Brève phénoménologie de l'affinité.
Photographie : source Tumblr.
Sur une page de
« Essentiel est l'accord avec soi-même, autrui et le monde.
Essentiels peuvent être, certains jours ou certaines heures,
une voix, un regard, un mot prononcé ou tu, un nuage qui passe,
la contemplation d'un coquillage ou d'une feuille,
un poème, un air de musique,
parce que précisément ce jour-là ou cette heure-là,
une coïncidence secrète naît entre ces choses simples et éphémères
et ce que nous savons être l'essentiel
mais ne se laisse point nommer. »
Anne Philipe - Spirale.
C'est avec infiniment de subtilité et l'évidence de sensations authentiques qu'Anne Philipe se livre à nous sur le mode de l'intime. Car parler du coquillage, de la musique, de la feuille, c'est parler de soi, de son rapport aux choses selon une inclination qui nous est propre. Du coquillage à nous, de nous au coquillage, un seul et même déploiement, une seule arche signifiante venant nous dire la beauté du monde, notre propre beauté car être Homme, Femme, n'est rien d'autre que ceci : affirmer sa présence esthétique parmi la multitude. Mais, ici, que l'on comprenne : "beauté", "esthétique" ne veulent nullement dire que nous portons sur les choses, autant que sur nous-mêmes, un jugement positif sinon complaisant. Le Beau est à replacer dans le contexte des Idéaux platoniciens. A savoir canaliser nos désirs - des choses, de l'Autre -, afin que, les sublimant, ces derniers se détachent des simples perceptions concrètes ou bien corporelles pour rejoindre cela même qui signifie bien au-delà des destins singuliers. Le particulier faisant place à l'universel. Éprouver le beau n'est pas seulement l'émergence d'une expérience sensorielle en direction d'une chose du monde, comme s'il ne s'agissait que d'une rencontre entre un Sujet observant et un Objet observé. Car, si la relation du Voyant et du Vu est faite avec suffisamment de pertinence, d'adhésion, de fusion même, le Beau ne demeure pas seul, comme en sustentation parmi les mailles de l'exister. Il se met à jouer le registre multiple et indissociable à l'intérieur même de la triade rassemblante du-Beau-du-Bien-du-Vrai.
La découverte du coquillage, un matin de brume claire, dans la conque pure du rocher alors que la lumière fait sa fête subtile et que le calme alentour isole l'événement des contingences ordinaires, cette découverte donc ne se résume pas à une simple émotion esthétique qui ferait du mince chapeau de nacre une beauté parmi les autres beautés du monde. Non, Ce Coquillage, sur lequel notre conscience s'est focalisée est le Seul Coquillage dont l'univers nous fait le don dans cet instant privilégié - le "Kairos" ou "moment propice" des anciens Grecs -, comme si cet événement était inscrit de toute éternité dans l'orbe des choses. Le "destin" du coquillage croisant le destin de l'Homme. Ce qui était isolé, à la manière de deux unités lexicales se trouvant dans le fourmillement du grand livre du monde, se configure, soudain, en confluence sémantique, l'Homme signifiant par la Chose rencontrée et, ainsi, dans un même mouvement de réciprocité. La distance qui les séparait et qui menaçait de demeurer un abîme, voilà que le hasard du colloque en fait une condensation de l'espace-temps, portant chacun à la dignité de signe distinctif au milieu du chaos apparent de l'existant. Si ce coquillage peut resplendir et combler notre perception, il se dirige, en même temps, vers l'idée du Bien et du Vrai. Mais ceci, le peut-il à l'aune d'une simple pétition de principe ou d'une assertion langagière qui, alors, ne serait que pure abstraction ? Non, c'est bien dans le réel le plus décisif que s'accomplit ce subtil phénomène.
Certaines "voix" qui s'adressent à vous; ce "regard" que vous croisez au hasard d'une rue; ce "mot" qui vous ravit sans que vous ne sachiez pourquoi; ce "silence" dans lequel vous entendez plus qu'une parole; ce "nuage" qui vous adresse son langage d'écume; ce "nautile" dont vous contemplez l'étonnante spirale; cette "feuille" morte dont l'architecture subtile vous fascine; ce "poème" saturnien dont le chant vous hante; cette "fugue" de Bach qui se loge au centre même de votre être, eh bien, tout ceci ne vous visite nullement avec l'indifférence de quelque hôte de passage. Il y a bien plus. Toutes ces choses du réel qui se sont annoncées à vous avec l'insistance d'une rencontre ont opéré, à votre insu, votre métamorphose. Alors que vous étiez un Voyeur passionné de son objet, inclus dans sa luxuriance soudain révélée, votre corps s'était comme absenté de vous et vous étiez, en quelque sorte, en état d'apesanteur, mais envahi, cependant, d'une généreuse plénitude. L'affinité avec la Chose était ce magnifique convertisseur ontologique par lequel, vous défaisant de vos habituelles attaches sensibles, vous parveniez à n'être plus qu'esprit fécondant, âme livrée à la pure intellection. Ce que le kairos affinitaire avait accompli en vous, c'était de vous faire sortir de la Caverne platonicienne, vous libérant de vos chaînes, vous distrayant de toutes ces formes fantomatiques et illusions auxquelles vos sens abusés s'étaient confié trop longtemps, abandonnant l'obscurité porteuse de mensonge et d'approximations pour surgir en pleine lumière, dans le Bien souverain du Soleil dispensateur de Vérité. De cette façon, tout le temps que durerait le prestige de ce qui se posait devant vous comme le pur apparitionnel, vous seriez devenu "Autre", premier saut en direction de cette mystérieuse altérité que l'on cherche toujours alentour de soi, alors même qu'elle est à découvrir et à expérimenter, toujours à partir de soi. Faute de cela, cette perception intra-subjective du réel, l'accès à de l'autre, du différent, de l'étranger demeure une simple abstraction.
Mais, ici, il est essentiel de sortir de cette rhétorique abstraite et de faire un saut dans le réel d'une expérience concrète, la seule à même de nous délivrer quelque chose de palpable, de dicible, même si cette expérience s'alimente directement à l'arche infinie de l'inapparent. Donc, ce qui suit, sous le titre de "Rocher maritime", est le bref récit d'une situation telle que je l'ai vécue, il y a bien des années de cela. Ceci apparaîtra comme une phénoménologie du lieu, ces fameux espaces par lesquels nous appartenons à la Terre en même temps que cette dernière ouvre en nous la vastitude d'un monde perçu, bien au-delà de ses esquisses habituelles.
Événement. Le rocher maritime.
Vers 1990. Printemps lumineux, ciel bleu, soleil. Je suis allongé tout en haut d'un rocher couvert d'une plate-forme d'herbe, face à l'immense étendue de la mer. Le Sentier du littoral, je l'aperçois faisant ses boucles parmi les roches sombres; les maisons sont loin et de la route je ne perçois guère qu'un écho atténué, genre de glissement sourd se confondant avec le bruissement de l'eau. Les goélands aux grandes voilures blanches font leurs cercles, criaillant, lâchant leurs gerbes de guano dont les rochers sont tapissés. Venu de la mer, un vent régulier souffle, mais dans l'atténuation, brise portant les embruns, l'odeur iodée des grands fonds. Exister, à ce moment-là, est un pur sentiment de bien-être, une impression de voguer entre ciel et terre, sensation que plus rien de fâcheux ne peut m'atteindre, que la joie simple est là, entièrement à portée de la main, dans l'écume flottant sur le corps dénudé, dans le silence seulement habité de quelques rumeurs rassurantes, alors que les remous de la foule, les complications de la ville, les tracasseries de tous ordres semblent une irréelle vapeur se dissolvant dans les brumes de l'horizon.
Alors la plénitude, je la sens en moi, déployer ses ramures dans la totalité de mon étendue de peau, je la sens couler dans mes artères, gonfler mes alvéoles. C'est comme d'être habité du souffle des flûtes andines, tout près des vigognes à l'aérienne toison, de glisser sur une barque de roseaux péruviennes sur le lac Uros, de marcher sur les hauts plateaux de l'Altiplano parcourus d'herbes souples, couleur de terre alors qu'en toile de fond se détachent les sommets enneigés puis le ciel, immense, sillonné de vagues de nuages blancs. C'est comme d'être un oiseau cinglant l'éther et plus rien n'existe que cet infini vol sans limites, cette exhalaison d'un souffle pur, aussi translucide que les icebergs bleus et blancs, cristallins, aussi rapide que le vent boréal dans son altière course. C'est comme, soudain, de ne plus avoir de corps et d'être soi-même liberté de liberté. Sublime évasion du monde alors que les choses entrent en moi comme j'entre dans les choses. Il n'y a plus de séparation, plus de ligne de partage des eaux, une seule et même amplitude qui confond l'exister dans une unique harmonie.
Bien évidemment, ces moments rares ne trouvent guère de mots pour se dire. Je suis sur une invisible ligne de crête, là où le regard porte au loin, manière de funambule flottant entre adret et ubac, entre ombre et lumière, également visité par les deux dans une espèce de simultanéité, de "synchronicité"(pour employer la rhétorique jungienne), l'événement singulier auquel je suis confronté instituant son propre sens, en-deçà et au-delà des traditionnelles catégories spatio-temporelles, comme si tout cela résultait de l'influence d'un "ordre supérieur", indéfinissable, déjà inclus dans une métaphysique, ouvert sur un sentiment d'appartenance à une exemplaire harmonie universelle, au seuil d'une fantastique cosmologie.
Ecrivant ceci, aujourd'hui, alors que les faits ne sont plus que de l'ordre d'une vague réminiscence, j'ai bien conscience de l'étrangeté que mes propos doivent présenter pour un lecteur extérieur à la perception de tels phénomènes. Mais il faut revenir à quelques concepts philosophiques afin d'inclure cette expérience dans une compréhension plus large que celle du simple phénomène vécu, lequel est toujours source d'étonnement, donc, par définition, inclinant vers une interrogation philosophique. Si le sentiment que je décris dans le "Rocher maritime" semble se situer hors du commun c'est bien en raison de l'intensité d'un vécu dont la tonalité ne peut, selon moi, se comparer qu'au "stade religieux" dont Kierkegaard élabore le concept dans son ouvrage "Ou bien … ou bien".
Maintenant, le moment est venu de préciser quelques lignes de force quant à ce fameux "stade religieux" auquel il est fait allusion. Dans la connotation kierkegaardienne, l'homme religieux est totalement tourné vers la présence de Dieu comme fin en soi. Cependant, cette idée de "religieux", pour ma part, je la replacerai dans son contexte d'apparition, à savoir avant que la religion ne s'en soit accaparée en lui attribuant cette incontournable liaison divine. On considérera les fondements étymologiques de ce terme qui le situent dans un registre moins contraignant, nullement relié à l'idée d'une foi ou de la soumission à un quelconque dogme, pas plus qu'à la mise en œuvre d'une mystique. Mais, afin de mieux connaître le sens premier du mot "religion", on se reportera à l'article le concernant dans Wikipédia, dont je donne une forme abrégée :
"L'étymologie « relire » [du mot "religion"] (relegere) initialement donnée par Cicéron a reçu de nombreuses interprétations. Cicéron donne son argument étymologique dans un jeu de mot, en faisant valoir que la religion est de l'ordre de l’intelligence, de la diligence et de l’élégance (distinction), au contraire de la superstition.
(…) Par rapport à la connaissance actuelle de la religion des Romains, il est aussi possible de prendre l'idée étymologique de « relecture » dans le sens rituel, le mot viendrait de la pratique de « relire » les rites effectués pour s'assurer que cela a été bien fait.
Benveniste envisage ainsi à partir de l'étymologie relegere une religion comme une démarche de recueillement. La « relecture » est en ce sens une manière de recueillir par les yeux et une attention méticuleuse à ce que l'on fait : " effectuer une tâche avec soin."
L'on aura compris, à la suite de ces précautions oratoires étymologiques, que le "stade religieux" tel que je le reprends à mon compte est totalement situé en dehors de la foi et d'une croyance en un dogme. Les seules homologies pouvant se percevoir entre l'expérience "païenne" d'une réalité surgissant comme événement et le moment selon lequel le Croyant se consacre à son dieu, peuvent se résumer à une inclination de "l'âme" - en tant que principe vital d'animation de l'existence -, telle qu'elle peut se rencontrer dans la méditation, la contemplation, la prière, le rituel (ces dernières attitudes pouvant tout aussi bien être pratiquées par le plus commun des athées qui se puisse concevoir). Dans ces moments où le vécu est affecté d'une qualité ontologique inhabituelle, semble se produire une dimension d'extra-temporalité aussi bien que d'extra-spatialité.
Ici, l'on voit bien que de la dimension initiale du mot "religieux", celle que je retiens est essentiellement une attitude de recueillement. C'est exactement dans cet état d'esprit que je me trouvais sur le "Rocher maritime", attentif à ce qui se passait en moi alors qu'aucune injonction divine ou appel à la prière ne se manifestait. Seulement une libre et entière disposition à l'ouverture du phénomène, à son déploiement, à la floraison multiple et heureuse du sens.
Coïncidences philosophiques. Si l'on en reste à cette définition non religieuse de l'expérience vécue, je pouvais considérer être entré dans ce "stade religieux" où s'était offert à moi, dans le plus insoupçonné étonnement, la possibilité de m'inscrire dans un saut qualitatif modifiant profondément le sentiment de ma présence à moi-même, la perception d'un temps métamorphosé faisant de l'instant un genre d'éternité, la conscience d'un espace agrandi aux frontières du cosmos, un amour simple pour tout ce qui environnait, le déboulé dans une joie sans entrave, tout ceci apparaissant comme l'antidote de l'angoisse fichée au creux de la destinée humaine.
Coïncidences littéraires. Décrire une telle expérience sans tomber dans l'excès, sans verser dans un facile lyrisme, sans entrouvrir la porte d'une certaine "mystique", tout ceci est de l'ordre de la gageure. Aussi, plutôt que disserter longuement, autant laisser la parole à un Ecrivain, JMG. Le Clézio dont la superbe écriture relate un événement similaire dans une courte nouvelle : "La montagne du dieu vivant", in "Mondo et autres histoires".
Résumé : "Jon ne fugue pas à proprement parler. Il part pour une petite excursion, qui va le mener plus loin qu'il ne le soupçonne : parti à la découverte du mont Reydarbarmur, il se rencontre lui-même en un double vivant, l'enfant-dieu de la montagne."
François Marotin - (Commentaires sur Mondo).
L'extrait : "Au sommet de la faille, il (Jon) se retourna. La grande vallée de lave et de mousse s'étendait à perte de vue, et le ciel était immense, roulant des nuages gris. Jon n'avait rien vu de plus beau. C'était comme si la terre était devenue lointaine et vide, sans hommes, sans bêtes, sans arbres, aussi grande et solitaire que l'océan. […] Il était seul au milieu du ciel. Autour de lui, maintenant, il n'y avait plus de terre, plus d'horizon, mais seulement l'air, la lumière, les nuages gris. […] La lumière gonflait la roche, gonflait le ciel, elle grandissait aussi dans son corps, elle vibrait dans son sang. La musique de la voix du vent emplissait ses oreilles, résonnait dans sa bouche. Jon ne pensait à rien, ne regardait rien. […] Jon était heureux d'être arrivé ici, près des nuages. Il aimait leur pays, si haut, si loin des vallées et des routes des hommes. […] Lentement, il glissait au-dessus de la terre, car il était devenu semblable à un nuage, léger et qui changeait de forme. Il était une fumée grise, une vapeur, qui s'accrochait aux rochers et déposait ses gouttes fines. […] Par son regard, il sentit qu'il s'échappait peu à peu de lui-même. […] son corps s'engourdissait lentement […] Tous les bruits naissaient, venaient, s'éloignaient, revenaient encore, et cela faisait une musique qui emportait au loin. […] Tous les bruits emportaient Jon, son corps flottait au-dessus de la dalle de lave, glissait comme sur un radeau de mousse, tournait dans d'invisibles remous, tandis que dans le ciel, à la limite du jour et de la nuit, les étoiles brillaient de leur éclat fixe."
Voilà donc cette manière d'événement que l'on peut comparer à une "extase" au sens étymologique, du grec "ékstasis" signifiant "transport" ; "Ravissement d’esprit qui, par une contemplation intense, transporte un être hors de la vie des sens." (Wictionary).
Cette perception d'une nature particulière pourrait également être abordée selon l'expérience du "sentiment océanique" , cette "notion de psychologie et de spiritualité inventée par Romain Rolland qui se rapporte à l'impression ou à la volonté de se ressentir en unité avec l'univers (ou avec ce qui est « plus grand que soi ») parfois hors de toute croyance religieuse." (Wikipédia).
Voilà ce qui peut surgir de sa propre rencontre avec le monde lorsque tout se met à rayonner avec harmonie autour de soi. Sans doute faut-il avoir une certaine disposition d'âme, manifester une inclination à la poésie, une libre attirance pour l'ouverture à la métaphysique, un attrait pour la méditation intellective, mais ceci peut visiter tout un chacun à condition qu'il consente seulement à faire l'inventaire de ses affinités avec ce qui, apparaissant, ne le fait qu'à être porté au sublime. Sans doute en de bien rares instants. Mais c'est cette même rareté qui accorde l'être que nous sommes à cette amplitude du monde toujours libre qui porte sa propre vérité dans l'accomplissement du Simple.