne savais plus qui j'étais réellement, quel grand écart m'avait subitement projeté vers Baudelaire, Poe, ce livre si étrange dont je possédais un exemplaire sur les rayons de ma bibliothèque. Parfois, les nuits où le sommeil tardait, j'en lisais quelques nouvelles, celle-ci, singulièrement, que je tenais pour un chef-d'œuvre et qui, aujourd'hui, me rendait ma monnaie au centuple. Je pensais à cette "arrière-rêverie du mangeur d'opium, - à son navrant retour à la vie journalière -, à l'horrible et lente retraite du voile." Mais comment retrouverais-je mon entière conscience hors du voile et ma lucidité après cette vision qui inclinait au fantastique ? Je me voyais si dérouté que j'allais rebrousser chemin, lorsque le linge qui vous enveloppait a vibré sous l'effet du vent forestier. Alors je me suis approché, si près que vous deviez percevoir ma respiration, le brouillard de mes yeux, l'agitation de mes mains. C'était étonnant cette posture hiératique dans laquelle vous vous teniez, pareille à la falaise de craie surplombant le vide que d'étranges freux auraient enveloppée du linceul noir de leur vol. Et, cependant, nul cri, la pesanteur du silence seulement. J'ai posé une première question, cherchant à connaître votre identité. Puis une deuxième sur la raison de votre présence dans ce théâtre ossuaire. Puis une troisième afin d'apprendre le lieu de votre séjour. Mais rien ne bougeait et l'air était comme figé, pris dans une étroite nasse. Dire mon désarroi aurait été une gageure dépassant l'entendement. Proférer un mot de plus une violation d'un domaine qui semblait réservé depuis les étroites membranes de l'étrange. J'ai reculé d'un pas, puis de deux. La poulie d'un vieux puits a fait son grincement de rouille au-dessus de la margelle. Cependant que vos yeux fixes semblaient me suivre dans ma déroute. Jamais je n'avais vu pareille intensité au fond d'un regard qui, pourtant, paraissait éteint, sur le point de vaciller. De quelle flamme intérieure étiez-vous animée qui vous privait de tout contact avec le monde ? Quel pesant secret dissimuliez-vous dans l'enceinte de votre peau d'albâtre ? Mais, à poser tant de questions sans réponse, je demeurais sur le seuil d'une porte qui, sans doute, resterait scellée.

Lentement, sur ma corde de funambule, j'ai fait demi-tour, toisant le vide avec quelque appréhension. Je progressais sur l'allée semée de sable avec circonspection, jetant parfois, un rapide regard par-dessus mon épaule. Déjà vous n'étiez plus qu'une vague ligne de fuite s'immolant dans une nuit sans fond. Au sortir du couvert des arbres un homme fumait, appuyé sur le pommeau d'une canne. S'apercevant sans doute de mon trouble et surpris par mon teint livide - je devais ressembler au masque du mime - il me dit, s'éclaircissant la voix :

"Monsieur, je vous vois bien troublé. Auriez-vous été victime de la Folle de la Muette ? C'est l'heure où elle attend ses victimes. Voyez-vous, ces temps-ci, des hommes, jeunes comme vous, disparaissent du côté du Pavillon de Chasse et, plus jamais l'on ne retrouve leur trace. Ah, il s'en passe des choses étranges, dans ce pays ! Mais hâtez-vous de regagner votre logis avant qu'elle ne se ravise. Sans doute vous a-t-elle pris en affection. Au moins provisoirement ! Bonsoir, Monsieur."

Les mots du vieil homme résonnaient encore dans l'enceinte meurtrie de ma tête lorsque, débouchant de la rue de la Muette, j'arrivais en vue de la gare.

"Tout d’un coup, une lumière étrange se

projeta sur la route, et je me retournai pour voir

d’où pouvait jaillir une lueur si singulière, car je

n’avais derrière moi que le vaste château avec

toutes ses ombres."

Oui, les paroles du narrateur de Poe, j'aurais pu les faire miennes, tant il y avait de similitude entre ce que je vivais à l'instant - le Château de Maison-U se découpant sur fond de ciel couchant - et cette étrange lueur qui semblait monter des profondeurs de la forêt. Le quai de la gare était vide et le vent du nord faisait son sifflement lugubre. Je suis monté dans le train, me suis affalé sur la première banquette venue. Il n'y avait personne et le convoi avait l'allure d'une équipée fantôme. Sur la droite, les tours de la Défense, prises dans leurs éternelles brumes grises semblaient tutoyer quelque cataclysme. A Saint-Lazare les bordures de ciment étalaient leurs perspectives à perte de vue dans une brume équivoque qui me rappelait le Pavillon gris, sa sinistre désolation. Je suis monté dans le bus 27 qui a quitté son aire de stationnement dans un chuintement de pneus et dans le vent de sa porte automatique. Il n'y avait ni chauffeur, ni passagers, sauf moi, blotti sur le strapontin au-dessus de la roue. À Italie, j'ai appuyé sur le bouton de demande d'arrêt. Le soufflet s'est déplié avec la mansuétude d'un vieil et lugubre accordéon. Je suis descendu sur le trottoir. La Place était livide, seulement parcourue de bourrasques. Arrivé à ma mansarde du septième étage, j'ai poussé un soupir de soulagement. Sur mon lit, le livre de Poe était ouvert. "La Maison Usher" faisait tourner ses pages les unes après les autres, s'arrêtant parfois sur des passages qu'autrefois, j'avais soulignés pour leur singulière beauté en même temps que leur étrangeté. Il ferait froid cette nuit sur Paris, l'air bleuissait. Il était temps de se disposer à la froidure. L'hiver était arrivé par une porte que l'on n'attendait pas, qui, jamais, ne se refermerait. Les draps, sur mon corps étroit, faisaient leur bruit de râpe. A ce régime-là il ne me resterait pas assez de peau pour connaître le printemps. La mansarde de la Maison Usher battait aux quatre vents et les volets claquaient sur la toile libre du ciel. Il me faudrait changer les gonds avant que tout ne chute dans le vide. Un malheur est si vite arrivé !

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