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13 juillet 2016 3 13 /07 /juillet /2016 08:04
« Oublieuse mémoire ».

Petites pudeurs avec un

"costume marin".

Œuvre : André Maynet

***

« L’Océan voudrait effacer en nous tout ce qui pourrait ressembler

à un souvenir et nous submerger dans sa grande masse oublieuse ».

« Boire à la source ». Jules Supervielle

*

 C’était un matin lumineux de septembre. Le regard portait loin dans l’air tendu comme une soie. Nul bruit à l’horizon sauf les dérives du vent là où le regard ne se posait jamais qu’à s’en absenter aussitôt. La saison touchait à sa fin. Les touristes étaient partis, laissant, derrière eux, des odeurs d’huile camphrée, des bateaux de papier, des queues de cerf-volant accrochées aux touffes hirsutes des tamaris. C’était une manière de désolation heureuse, la présence en creux d’une foule, la dilution des cris dans les sillons du sable. Ici et là couraient de brunes vergetures, flottaient des chevelures de goémon, blanchissaient des os de seiche pareils à des lueurs au fin fond d’une forêt. Tout était au repos, tout gisait à terre dans une irisation de lagune que, bientôt, l’hiver reprendrait dans son austère vêture. Marcher au bord de l’Océan était une manière de ressourcement, une recherche purement narcissique dans laquelle j’espérais que la brume solaire me délivrerait une image, peut-être un portrait à la teinte sépia, ou bien une silhouette que je pourrais faire mienne. Nous sommes tellement en quête de cette empreinte que nous croyons déposer sur les choses alors que, le plus souvent, ce sont elles qui gravent en nous les stigmates dont nous sommes porteurs à notre insu. Telle ride signant la joie, telle autre l’inquiétude, telle autre encore un souci dont l’épine plantée dans la chair nous fait existentiellement claudiquer sans que nous en connaissions la provenance.

 Soudain, dans l’échancrure du jour, là-bas sur la vaste plaine de sable, une double présence telle une apparition sur la dune du désert, un mirage vibrant de sa propre énergie dans l’air qui crépite et brouille la vue. Je ne sais comment le miracle s’est accompli, par quel mystérieux tour de magie a eu lieu cette condensation de l’espace, cette rétroversion du temps qui s’est saisie de moi et m’a déposé dans cette manière d’innocence première, d’heure native par laquelle renaître à celui, qu’un jour, j’ai été. Je suis « Mousse », cet enfant insoucieux, à peine engagé sur le chemin de la vie, trottinant à la façon d’un cabri, pieds nus effleurant le sol, vêtu d’un costume marin au bel ordonnancement (cette époque d’antan était sensible aux signes et symboles, à la rigueur d’un vêtement, au voyage qu’il appelait, à l’engagement qu’il supposait), ma main droite dans celle de Maman, cette effusion de l’instant aussi mince qu’un corps de libellule, son maillot couleur de chair jouant avec un teint si clair qu’il pourrait aussi bien être celui d’une fée, d’une princesse habitant un château de nuages. Je sens couler en moi son fluide, je sens ce courant, ce magnétisme qui me parcourt comme le ferait l’eau d’une fontaine, promesse de jouvence éternelle, de bonheur accompli, de félicité flottant tout juste contre l’âme, tel ce ballon bleu, cet azur si léger qu’il pourrait se confondre avec le lac des yeux, la promesse de l’Aimée, le vol d’un ange ou bien celui de goélands aux ailes largement éployées comme pour signifier cette seconde suspendue, goutte solaire dans un ciel qui, jamais, ne se reproduira. Qui est déjà en fuite. Qui est souvenir, mémoire entachée d’oubli.

 Il est si difficile de fixer l’existence dans les rives de l’heure alors que partout coule le sable vers son devenir, que s’agitent les vagues dans un flux qui les fait se lever en même temps que le reflux les emporte au loin, dans un mouvement si illisible qu’il paraît s’effacer dans le soubresaut même qui le constitue. C’est un réel ravissement que d’être ici et maintenant, dans son corps d’adulte, en haut de l’étendue de sable et, à la fois, dans cet instant si irréel qu’il semble un simple empilement d’idées, un brouillard de sensations, une brisure de petite madeleine dont le palais ébloui prend acte comme d’un événement à portée de la main, magnifié par la vertu de la réminiscence, amplifié à la seul force de l’imaginaire. Collision sublime des expériences qui s’emboîtent dans le genre d’œufs gigogne, chacun vivant de la matière de l’autre, du miracle de la rencontre, du frémissement qui, tel une ode, une arche, relie le présent à ce présent qui fut, que la mémoire réhabilite à l’aune d’une « seconde vie », cet écho qui porte haut le sentiment de vivre.

 Ce qu’il faut faire, c’est ceci : avancer tel le funambule, la grande perche de l’espoir tendue entre les mains qui frémissent, à la recherche de l’équilibre, doué d’une double vue, un œil à l’adret de l’existence, un autre à l’ubac, visant ce passé dont la poussière d’or est encore perceptible, quelque part dans la lumière du cortex, puis s’immisçant dans cet éclair du présent qui illumine notre front et dit notre passage sur ce fil infiniment tendu que toujours nous tâchons de saisir alors qu’il nous échappe, ligne d’horizon se perdant dans les limbes du crépuscule. Si bien de marcher ainsi, dans une sorte de rêve éveillé, la tête dans les nuages, les pieds solidement ancrés sur le sol dense de la réalité parmi les confluences du monde. La progression est si légère, anodine, empreinte d’un si imperceptible sautillement qu’on croirait à un surplace semblable à la marche du mime, enroulement d’un pas dans l’orbe de l’autre sans même que la succession en soit apparente, immobile mobilité vivant sa vie immatérielle à l’aune du rien, de l’éternelle irrésolution qui en fait une simple apparence, non le factuel procédant à l’avancée de son propre temps. Mais on sursoit à ce qui nécessairement va advenir, mais on se love dans l’ombilic du songe, mais on remonte le fil des jours aussi loin que l’on peut, on cherche à deviner une lointaine origine. Une faible et hésitante lumière vacille, là-bas, au bout de ce qui n’a pas de nom, n’en aura jamais car nul passé ne revient jusqu’ici dire sa fable, raconter ce que fut le bain dans l’eau de la claire fontaine, l’odeur du pain grillé dans le petit matin, la promenade en bateau sur la mer qui luisait pareille à une plaque d’étain.

 Vieux, maintenant, Petit Mousse, accompli jusqu’en son heure de cendre, tempes grisonnantes, barbe chenue, pipe d’écume au tuyau recourbé par lequel s’échappent, tels de fins nuages d’écume, les fragments de la mémoire. Maman vient de me lâcher la main me reconduisant à mon chemin de solitude. Je suis grand face à cet Océan sans limites qui me dit en termes métaphoriques la dérive hauturière de la vie. Oui, je sens ses vagues si proches, éblouies de bulles transparentes, son odeur d’écume (la même qu’autrefois lorsque, enfant, je m’initiais à ma première navigation, mon premier questionnement du monde et des choses), je vois son infini gonflement, sa houle, son dos immense pareil à celui d’une inoffensive et maternelle baleine. Je suis un Jonas qui dérive trois jours et trois nuits dans le ventre qui l’accueille pour mieux le rejeter ensuite. Je suis l’inconnu vers lequel je dérive afin que, me possédant un jour, l’énigme d’être fût résolue si, toutefois, elle peut prétendre à une connaissance. Le soleil baisse à l’horizon. La brume monte de la mer, toile grise où s’engloutit le ciel. Les goélands s’y perdent et leurs cris ne sont plus que d’étranges appels dont on ne sait plus ni le sens, ni le lieu d’où ils proviennent. Mon ballon, cette tache bleue de perle, je n’en vois plus que la larme pendue tel un œil perdu dans l’immense. Maman n’est plus qu’un pieu planté dans la vase, curieux bouchot de corail où viendront s’assembler des grappes de coquillages, plus qu’un sémaphore lançant dans le silence ses flammes presqu’éteintes. Tout se dissout dans une neige, tout se replie dans un frimas hivernal. Où suis-je, moi l’enfant qui croyait à l’éternité ? Où suis-je ?

«L’Océan voudrait effacer en nous tout ce qui pourrait ressembler

à un souvenir et nous submerger dans sa grande masse oublieuse ».

« Boire à la source » est toujours le risque de s’y abîmer.

 Où suis-je ?

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