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4 octobre 2020 7 04 /10 /octobre /2020 08:14
Comme une terre de Sienne.

Octobre 2015© Nadège Costa

Tous droits réservés

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 « Te chercher Mais où Parmi les couleurs de la terre L’argile et les odeurs brunes La plaine allongée sous le vent Est mon corps rempli d’attente Un matin Tu me feras pousser sous le feuillage Déjà Je guette le premier vent ». Martine Roffinella.

  Ta photographie, je l’ai dénichée dans le coffre duvieux grenier. Comme un souvenir exhumé d’une très ancienne mémoire. Emotion d’archéologue qui découvre au bout de son grattoir l’antique fresque, peut-être « Les petits chevaux de Tarquinia », cette belle déclinaison du cheval faisant corps avec son cavalier dans de belles teintes de noir, de sanguine et d’ocre. Oui, je sais, ton amour pour l’œuvre de Duras, mais ici, c’est de couleurs dont je parle, ces variations un peu usées, ces images qui inclinent doucement vers l’automne, vers ce qu’il y a de plus précieux, ces ors, ces rouille, ces bruns qui virent à la mélancolie. Un été finit, un hiver n’a pas encore commencé que déjà nous sommes en deuil de nous-mêmes, errants au bord de quelque vertige. Cela fait si longtemps que notre route commune s’est partagée en deux branches parallèles, lesquelles, bien sûr, ne se rejoignent jamais. Cela, cette impossible rencontre, depuis toujours je l’ai sue. Depuis le premier jour où, sur les bancs de l’université, nos regards se sont croisés. Une impossibilité d’être à deux dans le cadre étroit d’une même passion amoureuse. Ce à quoi nos corps se refusaient, la fusion dans l’unique, nos esprits le réalisaient dans cette littérature où se révélait le creuset de nos affinités. Longues étaient les discussions, enflammés les points de vue sur Proust, Baudelaire, Rimbaud. Nous nous divisions sur la nécessité de l’absinthe, de sa coulée verte dans la gorge du poète afin que, sublimée, la création parvînt à octroyer ce que jamais le réel ne dispense qu’avec parcimonie, la beauté en ses faces de cristal. Je disais l’alchimie de l’alcool, tu disais la plongée en soi dans la clarté et la pureté d’une méditation, l’exigence d’une contemplation. Ce sur quoi nous nous accordions, la persistance et le recours, y compris avec excès, à ces étonnantes « intermittences du cœur », à ces déchirements intimes, à toutes ces pertes des êtres chers qui, un jour ressurgissent et fondent les linéaments d’une œuvre. Jamais celle-ci ne s’exhausse du pur présent, fût-il singulier. Il faut à l’écriture l’espace d’une perte, le temps d’une longue incubation, la douleur d’une résurgence pour que s’annonce ce qui est rare, qui aurait pu être perdu et tire de cette éclipse sa force d’évocation, son caractère infrangible. Il faut l’imminence d’une turgescence, l’impatience de l’apaisement d’un désir : ici sont les conditions requises qui conduisent à une voie royale. L’art est la résultante de cette démesure. Oui, combien le poète est démuni lorsque, dans l’isolement de sa mansarde, venant tout juste de subir l’éblouissement d’une rencontre, une belle jeune femme au regard si troublant, il s’échine à poser sur la page blanche les signes de sa ferveur. Mais le temps est trop court qui sépare de la révélation et ne s’inscrivent dans la voyance du créateur que de fuyantes métaphores, des bribes de vers qui ne font nullement image, seulement le crissement incongru de la plume sur la plaine de papier.

  Certes ces considérations sur la sortie de soi en direction de la signification sont bien oiseuses. Ceci est à une telle altitude que seul le silence, le retrait et le refuge dans le secret du corps. Cette photographie, je me souviens, je l’avais dérobée à ton insu lors d’une de mes visites dans la minuscule chambre de bonne que tu occupais sous les toits de Paris. Une manière de rapt de ce qui, jamais, ne m’appartiendrait, le luxe que tu étais dans le cortège étroit des jours. Mais à quoi bon mesurer le passé à l’aune du ressentiment ou bien du simple regret ? C’est si vain de croire que les jours anciens, tout comme le phénix, pourraient renaître de leurs cendres. Maintenant l’automne est là comme un point d’orgue avant que tout ne disparaisse dans l’ennui et l’anonymat des terres dénudées. Regarder ton image, ses teintes sépia, les tavelures qui, de loin en loin en altèrent la surface, c’est comme de parcourir le temps à rebours pour y retrouver la lumière initiale, la promesse du jour, l’arche de clarté que porte en soi tout sentiment de l’avenir. Mais laisse-moi seulement décrire cette feuille de papier avec laquelle tu te confonds à la manière des feuillaisons que leur chute reconduit à une ineffable présence.     Dans le fond, je reconnais bien le mur de lèpre et de plâtre usé que tu sembles avoir rejoint dans une sorte de mimétisme. Je crois me souvenir de ton besoin d’unité, d’osmose avec le réel qui t’entourait. La laine de tes cheveux coule librement dans de belles clartés si proches de l’éclat de la douce châtaigne. L’ovale de ton visage, cette gemme qui reflète si bien ta vie intérieure, voici qu’elle est toujours un insondable mystère. Et ces yeux dont le cerne profond est comme un hymne à la joie, mais à une joie inapparente fêtant l’en-dedans des choses avec l’évidente souplesse d’une plénitude. Et cette bouche carmin à la limite de disparaître tellement l’ombre la préoccupe, la distrait au regard ordinaire. Il faudrait être bien égaré de soi et de la vérité ici présente pour n’en point observer la supplique muette, cette demande d’amour que tu adressais aussi bien au monde, aussi bien aux auteurs qui étaient tes amants de passage. Et ce creux de ta gorge, cette voix doucement retenue, ce poème lové en soi jusqu’à l’ivresse d’être et de sentir le bruit immaculé des choses. Et cette épaule dont la courbe se confond avec la douceur du vent sur quelque colline, du côté de Sienne dont la terre est précieuse aux peintres pour sa transparence, sa solidité. Cette même terre qu’utilisait Rembrandt dans la si belle texture de ses clairs-obscurs, ces infinies variations de l’âme. Celle aussi, sans doute, à laquelle avaient recours les artistes pour imprimer sur les murs de Tarquinia l’élégance et l’immortalité des chevaux chantés par Duras. Et cette gorge troublante que soutient une dentelle noire comme pour la soustraire au regard alors même que ses fruits étaient à portée du désir. Oui, pour moi, tu demeureras cette ardeur d’inscription à même le beau langage, cette subtile efflorescence que seule la littérature, le poème, la musique peuvent porter au-devant de nous avec la marque d’une fascination. Vois-tu, je crois que la vérité, la sincérité ne s’inscrivent jamais mieux que lorsque, retenues en soi, elles ne franchissent pas la frontière de notre peau. Et puis à quoi servirait après tant d’années mon signal pareil à un sémaphore perdu dans une mer de brouillard ? Ton image, je la punaise sur l’anonymat de mon mur et la confie au temps afin qu’il l’aménage selon son bon désir. Fût-il une reprise du mien !

 

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