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25 juin 2020 4 25 /06 /juin /2020 08:12
Dans l’énigme de soi.

Œuvre sur papier.

Barbara Kroll.

« Toute descente en soi - tout regard vers l’intérieur - est en même temps ascension - assomption -regard vers la véritable réalité extérieure.

Le dépouillement de soi-même est la source de tout abaissement, aussi bien que la base de toute ascension véritable. Le premier pas est un regard vers l’intérieur, une contemplation exclusive de notre propre moi. Mais celui qui s’en tient là reste à mi-chemin. Le second pas doit être un regard efficace vers l’extérieur, une observation active, autonome, persévérante, du monde extérieur ».

Novalis.

Cette jeune femme, à mi-chemin de l’exister, encore reliée à son innocence adolescente alors que, déjà, elle s’interroge sur la borne de sa vie, ne laisse de nous interroger. Et pourquoi le fait-elle ? Eh bien parce que son attitude générale est celle du « Penseur » de Rodin. Elle en a la lourdeur de pierre, l’inclinaison inquiète de la tête, la lassitude d’être qu’évoque le bras soutenant le menton. Comme si une cruelle destinée s’annonçait aussi bien depuis un passé révolu mais encore d’un futur projeté à la troublante perspective. Sans doute sa représentation est-elle plus ouverte, plus lumineuse que la sculpture initialement nommée « Le Poète ». Cependant l’intention demeure la même, celle de rendre visible une préoccupation coalescente à la condition humaine, laquelle est toujours une situation intermédiaire entre deux temps : celui de l’origine, celui de la chute. Oublier cela, cette constante tension entre deux pôles, revient tout simplement à oublier l’homme, sa position de ciron dans le grand univers, le fait qu’il s’inscrit à la face des choses en tant qu’éminemment mortel. De ce constant tiraillement entre deux aimantations opposées naît un incoercible sentiment d’incomplétude. Toujours quelque chose manque au puzzle de l’exister que l’on demande au plaisir, à la rencontre, à l’activité, à l’amour de combler. Seulement tous ces essais, fussent-ils heureux, porteurs de plénitude, ne comblent pas à eux seuls la question de l’absence, de la parcellisation dans laquelle s’inscrit notre cheminement. Eternelle dialectique du manque et du désir dont l’empreinte ride les visages, torture les âmes, dont le mouvement de flux et de reflux laisse toujours l’être entre deux eaux comme si jamais ne pouvait s’instaurer le nécessaire équilibre, être donnée cette harmonie dont chacun est en quête.

Inquiète - nommons-là provisoirement ainsi - est en énigme d’elle-même. En recherche. En questionnement. Au bord de l’abîme. Non à l’intérieur car s’il s’agissait de cela nous ne l’apercevrions même pas. Etonnante figuration qui la rend transparente à elle-même alors qu’elle est diaphane aux autres. Vision d’irréalité semblable à la brume sur le lac d’automne. Brume : pas encore la goutte d’eau, la pluie mais le souvenir d’une nébulosité initiale qui l’annonçait, l’entourait d’un halo de visibilité. Etat intermédiaire de l’être situé entre l’orbe flou de l’imaginaire et le factuel concret, le bloc de platine qui nous assure de sa forme en même temps que de sa pérennité. Cependant nul n’est de platine. La beauté de cette représentation, moins esthétique qu’ontologique, repose sur ceci qu’elle nous échappe constamment, située à la limite des limbes dont elle provient. Comme si, figure déjà peinte, coloriée, elle menaçait à tout moment de retourner à l’état d’esquisse, de simple gribouillis. Donc d’une à peine élévation du rien initial. Nous sommes suspendus à la pluie d’ombre des cheveux, à la lueur d’ivoire de la chair, aux nervures presque illisibles de la silhouette, manière de tremblement, de vertige, de profération inaudible, nous sommes arrêtés à la chute des jambes, au repliement de l’une dans le mystère d’une coulure de bitume. Regardant, non seulement nous sommes privés d’un vis-à-vis clairement postulé, mais identiquement, nous nous dessaisissons de nous-mêmes. Ceci en raison de la prégnance de toute figure humaine qui entraîne dans son sillage toute forme homologue.

Mais, maintenant, il nous faut changer d’approche. Inquiète que nous visitions à l’aune de notre propre regard, à savoir d’une vue extérieure au sujet, il faut lui rendre la parole et l’écouter proférer les mots par lesquels elle veut se rendre perceptible. Inquiète nous dit ceci :

Si peu apparente au monde, c’est sur le mode du songe que je me présente à vous. Que pourriez-vous saisir de moi que je ne puis appréhender moi-même ? Je suis tel l’iceberg qui flotte dans les eaux boréales. De moi vous ne connaissez que la partie libre qui, au-dessus des eaux, laisse paraître sa forteresse de cristal. Certes je suis cette imbrication de pics et d’arêtes, cette symphonie de bulles, ces corridors que vous apercevez où l’eau affleure comme si elle voulait manifester quelque vérité. Mais c’est en moi que je dois descendre afin qu’éclairée de l’intérieur, je puisse, un jour, voir au-delà de ma forme les autres formes qui habitent l’univers et me regardent, me constituent, prononcent mon nom, celui que je porterai sur la scène du monde. Il me faut d’abord consentir à m’abaisser, à me replier sur mon germe initial de façon à ce que, aussi proche que possible de cela qui me constitua en un temps déjà lointain, je puisse témoigner. A l’intérieur de mes propres frontières en premier lieu. Ensuite face à tous ceux qui croiseront ma route et feront, en un certain sens, partie de moi-même tout comme ils m’appréhenderont en tant que partie intégrante de leur propre devenir. « S’abaisser » ne fait nullement signe vers une faillite du raisonnement, une fuite de la morale, un délaissement de quelque valeur fondatrice de l’humain. Ceci veut simplement dire s’étrécir à une taille infinitésimale, la seule qui puisse garantir une analyse adéquate de ce que je suis en mon for intérieur. Prendre connaissance du moindre mouvement, du plus infime métabolisme, de la sensation à l’état pur, du sentiment lorsqu’il est en bouton, de l’amour si inapparent qu’à côté le vol de la libellule est un événement d’amplitude, une signification élevée dans l’ordre des apparitions. Se recueillir en soi jusqu’au stade ultime de la germination. Méditer longuement. Contempler tout ce qui vient à l’encontre. En faire l’occasion d’un projet, d’une compréhension, d’une résolution de correspondre à son essence. Seulement par-là s’origine celle que je pourrai être dans la complexité des choses, près du nuage de coton, de l’eau frissonnante, du ciel à la courbure infinie, de l’amant qui fera de moi celle que j’ai à être, cette liberté d’apparaître et de faire résonner ma voix sur toutes les avenues de la Terre.

Le travail est intérieur, d’abord uniquement intérieur. Nos yeux sont si distraits de notre esquisse intime dès que nous nous mettons en chemin vers le multiple, le brillant, le polyphonique. Il faut apprendre à écouter, sentir, regarder, parler. Oui, parler, la plus belle mission dont l’homme soit porteur. Nous sommes langage, lexique, mot perdu dans l’immense Babel qui résonne, partout, de milliers de dialectes, de milliers de signes qui nous disent notre être et la façon d’exister parmi les multitudes d’alphabets, de palimpsestes, de livres et de cartes, de gravures et de dessins. C’est de la contemplation attentive de tout cela qui croise en moi et ne demande qu’à figurer hors de moi dont je dois faire mon levain afin que la pâte gonflant, un jour, le transcendant s’élève de l’immanence sourde. Le transcendant : l’amitié, la rencontre, la beauté, la rigueur de la pensée, la vertu, le don de soi, la reconnaissance de l’altérité, l’objet mis en forme par l’artisan, l’œuvre d’art qui brille au firmament et féconde les yeux des hommes en y semant les grains uniques et irremplaçables de la beauté.

Ce que nous disons à Inquiète, ceci : Oui, la vue en soi est originaire et agit comme propédeutique d’une connaissance plus complète, plus aboutie. Partir de la goutte pour arriver à la rivière, au fleuve, au delta, à l’océan immense étendu jusqu’à la limite de la vision. C’est toujours de ce mouvement dont la conscience de l’homme est tissée. Le flux de soi précédant le flux de l’autre, du différent qui est complémentaire et accomplit dans le futur le geste commencé jadis dans le luxe d’un espoir infini. Inimitable processus de création qui creuse ses fondations dans les nervures mêmes des individus. Le monde ne nous est nullement donné de prime abord et une fois pour toutes. C’est de notre propre entente avec lui dont il s’agit de faire l’expérience. Patiente, minutieuse, fidèle, ouverte au déploiement de ce qui est. D’abord observer la chenille, son poudroiement vert et jaune, la multitude de poils qui hérissent son corps, puis son lent glissement vers la chrysalide que le cocon protège à la manière d’un secret, puis l’éclosion à nulle autre pareille, le surgissement de l’imago, l’efflorescence du sublime papillon dans la clarté du jour. Butinage incessant, prodigieux qui, par le biais de cet étonnement, la métamorphose, parvient à sa forme signifiante que complète et accomplit le « Silène » ou bien la « Belle-Dame » participant au grand œuvre de la Nature. Nous ne savons si le panthéisme a lieu d’être, s’il existe un Dieu immanent à toute chose ou bien s’il est transcendant par essence à tout ce qui vit et se meut sur le cercle de la planète. Ici il n’est question ni de foi, ni de dogme, ni d’un savoir supérieur qui s’imposerait de lui-même comme apodicticité. Il est simplement question de s’enivrer du nectar de la vie et de le rendre disponible, accessible à tous ceux qui veulent en sentir l’ambroisie, en éprouver l’ivresse jusqu’au vertige. Oui, au vertige, car Inquiète, vous le savez bien, votre figure si floue, évanescente en atteste, vivre c’est marcher sur la corde infiniment tendue du funambule, exister c’est en distiller ce merveilleux tremblement sans lequel il n’est ni conquête, ni avancée, ni ouverture de la conscience mais un confondant pas de deux avec ce nihilisme qui obscurcit la vue et reconduit le corps, l’esprit, l’âme dans les mailles de l’illisibilité. Or, Inquiète nous voulons lire. Tous les livres. Nous voulons nous enivrer de la sublime liqueur jusqu’à ce que mort s’ensuive.

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