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18 avril 2016 1 18 /04 /avril /2016 08:38
Petite porteuse de lumière.

« Lucie ».

Œuvre : André Maynet.

Ce n’était pas encore la Terre, ce n’était ni le jour ni la nuit. Le temps était une gangue de mercure qui faisait rouler ses grains dans un espace si étroit que les boules s’agrégeaient, s’assemblaient comme si les heures avaient décidé de se figer, de demeurer dans l’immobilité. Il y avait si peu de mouvement et les premiers bruits étaient pareils à une longue vibration qui aurait parcouru l’entièreté du vide avec une insistance de scie musicale. Etait-ce le chant prémonitoire des planètes, l’annonce de leur venue, immense parturition qui n’en finissait pas de faire sa mystérieuse chorégraphie ? Cela trépidait de l’intérieur, cela se dilatait, cela dépliait sa corolle mais avec tellement de discrétion qu’on n’en percevait que la manière de trémulation, l’esquisse première si semblable au babil du nourrisson. Cela hésitait. Cela psalmodiait depuis la bouche scellée de l’univers, cela s’impatientait. Les Premiers Hommes - ils n’étaient que des entités virtuelles, de simples hallucinations inconscientes d’elles-mêmes -, les Premières Silhouettes donc, en attente d’une âme, faisaient leurs longues cohortes au bord du monde, lèvres jointes dans l’attitude du recueillement, visages de cire comme au Musée Grévin, épaules lourdes et tombantes - on eût dit des Cro-Magnon en devenir -, orbites saillantes en forme de faucilles, sexes flasques non encore parvenus à leur bourgeonnement, piliers des jambes lourdement enfoncés dans la mixture d’argile et d’humus dont, bientôt, ils surgiraient afin que la croyance de leurs futurs coreligionnaires trouvât son point d’appui dans quelque mythologie religieuse. La foi n’était encore qu’un lourd miellat, une sombre concrétion se confondant avec l’inconscience partout répandue. Et comme les hommes n’étaient pas encore des hommes, seulement des tubercules promis à l’amour, l’art, les passions, les délires verbaux et les stances romantiques, ils ne voyaient guère au-dessus de la broussaille de leurs fronts que surmontaient d’hirsutes perruques, moitié chanvre, moitié étoupe. Autant dire que l’intelligence était réduite à la portion congrue, les sentiments aussi peu affinés que dans la soue du phacochère, l’humanité larvaire se soldant par quelques grognements. Le sourire ne les avait pas encore atteints, pas plus que la distinction et les bonnes manières. La vie végétative de l’intellect, les remugles d’une conscience encore enfouie dans les humeurs de quelque marigot n’inclinaient vers nul libre arbitre et le langage ne consistait qu’en quelques trémulations épidermiques, en longs frissons disant l’animalité encore présente. Pour les plus dégrossis d’entre eux, ils pensaient que le spectacle qui frappait leur rétine était celui du plancher de la Terre s’ouvrant sur une salle de vaste dimension, le ciel figurant le plafond que soutenaient quatre énormes colonnes où les dieux, la nuit, accrochaient les étoiles en guise de lampes. Cependant, qu’on n’aille pas s’étonner de ce prodigieux bond dans l’Histoire qui situait ces germinations limoneuses dans les mythes des populations de l’Egypte ancienne. Le temps était un tel chaos qu’il pouvait, dans le cadre d’une parenthèse relative du présent, aussi bien se projeter dans le futur que refluer vers le néant dont il provenait. Mais ici prend fin la légende. Ici commence la véritable et irréfutable histoire des hommes, cette incroyable épopée anthropologique dont nous figurons les postes avancés.

Imaginons. Nous sommes placés, pareils aux souffleurs du théâtre, dans la fosse étroite située sous le niveau de la scène et, par la meurtrière ménagée dans notre boîte, nous apercevons le grand praticable du monde sur lequel commencent à s’animer les formes imprécises, inachevées de ce qui deviendra l’humanité avec ses Brighella, ses Colombine, ses Valets et Maîtres de l’immense commedia dell’arte. Oh, pour l’instant les coulisses sont envahies d’ombre, aussi bien que les loges et les parterres des spectateurs. Se laissent seulement deviner des mouvements, des rigoles d’impatience, des désirs roulés en boule, prêts à se détendre comme le feraient des ressorts pliés sur leur spirale de métal. On est pareils à ces ombres de la caverne platonicienne, de simples et fuligineuses apparences tremblant dans l’effroi de n’être pas encore, de devenir mais de n’en rien savoir, de se confondre avec les tumultes adjacents puisque tout s’immole dans une même indistinction. Mais revenons au théâtre, mais revenons à la grande représentation mondaine qui fait ses soubresauts, ses sauts carpés, ses remuements ontologiques. Ce qu’on voit, tout au fond de la scène, comme sur un rideau impalpable, c’est ceci : une faible lueur de luciole dans un soir d’été, une à peine respiration sur la courbe du firmament. Est-ce une étoile ? Est-ce une comète brillant son dernier feu avant que de s’éteindre ? C’est si fragile, si indistinct. Cela hésite et avance à pas comptés comme pour annoncer la venue au jour d’un secret.

Nos yeux d’hommes primitifs, nous les entaillons d’un rapide trait, nous soulevons la broussaille de nos bourrelets orbitaux, nous mobilisons le peu de clarté qui vient visiter notre menhir de chair occluse. Comprendre, nous voulons comprendre depuis la mutité de notre douleur, depuis la fermeture qui nous confond avec la motte de terre, la feuille de l’arbre, la racine blanche qui voyage dans les complexités du sol. Nous dilations l’organe de notre vue, nous voulons la mydriase, l’ouverture par laquelle être au monde. Oui, voilà que cela se déplisse, que notre chair devient plus lumineuse, que notre peau se dilate comme sous l’effet d’un vent de l’esprit. Voilà que nous commençons à nous hisser au-dessus de notre chrysalide têtue. Loin, là-bas, au fond de l’espace, cette « faible lueur de luciole dans un soir d’été », c’est ce qui va porter notre conscience au-devant de nous et accomplir notre être dans la dimension humaine qui nous est promise de toute éternité. Mais écoutons qui vient.

Qui vient est cette forme si subtile qu’il n’y a guère de mots pour la dire et puis nous sommes encore si près de notre germe initial, tellement soudés à la matière et nos langues sont lourdes et notre langage si déficient que parfois il est préférable de demeurer en silence. Qui vient est cette Sublime au corps si léger qu’elle pourrait rivaliser avec le vent, le nuage, la chute de l’air sur l’illusion de l’aube. Une simple émergence du doute, une parole première qui fait son doux grésillement de flamme. Oui, de flamme car pour être il faut le feu, il faut la lumière. Dans le doux dépliement de l’atmosphère voici qu’apparaît Lucie. Son nom nous n’avons pas eu à le deviner. Il est coalescent à l’apparition même. Lucie est cette manière de fée, de personnage mythique venu d’un paysage indicible, d’une contrée impalpable. Lucie est lumière et nous, les hommes en devenir, à seulement la regarder, nous échappons à la gangue qui nous enveloppait et nous intimait l’ordre de demeurer semblables à la roche, à l’écorce, à la boule d’argile au fond du vallon ténébreux. Nous assistons, émerveillés, à notre propre métamorphose. Notre corps de chenille nous le sentons se dévêtir de ses prédicats indigents. Voilà que dans notre dos se déplient les ailes par lesquelles nous gagnerons les pays du songe, de l’imaginaire, les belles rives de l’intellection. Enfin nous serons hommes à la seule vérité d’une lumière qui dissipera l’incomplétude de la caverne, fera de notre trou de souffleur le lieu de profération et de dispersion du verbe. Car, alors, munis de ce beau viatique du lexique infini, nous n’aurons plus à le retenir dans l’aire de nos bouches étroites, nous n’aurons plus à « souffler » les mots mais à en faire des bannières étincelantes qui flotteront loin, pareils à des oiseaux libres dans le vent, ivres de lumière. Oui, vivre c’est cela : respirer le feu, fixer l’étoile, contempler la braise, débusquer la moindre étincelle dans les corridors de l’exister et la faire rayonner afin que l’ombre toujours présente, cette peur primitive dissimulée au centre du corps retourne sa peau et vienne célébrer l’hymne de la joie. Oui, la lumière rend lyrique. Oui la lumière déploie l’étendard de la passion. Comment pourrait-il en être autrement ? Imaginerions-nous, un instant seulement, la disparition des luminaires célestes ? La chute de l’étoile. La perte de Vénus dans les mailles de l’univers. La fermeture du Soleil, le seul dieu qui vaille et nous assure de vivre tout le temps de sa belle combustion. Aurions-nous la force de vivre sur la Terre visitée seulement par la nuit d’encre, le bitume recouvrant le cuir de nos visages ? Nous progresserions à tâtons, englués dans une confondante cécité. Nous serions alors identiques à des pierres d’obsidienne mourant de leur propre incurie, de l’absence de rayonnement venu du cœur de la pierre. Nous serions hors de l’être et donc remis au néant.

Nous voici sortis du labyrinthe dans lequel nous maintenait notre condition larvaire. Nous voici hommes debout, le front cerné de vives clartés. A mesure que Lucie progresse la peur s’efface, le doute le cède à la certitude, l’effroi décline pour laisser la place à un bonheur simple. Il n’y a pas de sentiment de plénitude plus accompli que de méditer face au levant, au bord d’une rivière ou bien les yeux flottant sur le dôme bleu de l’océan alors que les premières mouettes cinglent l’air de leur incision blanche, promesse de paix pour l’âme, de ressourcement pour l’esprit. Lucie-la-lumineuse qui porte à la hanche la clé qui ouvre le monde nous t’aimons comme nous aimons, la larme de cristal à la pointe de l’herbe, l’étincelle dans les yeux de l’amante, le rougeoiement de l’amour dans la chambre dont la nuit s’efface à contempler le miracle de la rencontre. Oui Lucie nous t’aimons. Demeure. Nous demeurerons avec toi !

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