Œuvre : Elsa Gurrieri
Huile sur toile - 2014
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« Toscanita … Toscanita », criait la mère dans l’ombre des murs de pierre. Sa voix résonnait jusque dans la chambre de la jeune fille. « Lève-toi, c’est l’heure d’aller éveiller ceux qui dorment et n’attendent que toi ! » Les paroles de la mère ricochaient longuement dans le mystère du jour naissant puis mouraient tout contre la blancheur des murs de chaux. Toscanita, encore prise de sommeil, s’étirait comme le font les lézards au sortir de leur gîte de sable, leur goitre se gonflant comme une outre minuscule. C’était si réconfortant, là dans le plissement gris des draps, de songer longuement à ceux qui étaient sur le point d’être et dormaient encore dans le silence des herbes. Car Toscanita avait un pouvoir, mais elle seule le savait, sa mère aussi, ainsi que les animaux qui vivaient alentour et les courbes douces du paysage. Toscanita pensait « eau » et une douce pluie fusait de ses doigts avec ses épingles de cristal. Elle pensait « terre » et les collines de dressaient contre le ciel avec leur lente et lourde inclinaison. C’était très tôt encore et tout était dans la réserve de la parole, avant que l’événement ne survienne. Comme une mutité qui n’en finissait pas, une langueur qui voulait durer, une jouissance se retenir au creux de l’invisible. Tout là-haut le ciel était une mer emplie d’outre-bleu avec des taies de nuages couleur de soufre. On y voyait d’infinies fantasmagories : un serpent à l’œil ovale avec sa langue dardée vers le passé ; un genre de monstre avec un nez pareil à une presqu’île, une bouche semblable à une baie, un œil comme une goutte de nuit, des oreilles pointues s’étirant vers quelque incompréhensible futur. On y voyait un lion avec sa crinière mousseuse, sa queue relevée en chignon, ses pattes et ses griffes. Enfin, on y voyait toute une théorie de destinées diverses, aussi bizarres les unes que les autres. Mais voir cela tenait du prodige car rien ne durait vraiment que le jour, bientôt, noierait dans une indistincte marée. Alors il fallait aiguiser ses pupilles, en faire des pointes de diamant et inciser le réel avec la force de sa volonté, faire rendre raison à tout ce qui se dissimulait mais n’attendait que de surgir.
Toscanita fixait cette terre où s’enracinait sa vie et, soudain, tout se déployait jusqu’à l’infini du songe. Tout parlait, tout faisait sens avec générosité, merveilleuse corne d’abondance dont l’inépuisable était la loi. Le triangle des collines montait à l’assaut du ciel avec l’assurance des choses exactes. Le chemin, encore si peu visible, simple cendre parmi des feux éteints, faisait sa lente progression, son simple chuintement comme pour dire l’imminence du paraître, le poème qui se lèverait et coulerait avant longtemps jusqu’aux yeux distraits des hommes. Puis il y avait les arbres, les majestueux et étonnants cyprès, ces ombres portées des morts sur l’aire à peine émergée de la nuit. C’étaient des flammes noires venues proférer l’immémoriale tragédie, instiller le doute au cœur des humains, tracer sur le sol de misère les traces ineffaçables du malheur, les stigmates de la condition humaine. Il y avait beaucoup de douleur à regarder cela, à s’immoler, en quelque sorte dans l’image funéraire, plombée, aux teintes sourdes pareilles à celles d’un antique vitrail dans la touffeur d’une crypte. Mais, depuis son jeune âge, l’adolescente - cette métamorphose en acte -, savait combien la joie, la pure joie avait partie liée au drame : comme son revers intime, sa peau sous jacente, sa texture inamovible. Pas de blanc sans noir. Pas de rire sans pleurs. Pas de vie sans mort. Cela elle le savait grâce à une connaissance intime, sans paroles, une simple levée de picots sur son épiderme de pêche, une irisation mouillée de ses papilles, une turgescence de la chair dans les replis de sa volupté naissante. Être là, sur ce coin de sublime Toscane, sous le ciel immense, sur les collines infinies à la souple ondulation, tout près des perspectives régulières des cyprès-chandelles, avec les lignes d’arbres fécondées par les taches mouvantes de la lumière, être là et avoir treize ans, c’était faire offrande de son corps à cela qui survenait dans la radiance du pur bonheur. C’était vivre dans l’immédiateté de sa parution sur terre et se confier à la touffe d’herbe, à la fuite du scarabée, à la stridulation de la cigale dans le chant de midi.
De Toscanita au paysage qui l’accueillait, il n’y avait nulle distance, nulle épaisseur qui eût pu créer du mystère, infuser de l’étonnement, susciter d’interrogation inopportune. Tout allait de soi, identiquement au fin brouillard qui flotte au-dessus des lagunes sans se questionner sur le sens de sa présence au monde. Une disposition de la nature à être dans la simplicité. Toscanita était cette jeune fille, loin de l’enfance, pas encore tout à fait femme mais sur la pente douce qui y conduisait avec ses attraits, ses mystifications, parfois ses inquiétudes, ses espoirs sans fin, ses désirs inscrits dans le labyrinthe complexe de l’âme. Grâce tutoyant le péché ou bien, dans la candeur de cet âge, ce qui eût pu en tenir lieu mais qui, en réalité, n’était qu’aimable songerie. Comme on vole, à la vitrine du marchand, le poisseux berlingot dont on éblouira sa langue curieuse. On aura une assez bonne idée de qui était Toscanita si l’on se représente, mentalement, une image en voie de constitution tenant à la fois de la Lolita de Nabokov, des « Jeunes filles en fleur » de David Hamilton avec une touche d’effronterie que révèlent les modèles oniriques de Balthus. Un âge entre deux âges, l’imaginaire tenant la bride et, parfois, entre des allures de trot, de furieux galops comme si la vie, prenant le mors aux dents menaçait de s’échapper pour ne plus paraître. Mais, si le feu couvait sous la cendre, c’était surtout cette dernière, la cendre qui demeurait visible et donnait au couple Toscanita-Toscane ce sentiment de plénitude et de ravissement immédiat. La volupté, le désir étaient en sous-sol qui, plus tard, feraient leurs lames de fond et, sans doute, bouleverseraient les notes apaisées de la symphonie.
Mais suivons Toscanita dans ses pérégrinations matinales, au fil des saisons et des couleurs, au rythme de ses inclinations à paraître dans le naturel et l’évidence même. Comme une longue dérive un peu ivre de soi. La mousse de ses cheveux, dans le soleil naissant, c’est la couleur même des chaumes des « crete senesi », ces collines siennoises qui tutoient le ciel avec la douceur de l’écume. Le diaphane de son front, c’est la lumière tamisée de la brume avec sa fuite dans les lointains, quelque part, là-bas, du côté de la mer. L’ovale de son visage, c’est ce chemin de cyprès qui ondule dans la pente des blés, montant vers le village où demeurent les maisons de pierre, serrées en grappes compactes. Sa poitrine menue - deux grains de raisin-muscat translucides -, c’est cette comptine que l’on voit faire ses taches pommelées dans le ciel d’été alors que, bientôt, l’orage fondra avec ses larmes de résine. L’aire ombreuse de son ventre, c’est cette plaine qui court à l’infini sous la caresse du vent avec la toison de ses moutons blancs perdue dans les confluences de l’air. Son ombilic pareil à un grain de café, c’est cette mince rature du sol, cette faille d’argile ronde qui habite le creux d’une vallée, semblant y dormir pour l’éternité. La coupe claire de ses hanches, c’est le peuple des arums dans le frais d’une fontaine, leurs calices rassemblés dans la fraîcheur annonciatrice de la nuit. L’amande fragile de son sexe, c’est un à peine visible gonflement, c’est le « Citron du Paradis », ce fruit défendu qui brille dans le vert profond des arbres aux lourds effluves. La dentelle aérienne de son mont de Vénus, le vol léger de l’écaille marbrée, le soir, lorsque l’air fraîchit avant la nuit. Ses jambes fuselées, l’eau brillante de l’Arno, au loin, sous les arcades du Ponte Vecchio, tout près des façades aux teintes de pain brûlé. Ses pieds menus, les trésors que l’on trouve à Florence au Musée des Offices, « La naissance de Vénus » de Botticelli, par exemple avec cette innocence des premiers matins du monde.
C’est cela que porte en elle Toscanita, c’est pour cette raison que sa mère lui a donné ce sobriquet si étrange qui résonne à la manière de l’inscription d’une petite Toscane à l’intérieur de la réelle, la grande, celle qui enchante à la mesure de sa magnétique beauté. Tout part de la Toscane, tout y retourne comme pour dire cela qui est précieux, cette nature intacte ; cette courbe immense de l’horizon ; ces architectures de cyprès qui ponctuent l’espace ; les accumulations de pierres posées sur les tumulus comme des témoins du temps, ces maisons si intimement liées à leur sol natif qu’elles s’y fondent dans un rare bonheur ; l’arcature ouverte du ciel, sa démesure sous les trois soleils de l’aube, du zénith, du crépuscule quand vient l’ombre bleue ; la mer des champs semés d’épis blonds ; la lumière si belle, si claire qu’on la croirait irréelle, immatérielle, ses grains comme un brouillard naissant de sa propre absence ; les villes aussi et leurs logis sombres, leurs palais, leurs œuvres de la Renaissance éclairant de leur somptueuse luminosité les esprits ouverts, les chercheurs de connaissance, les navigateurs au long cours. C’est cela la Toscane : une sublime illumination avant que la nuit n’ensevelisse tout dans une même torpeur, dans une identique confusion et alors les mains des existants brassent l’ombre comme des ailes de chauve-souris et l’effroi est grand qui habite le vide, serre les poitrines, altère les coeurs solitaires.
« Toscanita … Toscanita », criait la mère dans l’ombre des murs de pierre. Sa voix résonnait jusque dans la chambre de la jeune fille. « Lève-toi, c’est l’heure d’aller éveiller ceux qui dorment et n’attendent que toi ! »
Longtemps les paroles de la mère résonnaient entre les murs blancs alors que les hommes, dans l’espace alentour, dormaient, leurs poings serrés sur des rêves d’étoupe et que la lumière commençait à défroisser ses membranes grises. La beauté allait venir qui ferait les yeux brillants et les langues déliées. Il n’y avait plus qu’à attendre.