Œuvre : André Maynet.
Petite, déjà, elle ne rêvait que de ça, se dissimuler derrière le premier objet venu, un meuble, un fauteuil et y demeurer aussi longtemps que possible de manière à ce que sa présence fût aussi discrète que la trace du nuage dans le ciel lavé de pluie. On ne l’entendait guère, on la devinait quelque part dans une faille d’ombre, occupée d’elle-même ou bien dorlotant une poupée dont elle était, la plupart du temps, une sorte de mère abusive. Son père lui disait, Boîteline, sors donc de cette boîte et va dans le jardin, au moins tu profiteras de l’air et de la lumière. Le sobriquet de Boîteline, dont plus d’un étranger s’étonnait à juste titre, lui était venu de sa manie à elle, Line, d’habiter des boîtes de carton comme tout un chacun vit dans son salon avec naturel et simplicité. Car Line était, par essence, de la race des aimables sauvages qui vous aiment d’autant plus que vous vous éloignez d’eux. Ce n’était pas qu’elle était foncièrement fâchée avec le genre humain, mais son esprit d’indépendance faisait d’elle une îlienne lorsque les jours étaient fastes et la locataire d’une geôle ou bien d’une bien étrange cellule dès que le temps virait à l’orage. Ceci avait, entre autres avantages, le mérite de la soustraire à la vindicte de ses parents car ces derniers, parfois irrités des fugues à répétition, ne savaient plus à quel saint se vouer afin de la dénicher dans la complexité des combles ou le sombre de la cave où dormaient les araignées et les gentils mulots.
Et cette tendance à la « boîtologie » n’avait nullement régressé dans le temps si bien, qu’adolescente, elle passait le plus clair de ses journées au creux d’un taillis, au fin fond d’une combe ou bien dans les hauteurs d’une palombière désaffectée dont elle faisait son lieu de retraite favori. De là, non seulement elle n’avait pas à supporter la promiscuité de ses copines qu’elle jugeait superficielles et des garçons boutonneux qui lui faisaient la cour avec la grâce de coléoptères s’ingéniant à pousser devant eux le butin consécutif à leur laborieuse récolte, mais elle avait tout le loisir d’observer le monde de loin et de n’en tirer guère d’inconvénient sinon, parfois, de ressentir dans ses membres un engourdissement passager. Il n’était pas rare qu’elle emportât dans son retranchement volontaire un livre illustré montrant les fosses marines, les profondeurs abyssales où vivaient les poissons aveugles aux yeux globuleux et les poulpes aux longs tentacules qui fouettaient les myriades de bulles du bout de leurs flagelles paresseux. Le lecteur, la lectrice auront facilement deviné que notre modeste héroïne, sous couvert de se distraire, se consacrait aux joies de la psychologie des profondeurs, sondant l’âme de ses habituels coreligionnaires à la lumière de ses réflexions, lesquelles pour être rapides n’en étaient pas moins douées d’une belle intuition. Ainsi, parfois, sur un carnet de croquis, jetait-elle, au hasard de ses fantaisies, quelque caricature de ses frères et sœurs, de ses oncles et tantes et de ses camarades de classe, autant d’esquisses dont elle eût pu décorer le musée Grévin, autre nom pour l’aimable comédie humaine dont les Existants étaient les représentants habituels à défaut de s’en apercevoir. Ses premiers émois littéraires, elle les trouvait aussi bien dans Les Rêveries du promeneur solitaire que dans les belles pages de Vendredi ou la vie sauvage du philosophe Tournier.
Du bout de son crayon, elle se plaisait à entourer les passages qui parlaient le plus à son cœur et il ne faisait aucun doute que c’était bien cet organe subtil et sensible qui était mis en jeu, plutôt que celui où était censé siéger la raison, ce mystérieux cerveau dont, depuis longtemps, on s’ingéniait à faire le tour sans bien savoir ce que cachait sa mystérieuse matière grise. Souvent elle parcourait un mince fascicule contenant des extraits de la Cinquième Rêverie, s’identifiant à Jean-Jacques lui-même et alors la palombière flottant dans le vent devenait pour de longues minutes cette belle île Saint-Pierre qu’entouraient les flots du lac de Bienne. Savait-elle seulement, d’une connaissance sûre ou par une approche toute émotive, qu’elle renouvelait l’expérience des romantiques et mettait en exergue le pur sentiment d’exister au contact d’une nature aussi généreuse qu’oublieuse du monde et de ses maléfices ? Sans doute n’en éprouvait-elle que les harmonieuses lames de fond, tout au bord d’une jouissance quasi-mystique dont la rêverie éveillée était le creuset. Et, quant au lieu de cette mystique, elle ne pouvait qu’être immanente, limitée à la découverte de son propre moi, à la révélation immédiate d’une identité qui se déclinait le plus souvent sous d’inoffensifs patronymes, au rang desquels, figuraient la Sauvageonne ou bien Farouche, ou bien encore Marmotte en raison de son inclination à regagner le refuge de son terrier à la première alerte qui se manifestait à l’horizon de son être.
Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image: mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans effort.
Et, tout comme le pensionnaire des Charmettes, lorsque le signal convenu, le hululement d’une chouette ou la fuite rapide d’un pic-vert, la chassait de ses habituelles songeries, elle se disposait à quitter son abri sans, toutefois, n’avoir lu et relu quelque passage de l’auteur du Roi des aulnes dont elle appréciait aussi bien la qualité de la prose que la profondeur et la justesse des idées. Elle était particulièrement sensible à ce passage de Vendredi où l’hôte de l’île de Speranza fait la découverte d’une grotte qui, pour être mystérieuse et inconnue, n’en recèle pas moins de prodigieuses richesses, à savoir de faire signe, symboliquement, vers cette vie d’avant la vie, cette conque primitive qu’il habita avant même que la lumière du jour ne l’atteigne.
Enfin il se décida à se lever et à se diriger vers le fond de la grotte. (…) Il arriva mollement dans une sorte de niche tiède dont le fond avait exactement la forme de son corps accroupi. Il s’y installa, recroquevillé sur lui-même, les genoux remontés au menton, les mollets croisés, les mains posées sur les pieds. Il était si bien ainsi qu’il s’endormit aussitôt. Quand il se réveilla, quelle surprise ! L’obscurité était devenue blanche autour de lui. Il n’y voyait toujours rien, mais il était plongé dans du blanc et non plus dans du noir ! Et le trou où il était ainsi tapi était si doux, si tiède, si blanc qu’il ne pouvait s’empêcher de penser à sa maman. Il se croyait dans les bras de sa maman qui le berçait en chantonnant.
Donc, sur le chemin qui ramenait Line (qui, tout aussi bien aurait pu se nommer « Robinsone » (pourquoi donc le féminin de Robinson n’existe-t-il pas ?), la jeune fille avait bien du mal à s’arracher à cette manière de « re-naissance » dont le texte de Vendredi l’avait dotée à son insu mais qu’elle revivait à la façon d’un événement exceptionnel. La blancheur du jour, la clarté du réel dont elle avait fait de nouveau l’expérience, voici qu’elle venait d’en vivre, dans les profondeurs mêmes de son corps, dans les arcanes de sa psyché, l’arrière-monde empli d’obscurité, ce sublime noir alloué au rêve, à la densité de l’imaginaire, au sol originel d’où le verbe de l’existence s’arrachait afin que l’homme se connaisse et avance sur le chemin de son destin. C’était ceci, elle en était maintenant sûre, qui l’inclinait le plus souvent à choisir le terrier plutôt que l’aire découverte de la plaine où soufflait le vent, à préférer la touffeur humide et grise de la mangrove plutôt que la plaque brillante de la mer, à longer la ravine emplie d’ombres mauves plutôt que le bord du plateau où glissait la lumière. Pour toujours, sans doute, elle serait cette étrange habitante des clairs-obscurs, cette sorte de bernard-l’hermite ne faisant sortir à l’extérieur de sa forteresse que cette pince dressée qui voulait dire la subtile préhension du jour, mais la toujours possible retraite et la rapide réclusion dans le noir, là où toutes les virtualités étaient possibles, toutes les puissances en réserve avant que ne s’actualise le champ des possibles. Être Line, c’était ceci : se tenir sur le bord des choses, à la limite de soi, progressant à la manière du caméléon, un pas dans le passé, un pas dans l’avenir, puis un nouveau pas dans le passé, en attente d’être vraiment. Car l’on n’était jamais sûrs de rien, pas même d’exister, d’offrir aux Autres une silhouette qui ne fût pas seulement une hallucination, une réverbération de ce que l’on souhaitait être mais qui, jamais, ne pouvait s’actualiser puisque, aussi bien, nos désirs ne sont réellement symbolisables sauf à être des esquisses qui s’effacent sitôt parues, comme sur la face grise des ardoises magiques de l’enfance. Et les Autres, du reste, n’étaient-ils pas de simples miroirs auxquels l’on ne demandait que de réfléchir sa propre image, de refléter son visage originel, celui qui nous fut donné un jour afin de goûter, sentir, voir, entendre le monde ? Et alors quelle importance de se nommer Sauvageonne, Farouche, Marmotte ces prédicats aussi improvisés qu’amusants dont tout un chacun pourrait vêtir sa forme tellement l’humaine condition est partout semblable, douée des mêmes analogies, des mêmes ressources, soumise à d’identiques écueils ? Ne serait-il pas plus simple, plus vrai, de procéder à une unique nomination qui assurerait au genre humain le caractère essentiel par lequel en reconnaître la belle singularité en même temps que la confondante aventure ? Les hommes, les femmes, nommons-les Narcisse, ces êtres constamment à la recherche d’eux-mêmes, tout comme Rousseau était en quête de lui-même dans cette Cinquième Rêverie dont le lac de Bienne lui renvoyait l’image, tout comme Robinson s’inquiétait de retrouver la sienne (et celle de Tournier par simple participation) dans cette grotte utérine, ce premier cosmos, au sens étymologique, cet univers organisé, intelligent et intelligible, mais aussi dans son acception de parure, ornement que l’on retrouve dans le mot cosmétique. Or, qu’est-ce que la cosmétique, sinon l’art de remettre de l’ordre, de la beauté dans ce qui risquerait d’en pâtir, à savoir cette épiphanie humaine que nous présentons au monde, aux autres, a nous surtout puisque nous sommes le premier miroir que les choses nous tendent afin que nous prenions sens. Or le sens est l’acte indépassable qui ouvre en même temps qu’il clôt notre propre compréhension de l’être. Que nous sommes. Les Autres sont de surcroît, pareils à d’incomparables reflets qui nous situent à notre point focal. Pour cette raison, nous sommes des sauvageons, des farouches, des marmottes et souhaitons le demeurer !